Par cet aphorisme nous voulons interroger les engouements actuels autour des espaces et architectures scolaires, leur pertinence et essayer de comprendre en quoi le numérique peut participer de cette réflexion. C’est aussi l’ambition proposée par le projet du ministère appelé Archiclasse. La première phrase de présentation est éloquente : « La transformation de l’architecture scolaire est rendue nécessaire par les pédagogies appuyées sur les outils et services numériques. « . Comment analyser cette proposition plus largement surtout au moment où les collectivités s’interrogent et lancent des projets (Académie de Lyon, de Caen etc.…) de nouveaux bâtiments dits expérimentaux. Hors de France la question est aussi posée comme on peut le constater au Québec autour des écoles primaires entre autres.
Maurice Mazalto a depuis longtemps posé la question des espaces scolaires en lien avec le bien-être des élèves et la réussite éducative comme on peut le constater avec ses publications qui depuis 2002 témoignent de ses réflexions et propositions. Depuis ce thème semble être devenu à la mode. Entre tiers lieux, aménagement des espaces scolaires, architectures scolaires, learning center etc.… tout indique une montée progressive de cette question des espaces et de l’effet qu’ils ont sur ce que les humains qui les peuplent en fond. Bien avant le monde scolaire, le monde du travail s’est interrogé sur la manière d’agencer les lieux pour favoriser le travail comme en témoignent les « open space » ou encore les bureaux partagés et autres formes de répartition des locaux.
Le monde scolaire est aujourd’hui en réflexion sur ce sujet et l’on voit surgir des projets de lycées ou collèges dits innovants et numériques qui seraient précurseurs de nouvelles manières de penser les espaces pour apprendre. Pas vraiment nouvelle cette réflexion a été souvent supplantée par l’urgence des années 60 de la massification et ces fameux CES Pailleron de sinistre mémoire. Dans les milieux qui en avaient les moyens on a vu apparaître des espaces qui permettaient, à l’instar des établissements jésuites des années 50-60 de développer « l’intégralité de la personne ». Espaces de sport, de spectacle, de détente, de réunion et autres salles polyvalentes sont venus enrichir les fameuses salles de classe, salle de cours, pivot de toute l’organisation scolaire et universitaire. Pivot car emblématique de la conception d’une forme de transmission essentiellement magistro-centrée : le maître parle (estrade, bureau) les élèves écoutent et prennent des notes ou font des exercices qu’ils amènent à l’enseignant, assis à son bureau, une fois terminés (souvenir d’enfance…).
Deux évolutions conjointes vont converger pour interroger le modèle de la salle de cours : la pédagogie active, l’information communication d’autre part. Saluons ici les mouvements du début du XXè siècle, dont Célestin Freinet fut, en France, l’emblème le plus connu. Pour aller dans le sens de la « pédagogie Freinet », il faut s’affranchir de l’organisation traditionnelle de la salle de classe. Aussi c’est dans l’enseignement primaire que ce sont effectuées les plus importantes transformations. Même si encore aujourd’hui la salle dite en autobus est encore très présente, elle est de plus en plus « modulée », à défaut d’être modularisée (espaces architecturaux contraignants). A côté des pédagogies dites actives (il faudrait une longue explication pour bien en faire comprendre le sens) il y a l’arrivée des moyens d’information et de communication. Par exemple, montrer un film aux élèves, au début des années 1980 suppose une logistique suffisamment complexe (salle, réservation, projecteur, écran) pour rester aux marges de l’école quand ce n’est pas carrément en dehors (école ou collège au cinéma, les enfants se déplaçant dans des salles de cinéma). Montrer un film en 2020 nécessite d’autres moyens bien différents sur le plan technique mais surtout peut se faire directement dans la salle de classe soit en collectif (vidéo projection) soit en individuel (EIM).
Ce qui est en train de questionner l’espace-temps scolaire c’est la remise en cause de la rigidité de la salle de classe et de l’établissement des années antérieures du fait de nouvelles pratiques sociales en particulier par rapport à l’information communication. Avant Internet, il aurait fallu avoir une bibliothèque à la maison pour concurrencer l’enseignement. La démocratisation de l’accès au livre a permis la mise en place des CDI de 1960 à 1974, année de leur « officialisation ». Déjà à cette époque une réflexion sur ce « tiers lieu » avait amené à une transformation de l’espace documentaire dans l’établissement. La généralisation des CDI puis des BCD a consacré le lien entre une technologie, le livre, et un mode d’accès, le CDI. En 2000, la généralisation d’Internet et du web est en cours. En 2010 ce sont les smartphones et autres Equipements Individuels Mobiles qui se généralisent. Après le CDI, il devient important de réfléchir aux locaux et à la manière de les gérer. La réflexion menée sur les Learning Center (cf. celui de Lausanne à l’EPFL) dans les années 2000 – 2010 va essaimer. Dans mon livre, « Comment le numérique transforme les lieux de savoirs » (FYP 2012), j’ai évoqué cette question qui interroge les usages des technologies numériques dans des lieux conçus pour le livre.
Malheureusement les effets de mode et leur médiatisation sont à l’origine de malentendus et de projets « superficiels ». Fort heureusement des chercheurs ont pris la balle au bond (en particulier Laurent Jeannin) et des publications sont apparues comme celle de l’IFE (voir lien en bas de l’article) : « Les Nouveaux Espaces d’Apprentissage ». L’effet roulettes sous les chaises et les tables est en fait une prolongation d’expérimentations architecturales antérieures sur la place des humains dans les espaces et ce qu’ils en font. La sociologie de l’architecture a, depuis longtemps abordé la question de ce que les habitants font des locaux qu’on leur met à disposition. Ils ont mis en évidence la question de l’appropriation des espaces. Dans le monde scolaire, les contraintes ont été longtemps d’une autre nature et les évolutions lentes à se définir. Toutefois il ne faut pas croire à la recette miracle. Certes la lumière, le son, l’espace, les flux… sont des données à prendre en compte, mais il y a aussi l’humain et sa manière de faire corps avec son environnement. Les roulettes c’est pour faire ça : je choisis l’agencement physique de l’espace de transmission en fonction du mode pédagogique et didactique choisi. Les aménagements des salles dites « dédiées » est un premier indicateur pour réfléchir, mais il faut l’élargir à tous les enseignements, toutes les formations.
Pour l’instant, on voit surtout de belles salles peuplées de sièges et de tables mobiles, de murs sur lesquels on peut écrire, des coussins confortables, des écrans numériques et des vidéo projecteur. Cela fait bien sur les documents publicitaires. Encore faut-il conduire la réflexion pédagogique qui doit aller avec… et là il y a encore du travail, même avec le numérique qui lui aussi n’est pas sans contraintes, même mobile….
Bruno Devauchelle