Manque de mixité sociale, ségrégation, discriminations scolaires… Autant de termes qui hier encore, faisaient l’objet de politiques et qui, aujourd’hui, ont pratiquement disparu de la rhétorique officielle. Pourtant, les études montrent que ces problèmes sont au coeur du fonctionnement très inégalitaire de l’école française et qu’ils nourrissent un fort sentiment d’injustice chez les populations qui les vivent, dans les quartiers populaires et certaines régions délaissées. Dans un ouvrage récent (1), « Regards croisés sur la socialisation », Choukri Ben Ayed, professeur de sociologie à l’université de Limoges, revient, dans un article fouillé, sur la mobilisation du « collectif des parents d’élèves du Petit Bard », un quartier populaire de Montpellier. Des mères, essentiellement, qui s’étaient élevées contre la ségrégation et les discriminations scolaires. Le chercheur analyse les avancées qu’ont permis leur combat, les limites et les résistances rencontrées.
Q – Le collectif du Petit Bard n’a finalement pas gagné grand-chose après ses années de lutte et malgré la couverture médiatique dont il a bénéficié. Où sont les blocages ?
R – En effet, les réponses aux revendications portées pour l’heure ne sont pas encore à la hauteur des espérances, notamment le volet resectorisation (des écoles et collèges, afin de permettre davantage de mixité, ndlr) tant attendu. Cependant, le tableau n’est pas si sombre. Depuis la rédaction du chapitre, des rencontres au ministère de l’Éducation nationale, un travail de collaboration avec le rectorat, des groupes de travail se mettent en place, certes à un rythme lent et pas nécessairement en faisant appel à des ressources qui pourraient être utiles pour accompagner ces transformations (chercheurs, appui ministériel, etc.).
Paradoxalement, c’est davantage sur le terrain de la politique de la ville que les avancées ont été les plus sensibles, avec l’obtention récente d’un poste d’adulte relais sur le quartier, ainsi qu’un local bientôt inauguré et des expérimentations d’actions concrètes (coéducation, prévention langage….). Ce qui caractérise cependant encore les institutions locales, c’est toujours cette inertie et la difficulté à reconnaître et se saisir de leur expertise citoyenne. Mais le combat du collectif grignote petit à petit du terrain, certes à un prix important : une mobilisation opiniâtre sur la durée et qui ne sombre jamais dans le désespoir, une détermination inébranlable.
Q – Les parents du Petit Bard s’élèvent contre le fait que dans le quartier, les élèves se retrouvent entre eux, quasiment tous d’origine maghrébine. Ils n’arrivent pas à obtenir cette mixité. Alors que l’on pourchasse « le communautarisme », n’est-ce pas paradoxal ?
R – C’est le hiatus que je développe dans le chapitre. Oui, l’institution, l’État a ceci de paradoxal : stigmatiser le communautarisme (il n’y en a pas au Petit Bard, je précise) tout en créant les conditions de l’accentuation des ségrégations urbaines et scolaires. L’État doit faire son examen de conscience sur ces injonctions paradoxales. Son problème principal est qu’il n’est pas en mesure d’entendre une parole venue « d’en bas ». Pour l’heure, je ne suis pas sûr qu’il ait réellement compris ce combat centré sur les valeurs républicaines. Comment comprendre que « ces » familles revendiquent cela ? Une certaine condescendance à l’égard des habitants des quartiers populaires, un certain paternalisme même, peut expliquer cela. Ce chapitre a pour fonction de rendre compte des pratiques et des représentations réelles, loin des clichés, du sensationnalisme habituel.
Q – Qu’a apporté cette mobilisation dans les formes de lutte au sein dans l’école ? Vous parlez de l’émergence d’une « expertise citoyenne » ?
R – Cette mobilisation porte haut et fort l’idée qu’on ne peut pas faire sans les citoyens de ces quartiers, je dis bien ces citoyens et citoyennes. Leur mobilisation est exemplaire dans le sens où elle est étayée : le collectif fait appel à des savoirs, consulte les chercheurs, les lois, lit des textes, etc. Nous sommes très loin de l’image de dépossession culturelle dans laquelle on confine ces populations. En effet, qui mieux que les habitants eux-mêmes pour rendre compte de leur situation et proposer des solutions concrètes ? C’est cela l’expertise citoyenne à Montpellier comme ailleurs.
Cela change donc radicalement la donne. Il ne s’agit plus de prendre ces parents pour objets des politiques publiques, mais de les considérer comme sujets, comme acteurs-experts. Cette logique déstabilise, mais il faudra faire avec car elle est non seulement le signe d’une émancipation mais aussi source de régénération des instances démocratiques. Les citoyens et citoyennes de ces quartiers populaires ne sont pas des dépossédés, ce sont des acteurs éclairés. Le rapport à l’école en est bouleversé, mais l’école est-elle prête à en prendre acte ?
Q – Vous évoquez un processus de « conscientisation politique » des parents du collectif du Petit Bard : pouvez-vous nous en dire plus ?
R – La conscientisation politique décrit le principe selon lequel les populations dites dominées prennent conscience des processus de leur domination. Pour le dire simplement, ces populations ne sont ainsi plus dupes des manquements de l’État, de ses approximations, de ses négligences. Les populations accèdent ainsi à un niveau de connaissance qui leur permet de dénoncer les logiques institutionnelles qui les confinent à un état de dominés, en exigeant par exemple le simple respect de la loi : le traitement égalitaire des élèves quelle que soit leur « origine », leur lieu de scolarisation, etc.
C’est ce qui s’opère au Petit Bard et qui essaime à présent dans toute la France, par le biais des États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires qui en sont à la troisième année avec l’édition récente de Stains. La non-participation des institutionnels, si ce n’est des chercheurs, à ces événements hors norme démontre qu’il n’est pas encore évident pour certains de prendre acte de cette conscientisation. Disons-le clairement : elle gêne. Nos institutions sont trop habituées à avoir le monopole de la bonne parole. Ce temps est à présent révolu.
Q – Dans un autre ouvrage (2), vous signez avec Etienne Butzbach un article sur la politique de mixité sociale mise en place dans plusieurs collèges à Toulouse, présentée comme un succès. Quels sont les ingrédients pour réussir ?
R – Ils sont multiples. Pour le cas de Toulouse, la réussite est liée avant tout à une très forte mobilisation des élus locaux, notamment départementaux. Elle est liée également à l’inscription de l’action dans le temps, en prenant soin d’associer toutes les parties prenantes, sans dogme préalable. Elle est liée également à des investissements forts : la réduction des inégalités ne peut se faire à « coûts constants », c’est un leurre.
Cette politique fonctionne également parce qu’elle a su s’arroger les services de personnes extérieures au territoire, mais qui apportent de la ressource et de la régulation (je fais ici référence à la contribution du responsable du réseau mixité du CNESCO, Etienne Butzbach, et à ma plus modeste contribution de chercheur).
Enfin, ce territoire a su mettre un sens à la notion d’alliances éducatives avec tous les professionnels, les associations, les syndicats enseignants, l’Éducation nationale indispensable dans le dispositif. Il s’agit cependant d’un équilibre fragile, le soutien et l’accompagnement de l’Éducation nationale dans la durée étant toujours sujets à questionnements.. Le Ministère aurait beaucoup à apprendre de cette politique locale dans une perspective de reproductibilité.
Q – La mixité sociale et scolaire, les discriminations et les ségrégations scolaires, ont quasiment disparu des discours officiels sur l’école. Y aurait-il désormais une indifférence à ces sujets ?
R – C’est exact. Le ministère de Jean-Michel Blanquer en porte une lourde responsabilité, ne serait-ce qu’en terme de continuité de l’État. Comment peut-on imaginer qu’une politique aussi indispensable soit soumise aux fluctuations politiques partisanes ?
Il y a en effet indifférence à l’égard de ce sujet. Le ministère a d’autres préoccupations telles que la énième reformulation de la promotion individuelle ou encore d’une approche scientiste des affaires scolaires avec celle des neurosciences.
Sans rejeter totalement cette approche, elle ne saurait à elle seule traiter de tous les maux de l’école. Il y a aussi des logiques inégalitaires à traiter, une éducation prioritaire indispensable à ne pas démanteler, des logiques ségrégatives, si ce n’est discriminatoires. Ces deux derniers points ont été brandis naguère par force de circulaires, d’orientations ministérielles, comme des « priorités ». Certes, cela n’a jamais vraiment été le cas mais au moins, en termes d’intentions. Nous en sommes aujourd’hui très loin.
Q – Les expérimentations lancées sous le précédent quinquennat sur la mixité sociale dans les écoles ghettoïsées se poursuivent-elles aujourd’hui ?
R – Je n’ai jamais été adepte du terme « expérimentations ». Il s’agit tout simplement d’actions publiques territorialisées avec une grande hétérogénéité d’approches, mais néanmoins avec le point commun de tenter d’œuvrer à la réduction des ségrégations scolaires.
Toujours membre du comité scientifique qui suit ces actions, je peux témoigner d’un abandon de ce suivi par le ministère de l’Éducation nationale. Celui-ci est effectué avec des moyens dérisoires par la direction de l’évaluation et de la prospective dont la mission est d’évaluer, pas de construire des politiques publiques ! Son action se contente d’ailleurs d’évaluer alors même que le contenu de ces politiques locales appellerait un examen plus approfondi et surtout un accompagnement.
Q – Enfin, pouvez-nous présenter l’ouvrage dans lequel prend place ce chapitre sur le Petit Bard ?
R – Il s’agit d’un ouvrage original qui vise à rassembler des contributions autour du thème de la socialisation mais en prenant ses distances avec les cadres théoriques habituels de la sociologie. Il s’agit de partir de situations concrètes. L’ouvrage a aussi pour objectif de rassembler des contributions originales, je pense aux deux chapitres sur Montpellier, dont celui tout à fait inédit concernant un dispositif de parentalité précisément sur le quartier du Petit Bard (Najat Bentiri), ainsi qu’un autre chapitre tout autant inédit concernant la transplantation des mineurs de la Réunion en France hexagonale par Philippe Vitale et Gilles Gauvin. Ces différentes contributions se relient dans une forme de pratique sociologique construite avec les acteurs concernés, sans pervertir leurs points de vue, leur réflexivité, en s’inscrivant sur la durée, et en tentant de rendre compte de leurs souffrances (mais sans résignation) qui trouvent un point commun dans une certaine désinvolture de l’État.
Recueilli par Véronique Soulé
(1) Regards croisés sur la socialisation. Contextes, générations, ethnicisation, sous la direction de Choukri Ben Ayed et Francis Marchan, novembre 2019, Presses Universitaires de Limoges, 20 €
(2) Collectifs et collectivités à l’épreuve des enjeux éducatifs, ouvrage co dirigé par Choukri Ben Ayed et Maryan Lemoine, parution janvier 2020, Presses Universitaires de Limoges