Les violences sexuelles font l’actualité de façon récurrente : l’Ecole s’y confronte-t-elle suffisamment ? peut-on même aborder de l’intérieur des programmes la question essentielle du consentement ? C’est l’enjeu d’une passionnante séquence menée en 2nde par Mathieu Billière, professeur de lettres au lycée Duhamel du Monceau à Pithiviers. Point de départ : un poème d’André Chénier que des normaliennes préparant l’agrégation ont interrogé comme récit de viol. Au fil des séances : confrontation de textes de « spécialistes », vifs débats, construction de compétences variées, réflexions sur ce que signifient consentir, argumenter, interpréter. Pédagogie critique de la littérature, pédagogie littéraire de l’esprit critique, le travail mené éclaire les finalités du collectif Lettres vives auquel participe Mathieu Billière : il redonne aux programmes de français un bel enjeu citoyen…
Qu’est ce que « l’affaire André Chénier » qui a été l’objet de ce travail ?
On pourrait dire qu’il s’agit juste d’une querelle d’interprétation du poème « L’Oaristys » entre de jeunes normaliennes lyonnaises qui préparent l’agrégation et un groupe de professeurs de littérature qui remettent les choses au point en les mettant en perspective. Sauf que l’enjeu est de savoir si ce que raconte ce texte relève ou non du viol. Or quand on sait que, selon le ministère de l’intérieur lui-même, en 2017 environ 1 million de femmes ont été confrontées au moins une fois à une situation de harcèlement sexuel au travail ou dans les espaces publics, que chaque année en France, 225 000 femmes sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles au sein du couple et 93 000 femmes déclarent avoir été victimes de viol ou tentative de viol, enfin que dans 90 % des cas, la victime connaît son agresseur, on se dit il y a fort à parier que parmi les agrégatives cette année-là, un nombre non négligeable pouvaient éprouver une sorte de rappel d’un trauma à la lecture de ce texte.
C’est sans doute pour rappeler cela et dire aussi que la lecture d’un texte ne relève jamais uniquement d’un pur exercice de spéculation intellectuelle que les agrégatives ont choisi d’exprimer leur malaise par une lettre ouverte aux jurys d’agrégation. A partir de là, la querelle a pris la forme d’une série d’échanges à distance, publiés en grande partie sur deux sites liés à l’université : Transitions d’un côté et Malaises dans la lecture de l’autre. Pour mon travail en seconde, j’ai aussi utilisé un texte de François-Ronan Dubois paru sur le site Contagions en août 2019, qui dépasse l’opposition entre érudition et réception sensible au moment où la querelle gagne l’espace médiatique.
Je dois préciser que pour moi, il n’y a jamais eu d’ambiguïté : l’histoire racontée dans ce poème m’apparaît comme un viol.
Comment en vient-on à oser en français en seconde une telle séquence sur le harcèlement ?
Il y a quelques années, en classe de première, j’animais une séance autour du héros romantique et comme je parlais de la vague de suicide qui a suivi la publication des Souffrances du jeune Werther, une élève est soudain sortie du cours, en larmes. Une de ses camarades, après avoir cherché mon approbation du regard, l’a immédiatement rejointe. Cette scène s’est répétée plus tard, avec la même élève, alors que nous lisions l’extrait du début de la deuxième partie de Bel-Ami, quand Duroy « entreprend » Madeleine Forestier dans le train de Rouen et qu’on peut interpréter comme un viol. A l’époque, cette situation m’a vraiment frappé, pour ne pas dire plus. Je ne trouvais pas normal qu’une de mes élèves se sente suffisamment mal à l’aise dans ma classe pour devoir en sortir, même si je n’y étais pour rien a priori. Mais pour rien au monde je n’aurais renoncé à l’idée de montrer que les textes permettent aussi d’aborder des questions douloureuses en mettant des mots dessus. C’est à ce moment-là que je suis tombé sur le trigger warning, cette pratique américaine qui consiste à prévenir, en début de cours, que le contenu de celui-ci peut réveiller des traumas et à autoriser les étudiant•e•s à sortir, à condition qu’ils ou elles rattrapent le cours ensuite. Le trigger warning est sujet de débats, parfois houleux, aux États-Unis, mais ma position est assez arrêtée à ce sujet : je suis de ceux qui pensent que c’est un outil formidable pour me permettre d’aborder des questions difficiles avec les élèves sans les agresser.
D’autre part je réfléchissais depuis plusieurs mois à une idée de travail en coanimation avec des professeurs du tertiaire qui lierait le droit et la littérature. Il s’agissait de faire lire aux élèves de série technologique tertiaire, qui font du droit, des ouvrages de fiction et de leur demander d’en proposer une interprétation juridique. La parution des nouveaux programmes a un peu torpillé ce projet, à cause du programme contraint d’œuvres, mais ma réflexion sur le sujet n’a pas disparu.
Voilà où j’en étais au moment où « l’affaire » a commencé à devenir publique, je réfléchissais pour ma part au moyen d’entrer en matière, en seconde, avec les nouveaux programmes. Ce n’était pas simple.
Dès lors comment avez-vous intégré cette séquence aux programmes de français en seconde ?
Les nouveaux programmes du lycée prévoient, pour la classe de seconde, un objet d’étude intitulé : « La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle ». Le corpus doit être « un groupement de textes autour d’un débat d’idées, du XIXe au XXIe siècle (…) par exemple sur les questions éthiques, sociales ou sur les questions esthétiques liées à la modernité ». Or il m’a semblé, en lisant les différents textes autour du poème de Chénier et de l’agrégation, que ce sujet pouvait correspondre à la consigne tout en les touchant directement.
Les élèves de lycée ne sont pas à l’abri, loin de là, des situations ambiguës en matière de sexualité et il me semble que tout le débat porte précisément sur la question de la formulation du consentement ou du non consentement dans le poème de Chénier. Cette notion de consentement, qui est au cœur même de la querelle autour de « L’Oaristys », est précisément, en matière de viol, une notion juridique. J’ai donc fait le pari que ce sujet permettrait aux élèves de seconde d’aborder la question de l’interprétation et de ses enjeux sans la réduire au seul exercice de spéculation littéraire.
La séquence a bien entendu commencé par la découverte du poème de Chénier : comment avez-vous orchestré cette lecture ?
J’ai pratiqué à fond ce que le Collectif ‘Didactique pour enseigner’ appelle la réticence, j’ai tout gardé pour moi : je leur ai distribué le texte lors du premier cours de l’année avec pour consigne de le lire pour la séance suivante et de répondre à la question : « Est-ce que quelque chose vous choque dans ce texte ? », et c’est tout. Cela m’a permis de leur présenter le carnet de lecture, de montrer son intérêt, son utilité, en expliquant que ce carnet ne serait jamais évalué, qu’ils pouvaient y mettre ce qu’ils voulaient, même, surtout, ce qui leur paraissait faux ou stupide ou débile, selon les expressions qu’ils utilisent trop souvent à mon goût au moment d’émettre une idée. Je voulais en quelque sorte qu’il devienne l’espace du droit à l’erreur (au sens plein du terme).
Lors de la séance suivante, je leur explique comment on va recueillir leurs propositions. Je m’inspire de la pratique du Quoi de neuf ? Un élève prend les tours de parole, un autre vérifie le temps (ici 15’) et pour la première, c’est moi qui, au tableau, tient le secrétariat.
Quelles ont été les réactions des élèves sur le poème de Chénier ?
Tous ceux qui ont pris la parole, et ils étaient nombreux, ont parlé d’un viol ou d’une agression sexuelle. A l’exception d’une élève qui m’a surpris en m’expliquant que ce qui la choquait, c’est la confusion des genres entre poème et dialogue théâtral. Sa remarque a surpris tout le monde – elle la première -, elle avait l’air d’arriver comme un cheveu sur la soupe. Mais je l’ai accueillie car elle me permettrait ensuite d’aborder la question du genre, de la forme dramatique et de la forme narrative, de la présence ou de l’absence d’un narrateur comme instance de validation du récit, etc. Du coup, j’en ai profité pour parler avec la classe de la question de la prise de notes, en expliquant qu’on pouvait utiliser un coin de feuille ou le carnet de lecture pour ne pas perdre une idée qui vient comme ça, même si elle a l’air complètement hors-sujet.
Évidemment, la première chose que j’ai demandée aux élèves, c’est d’expliquer pourquoi ils interprétaient (ou pas) ce texte comme le récit d’un viol. Pour ça, nous avons posé quelques bases de l’interprétation : poser une question à un texte, aller chercher des réponses dans le texte puis rendre compte de cette recherche en schématisant cette démarche sous la forme d’un triangle, celui de l’interprétation, dont les sommets sont: la notion (ou connaitre), la vérification dans le texte (ou s’informer), la mise en rapport de la notion et de ce qui a été trouvé dans le texte (ou raisonner) pour parvenir à conclure sur une réponse ferme., on en reparlera. Comme ça, ils ne parlaient pas dans le vide, ils avaient une opinion sur le poème qu’ils allaient pouvoir confronter aux autres, dans la classe et dans les textes.
Le retour en lui-même a pris la forme d’un débat interprétatif, la question est la suivante : peut-on parler, à propos du poème « L’oaristys » d’André Chénier, d’un récit de viol ? Dans un premier temps, les élèves doivent développer seuls quelques arguments à partir de leur lecture. Dans un deuxième temps, ils se rassemblent par petits groupes et mettent en commun leurs arguments. Chaque groupe doit nommer un délégué, qui a aussi en charge l’animation de la discussion du groupe. Ensuite, chaque délégué avance devant la classe les arguments développés, dans un sens comme dans l’autre, les arguments sont notés sur l’ordinateur dans un tableau en trois colonnes : une viol, un non viol et une troisième vide. Le document ainsi créé sera distribué sous forme polycopiée à la séance suivante.
Quelles autres activités avez vous menées pour enrichir la réflexion des élèves ?
Tout de suite, il a fallu leur expliquer que le sujet de la séquence n’était pas le poème de Chénier mais les textes de la querelle. Donc on a commencé par lire le texte dans lequel le collectif d’agrégatives rend compte de son interprétation du poème de Chénier. J’ai demandé aux élèves de surligner dans le texte les arguments qu’ils avaient déjà proposés. Je dois dire que le niveau de concentration à ce moment était spectaculaire, j’ai vécu ce qui arrive parfois quand les élèves sont vraiment plongés dans leur activité : la moindre de mes interventions provoque une forme d’agacement d’élèves que je dérange dans leur travail. Une fois le relevé terminé, nous avons rapidement mis en commun puis nous avons mis en évidence, dans le texte, le schéma argumentatif, en répondant aux questions que j’utilise habituellement pour cela : quelle thèse est défendue ? à quelle thèse s’oppose-t-elle ? quels arguments sont utilisés ? comment ces arguments sont-ils étayés ? Cela m’a permis de leur faire noter le schéma argumentatif le plus courant, en arbre avec thèse/arguments/exemples.
Ensuite, les différents textes du corpus ont été distribués au fur et à mesure. Les élèves avaient dans leur classeur le tableau à trois colonnes qu’ils remplissaient au fur et à mesure de la lecture des textes. Pour aider à cela, j’ai découpé dans les textes les parties qui ressemblaient le plus directement à des commentaires de texte.
Par exemple, pour celui de Marc Hersant je leur demande de le confronter à celui des agrégatives en reprenant la structure du tableau fait en séance 1, ceci afin de mettre en évidence la façon dont un texte a provoqué, comme en réplique, l’écriture de l’autre. D’autre part, j’ai demandé aux élèves de repérer dans le texte de Marc Hersant ce qui relevait des quatre questions du schéma argumentatif. Les élèves ont remarqué que les arguments étaient moins solidement étayés, que leur force venait de leur caractère péremptoire (« il n’y a viol que si », « signe incontestable d’acquiescement », ou la formule « non seulement…mais que, reprise du bien connu non solum…sed etiam… latin) que dans le premier texte. Je me suis appuyé sur ces deux activités pour expliquer ce qu’est un discours pamphlétaire, construit pour prendre une position ferme dans une querelle. La suite des études de textes est à l’avenant.
Le texte de François-Ronan Dubois a été particulièrement travaillé car il permettait, par la mise en perspective qu’il propose autour de l’histoire de la notion de viol au XVIIIe siècle, du rapport de réécriture entre le poème de Chénier et la source de Théocrite, etc. de remplir abondamment la troisième colonne du tableau. Je les ai initiés à la contraction de texte pour mettre en évidence le statut de proposition dialectique que devait avoir ce texte dans ma séquence.
Durant cette séquence, vous avez en particulier pratiqué le « caucus » : de quoi s’agit-il ?
Pour marquer une étape du travail, nous avons effectivement pratiqué ce que j’ai appelé un caucus (on parle aussi de débat mouvant). En début de séance, je demande aux élèves de prendre une position personnelle : soit adhésion à la thèse des agrégatifves, soit opposition, soit sans avis tranché. Je partage alors la salle en trois secteurs, que les élèves rejoignent selon la position choisie, puis je demande à ceux qui ont pris position, dans un sens ou dans l’autre, de prendre 10’ pour préparer une explication de cette position. Ceux du milieu (les indécis) doivent quant à eux essayer de formuler de possibles questions à poser à l’un ou l’autre camp.
L’exercice est le suivant : un maître de la parole est nommé, puis ceux qui ont choisi une position demandent à être inscrit sur leur tour de parole. Le maître de la parole veille à ce que les deux positions puissent s’exprimer alternativement. Les indécis n’ont la parole que pour des questions. Mais surtout, au fur et à mesure du caucus, les élèves peuvent changer de place : s’ils ont été convaincus par un des camps, ils le rejoignent et gagnent alors le droit de défendre leur position. Ils peuvent aussi passer d’un camp à l’autre quand ils le souhaitent ou rejoindre la partie des indécis. Un maître du temps est désigné, ici le caucus a duré 20 ‘. Le principe est qu’à la fin du caucus, on fait un dernier mouvement, et on sait alors quelle thèse a obtenu la majorité. Le résultat a été étonnant, au début, il n’y avait que quatre élèves pour dire qu’ils pensaient qu’il ne s’agissait pas d’un viol, pas mal d’indécis et un gros groupe d’élèves convaincus qu’il s’agissait d’un viol. A la fin, la classe était divisée en deux parties quasi égales ! A la fin de cette séance, j’ai proposé aux élèves de réfléchir à ce qui s’était passé, plusieurs hypothèses ont émergé, mais la plus forte était celle-ci : la position minoritaire contraint ceux qui la tiennent à une certaine inventivité, ce qui fait qu’ils avaient particulièrement bien préparé leur argumentation, en se référant au texte de Marc Hersant, mais aussi en préparant des réponses aux arguments qu’on pourrait leur opposer, de là leur force de conviction. Ils ont découvert qu’il ne suffisait pas d’être brillant orateur pour avoir raison.
En quoi un tel travail vous semble-t-il avoir armé les élèves sur le plan argumentatif ?
D’abord, ils ont pratiqué tout de suite les différentes composantes des exercices du bac, séparément les unes des autres : recherche et composition d’un corpus d’exemples, analyse de ceux-ci, interprétation d’ensemble, définition des notions, démarches analytique et dialectique, prise de parole argumentée à l’oral sur un texte. Ils ont aussi abordé et pratiqué les parties essentielles du discours argumentatif : thème, thèse, argument, exemple, à l’écrit et à l’oral. Ils ont commencé, je crois, à acquérir ce qu’un IPR a défini devant mes collègues et moi-même comme la « compétence disserter ».
Mais une autre compétence vraiment intéressante est liée à l’idée d’interprétation. Les élèves ont été placés en situation de devoir choisir, c’est-à-dire que, lors du caucus par exemple, même l’absence de choix devait pouvoir être justifiée. Je leur ai présenté ce que j’appelle le triangle herméneutique, dont j’ai trouvé l’idée dans un texte que je ne retrouve pas hélas (si quelqu’un peut me donner une piste?) et qui transposait en didactique cet outil trouvé dans Ricoeur. Ils devaient, chaque fois, « photographier » le texte (y trouver des données précises), analyser cette photographie, puis à partir de là proposer une interprétation. Les situations les forçaient à s’engager.
Nous avons aussi été confrontés à la notion de genre : les textes d’ordres didactiques, pamphlétaires, le genre, tout nouveau, de la saynète tel qu’il est pratiqué par le mouvement Transitions, avec leurs enjeux, leurs forces, leurs limites. La notion de querelle a aussi été travaillée, afin de montrer aux élèves qu’une connaissance n’émerge pas ex nihilo mais qu’elle est le fruit d’une série d’échanges, qu’elle est discutée, affinée, sans arrêt remise à l’épreuve. Pour cela, nous avons découpé les différents textes et redistribuer les fragments pour composer un seul dialogue. L’évaluation finale consistait en un travail équivalent (avec la même question du viol) sur le tableau de Fragonard Le Verrou, projeté au tableau pendant le devoir, avec la date. Tous les élèves n’ont pas tout réussi, mais tous ont pratiqué ce triangle, à ma grande joie.
En quoi un tel travail vous semble t il avoir transformé les représentations des élèves : sur le poème de Chénier ? sur la question du consentement en général ?
Je dois dire qu’à ce sujet, depuis la publication de l’article sur Lettres Vives, j’ai reçu des retours vraiment riches. Une question en particulier est sortie plusieurs fois et me titille encore : n’était-ce pas dangereux de laisser des élèves fabriquer une argumentation qui finisse par justifier le viol ? A la réflexion, je crois que la réponse à cette question ne peut être que didactique ou pédagogique : à quel moment dois-je intervenir pour empêcher le débat de dériver, autrement dit, où placer le curseur entre réticence et expression ? Je tiens ces notions de l’ouvrage Didactique pour enseigner, paru en 2019 aux Presses Universitaires de Rennes, et que je suis en train de lire doucement. Je dois le citer : « On manifeste de la réticence lorsqu’on tait/cache ce que l’on sait. On peut aussi montrer/exprimer ce que l’on sait […] La relation didactique est le lieu d’un jeu entre réticence et expression. » En pratique, après coup, je me suis rendu compte que j’avais déplacé cette dialectique de ce que je sais à ce que je pense. J’étais très réticent, alors que plusieurs fois les élèves me l’ont demandé, à donner mon opinion sur la question. Je voulais avant tout qu’ils s’en forgent une, sans pouvoir se réfugier dans l’avis de l’autorité, celle-là même que je leur avais appris à discuter avec le texte de Marc Hersant. je ne me vois définitivement pas leur expliquer ce qu’ils doivent penser.
En revanche, il ne fallait pas qu’ils soient autorisés à dire n’importe quoi : que le viol n’est pas si grave, qu’en fait la question ne se posait pas, etc. Selon ce que m’avait dit un de mes professeurs quand j’étais étudiant : « On peut tout dire d’un texte, sauf ce que ce texte interdit. » Or il est clair pour moi que le texte de Chénier interdit, a minima, de ne pas se poser la question. La solution, comme je l’ai dit, a été didactique : elle passait par le triangle interprétatif.
La première chose a été de réfléchir à la notion, c’est à dire à la définition du viol, en passant par le droit. Deux points essentiels sont sortis : la différence juridique entre viol et agression sexuelle et la notion de consentement. J’ai abordé avec eux à ce moment la question des enjeux de l’interprétation : par exemple, s’ils décident de qualifier le geste de Daphnis comme agression sexuelle, ils l’envoient au tribunal correctionnel (5 ans de prison max), alors que s’ils estiment qu’il y eu pénétration, et que donc on peut parler de viol, ils envoient Daphnis au pénal, et sa peine pourrait être bien plus lourde. La première séance a donné lieu à l’application du triangle : les élèves ont répondu à la question du viol en se demandant si ce qui était raconté correspondait ou non à la définition juridique. Il n’y a pas eu d’ambiguïté lors de cette séance.
Ensuite, le travail a consisté à vérifier si cette démarche était appliquée par l’ensemble des auteurs du corpus. En fait, ils ont compris que la réponse n’était jamais blanche ou noire mais plutôt en dominante : le texte de Marc Hersant et plus encore celui d’Hélène Merlin-Kajmann étaient très dominés par la partie raisonner, celui des agrégatives sérieusement charpenté par la partie s’informer, celui de François-Ronan Dubois par la partie connaître. La surprise est venue, pour les élèves, du constat que les professeurs établis, surtout Hélène Merlin-Kajmann, utilisaient peu la phase connaître, tandis qu’à l’inverse, des gens moins établis utilisaient davantage la rigoureuse démarche du triangle. De là la mise en évidence de ce paradoxe : plus on a intégré le dispositif académique, moins on a besoin d’une démarche académique pour convaincre, le principe même, en fait, de l’argument d’autorité. Cette découverte a été vertigineuse pour certains élèves.
Votre travail montre qu’il est possible de donner à l’enseignement du français un enjeu autre que « la littérature pour la littérature » : les nouveaux programmes de français au lycée vous semblent-ils aller suffisamment en ce sens ? Pourquoi cet enjeu citoyen vous paraît-il important ?
Depuis la journée AFEF/Lettres Vives sur les programmes du lycée, ma position sur cette question est publique, et je suis à l’aise pour en parler. Je suis convaincu que ces programmes proposent une vision rétrograde, poussiéreuse de la discipline que j’enseigne, donc, tout en militant pour que ces programmes soient changés radicalement le plus rapidement possible, je suis à la recherche de toutes les pistes possibles pour les subvertir, je ne suis pas le seul, déjà en novembre 2018 une table ronde, organisée par Questions de classe(s), à laquelle j’avais eu le bonheur de participer aux côtés de Laurence de Cock, Paul Devin et Irène Pereira était arrivée à la même conclusion.
Il m’a semblé qu’un des moyens de subvertir des programmes aussi tournés vers une conception patrimoniale de la littérature, centrée effectivement sur elle-même, était de montrer à quel point les textes dont il était question, comme celui de Chénier (on peut difficilement faire plus patrimonial) secouaient des questions graves, actuelles, parfois dures et quoi qu’il en soit susceptibles d’être remuées et investies par les élèves. Il est vrai que le programme de seconde, plus libre dans le choix des œuvres et des « parcours » rend cette approche plus simple. Après cette séquence, j’ai commencé à lire avec eux la pièce de George Sand, Gabriel, pour travailler la notion de genre, au double sens des gender studies et des genres théâtraux, et m’interroger avec eux pour savoir si George Sand a eu besoin, ou non, de subvertir le genre même du drame romantique pour mettre en scène un personnage au genre mal identifié. Tout ce travail est bien sûr inspiré des propositions de la pédagogie critique, que je découvre peu à peu en lisant à la fois Paulo Freire et ses « importateurs » en France : Irène Pereira d’un côté, les gens des GPAS de Bretagne, comme Guillaume Sabin, d’un autre, et peut-être d’autres que je ne connais pas encore.
D’autre part, les élèves m’ont demandé ce que j’en pensais, à quoi j’ai répondu que, pour ma part, j’étais assez convaincu par l’article de François-Ronan Dubois, mais aussi que je m’interrogeais sur les raisons de la violente offensive contre l’idée que Chénier puisse parler de viol, alors qu’à mon sens, s’il est un endroit où l’on peut avoir suffisamment de distance pour parler de choses insupportables, c’est bien la littérature, et que c’était une des raisons qui m’avaient poussé à devenir professeur de lettres. De ce point de vue j’étais heureux que les élèves comprennent que ma position ne comptait pas plus que la leur, il me semble que la conscientisation par l’acquisition d’une série de pratiques, en particulier celles qui consistent à nommer les choses : nommer le viol si l’on voit le viol, même dans un texte entouré d’une aura académique, nommer ses doutes si l’on a des doutes, aller chercher des définitions pour nourrir sa réflexion et proposer, au bout du compte, une interprétation solide qui n’hésite pas à se mettre en danger.
J’espère enfin avoir donné aux élèves les moyens d’identifier, dans des situations ambiguës, au moins leur ambiguïté, et si demain une jeune fille ou un jeune homme qui vivrait une de ces situations se rappelait cette séquence et pourrait ainsi mettre des mots sur son malaise, et combattre ainsi le phénomène de sidération, cette arme terrible dont se servent si bien les agresseurs, j’aurais déjà le sentiment d’avoir servi à quelque chose. Comme le dit une collègue, la « bonne » littérature, ce n’est pas celle qui me fait dire : « que c’est beau », c’est celle qui me fait dire, en lisant ou en me remémorant un texte : « C’est ça », même si en fait, les deux vont probablement de pair.
Vous participez activement au collectif Lettres vives : qu’est-ce que ce collectif ?
Le Collectif Lettres Vives est né le 1er mai 2018, c’est-à-dire au moment où ont commencé à se multiplier les interventions autoritaristes de M. Blanquer à propos de l’enseignement du français (les cahiers oranges de « recommandations » pour l’école, la déclaration à l’assemblée « Il y a une seule langue française, une seule grammaire, une seule République », la reprise en main du CSP, les premiers signes de la réforme des programmes, etc.). Des professeurs des écoles, des professeurs de français du secondaire, des maîtresses de conférence, ont éprouvé le besoin de se rassembler en collectif pour inventer, représenter puis défendre une autre conception de notre matière. Cet engagement s’est exprimé dans un manifeste, disponible en deux versions (courte et longue) sur notre site et renforcé par une déclaration que nous avons faite à l’occasion de notre premier anniversaire, disponible elle aussi sur notre site.
C’est un collectif qui se veut engagé et même militant, au sens le plus politique du terme. Dans une perspective plus large, il s’inscrit contre le mouvement qu’on peut essayer de dater un peu arbitrairement de la parution, le 4 mars 2000 dans Le Monde, de l’article intitulé « C’est la littérature qu’on assassine Rue de Grenelle ». Ce mouvement défend une conception patrimonialiste de l’enseignement des lettres, presque tautologique : il faut étudier les grands auteurs parce que ce sont de grands auteurs. Cette composition du canon a quelque chose de similaire à ce que des historiennes ont identifié comme le roman national en histoire. C’est ce mouvement qui a abouti, selon nous, à la rédaction des nouveaux programmes de Français au lycée. Nous prenons clairement position, dans le champ politique et disciplinaire, contre ce mouvement et nous entendons représenter cette position. Nous pensons que des textes comme Britannicus, les Contes de Madame d’Aulnoy, Les Misérables ou Consuelo, Tout-Monde, etc. sont des œuvres dont la radicalité est effacée par l’exercice d’admiration, forme laïque de la sacralisation « républicaine ». Nous envisageons les lettres comme un art vivant, nous souhaitons que nos élèves entretiennent avec la littérature, y compris la plus contemporaine, avec la langue, y compris la moins normée, un rapport de complicité malicieuse, briser le halo inquiétant qui entoure les textes ou l’orthographe quand ils deviennent des outils de distinction.
Dans nos textes et nos discussions, nous insistons donc sur la nécessité pour notre discipline de prendre place, par ses contenus et par ses pratiques, dans une école à visée émancipatrice pour les élèves et qui participe à une remise en cause des rapports de domination à l’œuvre dans notre système scolaire, par la sélection, l’évaluation permanente et normative, etc. Une des choses qui nous rassemblent, c’est la fatigue qui est la nôtre devant les éternels discours de dévalorisation sur le « niveau qui baisse », les « crétins » – digitaux ou non, que nous serions en train de fabriquer, etc. Nous revendiquons, de façon parfaitement explicite, notre conviction que nos élèves peuvent être formidables, que nous avons de vrais moments de bonheur en cours, etc. Nous avons aussi la conviction que notre enseignement, doit être infléchi – et réfléchi – dans ce même sens.
Concrètement, le collectif, c’est un site, un compte Twitter et une présence la plus large possible dans les rencontres de pédagogie. C’est aussi une série de liens, avec l’AFEF par exemple, avec laquelle nous avons organisé la journée « Que faire avec les nouveaux programmes du lycée ? » en novembre dernier, avec Aggiornamento Histoire-Géo, qui était un peu notre modèle au départ, avec le collectif Questions de classe(s) et sa revue N’Autre école, avec des organisations syndicales, etc.
Enfin le collectif est porté par une conviction : les pratiques de classe, la réflexion didactique et le travail de recherche sur la littérature ne peuvent pas fonctionner autrement qu’ensemble, c’est pourquoi nos travaux, nos rencontres, par exemple en 2019 avec Maria Candea et Laelia Veron autour de leur livre Le Français est à nous, sont systématiquement interdegrés, de l’élémentaire au supérieur, des gens qui ne relèvent absolument pas de l’Education Nationale ou du privé sous contrat y apportent des éléments de réflexion porteurs.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le site du Collectif Lettres vives
La journée AFEF – Lettres vives dans Le Café pédagogique
La lettre des agrégatif.ves au jury d’agrégation
Le poème d’André Chénier vu par Hélène Martin-Kajman
Sur le site Malaises dans la lecture
Article de François-Ronan Dubois paru sur le site Contagions