Les femmes et les hommes ont-ils la liberté de s’aimer à leur gré dans l’Inde d’aujourd’hui ? Cinéaste et scénariste indien, devenu célèbre à la faveur du succès mondial de son premier film, « The Lunchbox » en 2013, Ritesh Batra revient, avec « Le Photographe », aux sources de son inspiration, Bombay sa ville natale, après plusieurs années de travail aux Etats-Unis (« Nos âmes la nuit », 2017, « A l’heure des souvenirs », 2018). En mettant en scène la rencontre hasardeuse entre un photographe de rue d’origine modeste et une étudiante issue de la bourgeoisie traditionnelle, le réalisateur imagine une comédie romantique, toute en nuances, délicate et drôle, à rebours des mélos musicaux chers à Bollywood. A mi-chemin entre la chronique sociale réaliste et la fable poétique, Ritesh Batra accompagne ses deux héros doux et déterminés dans leur désir partagé de dépasser le séparatisme social et culturel encore prégnant en Inde.
Clichés fortuits, rencontre fondatrice
A Bombay, non loin d’un embarcadère, en un lieu fourmillant de touristes, Rafi (Nawazuddin Siddiqui), photographe de rue, propose à Miloni (Sanya Malhotra), jeune fille réservée, de la photographier. Timide, l’étudiante finit par accepter avant de s’éloigner très vite sans payer les clichés réalisés. Désarçonné par cette disparition soudaine, notre homme reste visiblement troublé par la pudeur et le charme de ce modèle improvisé.
Venu de son village pour gagner sa vie et rembourser les dettes de sa famille, encore célibataire (comme plusieurs de ses compagnons d’infortune), il est vivement incité à se marier par une grand-mère énergique, attachée aux traditions.
De son côté, Miloni, issue d’une famille bourgeoise, habite toujours chez ses parents qui rêvent pour elle d’un bel avenir. Nous la voyons silencieuse et respectueuse du rituel familial pendant les repas, studieuse et concentrée sous la lampe devant ses livres (elle fait des études d’expert-comptable). Chaque soir, une domestique bienveillante lui apporte une boisson chaude, lui prodigue quelques conseils avant d’aller s’étendre par terre sur une couche dépliée dans un local attenant. Une présence chaleureuse comme s’il s’agissait de la seule personne à qui elle puisse parler sans crainte dans la maison.
Le hasard (‘grand artiste’) fait à nouveau se croiser le photographe et son modèle occasionnel. Tous deux ont plaisir à cheminer ensemble, puis à se fixer des rendez-vous réguliers dans des cafés ou des parcs ou à se déplacer à bord de bus et de taxis dans l’immense capitale indienne filmée de telle façon que son surpeuplement s’efface au profit des deux héros occupant l’espace. Un rapprochement qui permet une supercherie sans conséquence apparente. Lorsque la grand-mère de Rafi annonce sa visite à Bombay, Miloni accepte de jouer la petite amie devant l’aïeul au franc-parler exubérant. Face à l’objectif d’un autre photographe, la grand-mère demande à son petit-fils de mettre la main sur l’épaule de la jeune femme et à cette dernière de sourire, matérialisant ainsi, à la faveur d’un instantané photographique, l’évolution en cours de la complicité affective et sensible qui se développe au fil des échanges.
Barrières sociales, normes sexuelles, transgressions secrètes
Rafi, d’origine villageoise, de religion musulmane, habitant dans un baraquement en bois, vit chichement de sa pratique de la photographie de rue et conserve précieusement (cachés entre les draps) des clichés de la belle Miloni. Tous les deux connaissent, sans le formuler, tout ce qui, dans l’Inde d’aujourd’hui, les sépare : les différences sociales, culturelles, religieuses, voire leur couleur de peau.
Nous voyons Miloni, pour sa part, manifester à sa manière (polie et ferme) son refus de se soumettre au souhait de ses parents en matière de mariage. Incitée à accepter un rendez-vous avec un supposé ‘beau parti’ (un brillant garçon de bonne famille, bardé de diplômes), elle expose avec enthousiasme son amour de la vie à la campagne à un prétendant lui vantant les charmes des voyages lointains et des installations dans les grandes métropoles.
Dans un autre registre, empreint d’une violence sourde et inquiétante, à l’exigence pressante d’un homme bien mis au look arrogant descendu de son véhicule pour forcer de la voix et du geste la jeune femme à l’accompagner (il paraît bien la connaître), elle se fige sur le trottoir, mutique, le visage fermé. Non loin de là, un taxi stationné, Rafi en descendant, elle franchit le pas et le rejoint. Et la promeneuse, un temps solitaire dans une rue de Bombay et sous la menace (si courante dans la réalité) de la violence et de la domination masculine, va doucement vers celui qui lui manifeste respect, attention et bienveillance.
Loin du mariage arrangé ou de l’agression sexuelle, un climat de douceur et de curiosité réciproque s’installe peu à peu entre les deux complices sans que soit ouvertement formulée la question du désir. Lors d’une visite dans le logement rustique de Rafi, Miloni découvre les photos conservées par le garçon et les replace dans leur cachette avant le retour du photographe préparant des boissons à partager. Une découverte émouvante qu’elle garde pour elle dans le secret de son cœur.
Fable poétique, horizon utopique
Plus que les portraits croisés d’un homme et d’une femme confrontés aux contradictions et aux archaïsmes de l’Inde d’aujourd’hui, « Le Photographe » esquisse en pointillés, par touches discrètes teintées de drôlerie, les contours d’une attirance affective et d’une ouverture à l’autre, au-delà des codes sociaux et des normes sexuelles en vigueur.
A partir d’une chronique sociale ancrée dans une réalité faite d’a priori et de préjugés, Ritesh Batra fabrique une fable moderne à l’atmosphère de rêve, laquelle restitue l’évolution des affects (doux, bienveillants, positifs) et la progression souterraine d’une attirance mutuelle qui ne dit pas son nom. Le cinéaste nous abandonne dans le hall vieillot d’une salle de cinéma d’où Miloni vient de s’échapper. Cette dernière, au bord des larmes, explique à Rafi qui l’a rejointe avoir quitté la séance car elle n’appréciait pas le film projeté (sans doute un mélodrame bollywoodien, dont nous n’avons vu aucune image). Ce dernier croit alors la rassurer en lui affirmant que la vie ne se passe pas comme dans les films. Quel est le sens de ces paroles de consolation ? Que vont devenir les deux ‘amis de cœur’ ?
A nous d’imaginer comment ‘les personnages vont se réinventer et porter un nouveau regard sur leur vie’ selon le vœu du cinéaste. A un moment d’intimité dans le récit, Miloni confie à Rafi sa nostalgie d’un soda de son enfance –le Campa cola-, une variété de la boisson américaine, la seule alors disponible en Inde. Un souvenir que Rafi s’efforce de faire revivre en retrouvant l’entreprise (fermée, en runes) qui en produisait et en persuadant le vieux propriétaire de l’usine de fabriquer à nouveau le soda d’alors dans le flacon d’origine. Et le cadeau unique ainsi offert par le modeste héros chevaleresque à celle qu’il aime sans doute en secret nous revient en mémoire comme l’horizon utopique de cette fable moderne sans conclusion apparente.
Samra Bonvoisin
« Le Photographe », film de Ritesh Batra-sortie le 22 janvier 2020
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