L’écriture créative peut-elle aider des élèves « décrocheurs » à retisser du lien : entre eux-mêmes et l’Ecole ? entre l’Ecole et le monde ? Au sein du Lycée innovant Germaine Tillion du Bourget, le Microlycée 93 accueille chaque année cinquante jeunes, de 16 à 25 ans, qui reprennent leurs études en première ou terminale générales. Professeure de français, Nathalie Broux y a animé tout au long d’une année scolaire un atelier d’écriture. S’est ainsi peu à peu déployé un « journal intime collectif », qui photographie la vie de ces jeunes et témoigne de leur force de parole. Rassemblés et publiés, les textes des lycéens changent nos représentations sur le décrochage et interrogent notre regard sur la « normalité scolaire ». Une démarche susceptible d’inspirer au-delà d’un microlycée ?
Pouvez-vous nous expliquer ce qui fait la spécificité de votre établissement ?
Le Microlycée 93 est né à la Courneuve il y a dix ans. Il est aujourd’hui situé au sein du Lycée innovant Germaine Tillion du Bourget. Cet établissement public accueille cinquante jeunes, âgés de 16 à 25 ans, qui reprennent leurs études en Première ou Terminale générales. Les parcours de ces élèves sont tous très différents, mais ils ont cependant quelques points communs : ces jeunes ont la volonté de reprendre leur scolarité après une période de rupture de plusieurs mois, voire plusieurs années ; ils veulent obtenir le baccalauréat pour poursuivre ensuite des études supérieures ; enfin, ils ne seraient acceptés dans aucun autre établissement public. On les regroupe souvent sous le terme bien trop réducteur de « décrocheurs ».
Le Microlycée 93 était seulement le troisième du nom il y a dix ans. Il s’inscrit aujourd’hui dans la soixantaine de Structures de retour à l’école déployées sur tout le territoire, sous l’impulsion du Ministère. Il est membre de la Fédération des établissements scolaires publics innovants (FESPI).
Les enseignants y sont volontaires, et l’organisation du temps scolaire aménagée en fonction des objectifs pédagogiques et éducatifs : la diplomation bien sûr, mais aussi une rescolarisation qui passe par une démarche de réhabilitation de ces jeunes.
Vous y avez mis en place des ateliers d’écriture : pourquoi ?
Comme dans de nombreux établissements qui proposent une approche alternative à l’école traditionnelle, nous développons des projets qui permettent un détour pédagogique, notamment grâce à la création, artistique et littéraire. Chaque année, nous travaillons avec Denis Baronnet, l’auteur qui co-anime ces ateliers, à l’écriture d’un livre par les élèves. Ils ont ainsi rédigé, tour à tour, des nouvelles, une pièce de théâtre, des contes, un roman. A l’occasion des dix ans du Microlycée, il s’agissait d’oser un propos à la fois plus personnel, et plus politique.
Quel dispositif avez-vous mis en place pour cet atelier d’écriture ?
Chaque vendredi, entre 17 h et 18 heures, pendant toute l’année scolaire, avait lieu l’atelier d’écriture. Il était ouvert à tous les élèves, mais aussi aux anciens revenus pour l’occasion, ainsi qu’aux professeurs ou autres invités. Chaque séance commençait par la présentation de nos « visiteurs », puis par l’énoncé de l’incitation : une phrase, une expression, une accroche. Le principe de l’atelier cette année était de rédiger l’agenda collectif d’une année scolaire, qui est aussi une année sociale : la rentrée, le mouvement des gilets jaunes, les fêtes de Noël, les bonnes résolutions de janvier, l’incendie de Notre-Dame, etc. Chaque incitation était donc une accroche pour une écriture à la première personne, parfois adossée à l’actualité de la semaine, parfois plus éloignée.
A partir de cette « consigne », chacun écrivait pendant 20 à 30 minutes, en silence ou en musique, de manière spontanée. A la fin de chaque séance, les textes étaient lus à voix haute, à l’état brut. Ils étaient ensuite retranscrits sur ordinateur par Denis Baronnet et moi, sans corrections autres qu’orthographiques. Nous avons parfois pratiqué quelques coupes.
Quel est le but de cet « agenda collectif d’une année scolaire » ?
L’idée est que ce journal intime collectif, dans la multiplicité de ses voix, spontanées, sincères, sans retouches, forme une photographie de la vie de ces jeunes… quotidienne, banale, extraordinaire, en un mot : normale. L’intention est bien évidemment de contester le cliché selon lequel nos élèves seraient marginaux, au-dehors de l’école comme de la société. A rebours de ces stigmates, le livre les replace au cœur de nos vies à tous, et questionne plus largement l’idée de norme.
Quel regard portez-vous sur les textes produits par les élèves ?
Le pari de ce livre est de ne pas retravailler les textes. Le cadre ritualisé des séances d’écriture du vendredi soir a peu à peu permis, nous semble-t-il, de donner un filet de sécurité aux élèves, qui ont pu se livrer dans des textes parfois intimes, souvent bouleversants. Le fait de devoir lire le texte à voix haute en fin de séance a sans doute permis à chacun de poser ses propres limites lors du jaillissement du texte. Nous ne sommes pas dans l’écriture automatique, mais le rituel instauré a permis d’autoriser le geste créatif, sans trop d’entraves.
Les écrits sont parfois maladroits, mais le choix était de leur garder cette authenticité. Je me suis rendue compte, au fil des années, que le travail de réécriture dans les ateliers était trop souvent un exercice de normalisation. On réécrit, on corrige, mais on lisse aussi, selon des critères finalement assez convenus. J’aime le choix du diamant brut, comme le sont nombre de leurs textes.
La particularité de l’ouvrage est que les voix anonymes se mêlent. Il y a donc un travail de composition du recueil, que nous avons mené avec Denis Baronnet, et l’éditeur, Philippe Schweyer. Mais ce dernier n’a demandé aucune correction, n’a exercé aucune « censure » sur tel ou tel texte. Il me semble qu’ainsi l’on passe de l’intime à l’universel, du sourire à l’émotion, d’une plaisanterie potache sur le bac à un véritable poème sur la violence ou encore une réflexion profonde sur la peur.
Pourquoi et comment avez-vous franchi l’étape de la publication ?
L’objectif de la publication était majeur pour ce projet. En septembre 2018, lors de la première séance d’atelier, nous avons annoncé aux élèves que nous espérions trouver un éditeur, pour porter leurs voix dans le domaine public, montrer à quel point ils avaient une parole riche, et forte. Ils ont alors exprimé leur volonté de changer les représentations sociales sur le décrochage scolaire, et plus largement sur la notion d’échec… d’aller à l’encontre des stigmates dont ils sont l’objet. Nous avons commencé à travailler sans être sûrs que nous serions publiés. J’avais eu l’idée de ce titre ironique, provocateur, et c’est avec ce titre que j’ai d’abord approché des éditeurs de sciences sociales. Je voyais dans cet ouvrage assez inclassable un véritable projet sociologique. Le caractère totalement atypique, kaléidoscopique, de la forme du texte faisait barrage à une publication de ce type. Mais plusieurs éditeurs m’ont encouragée malgré tout, reconnaissant la qualité des premiers textes que je leur soumettais, fébrilement.
C’est en mars que j’ai pu annoncer aux élèves que nous avions trouvé un éditeur. Philippe Schweyer m’avait reçue à Mulhouse, chez Mediapop, et il ne posait aucune autre condition que de ne pas intégrer les textes des professeurs dans le recueil, qui ne l’intéressaient pas ! Une condition en forme de reconnaissance pour les élèves, à laquelle bien sûr nous nous sommes pliés immédiatement. Nous étions donc en train d’écrire un livre. Un « vrai » livre. Les séances d’atelier entre mars et juin n’en ont été que plus émouvantes.
En quoi l’écriture vous semble-t-elle une voie possible pour « raccrocher » les élèves à l’Ecole ?
Nous n’avons bien sûr rien inventé à ce propos. Freinet, comme d’autres pédagogues, ont su dire à quel point il était central que l’élève devienne auteur. L’écriture, comme la création artistique, sont au cœur du projet pédagogique du Microlycée, parce qu’elle lie l’intimité du vécu à la nécessité d’un travail d’écriture à la main. Cette articulation est difficile pour des élèves qui ont perdu toute confiance en leur intelligence : l’abandon de et par l’école a profondément entamé cette confiance. L’atelier d’écriture essaye de donner un espace d’expression aux élèves, moins formel que les copies du bac. Il les implique cependant dans une démarche réflexive, une exigence de formulation et de rigueur, qui les amènent souvent à mieux rédiger aussi leurs exercices formels. La grande majorité d’entre eux progresse, tout au long de l’année, grâce aux retours valorisants que leur apporte l’atelier.
La difficulté peut être précisément d’articuler l’écriture créative et l’écriture scolaire, souvent formatée : une réconciliation vous semble-t-elle possible et souhaitable ?
Vaste question ! J’enseigne une matière qui intéresse souvent les élèves, car la littérature offre des thèmes, des figures, des styles, qui peuvent les toucher très profondément. En cours, les élèves du Microlycée ont une curiosité, une maturité, qui leur permettent d’accéder à l’universalité des œuvres, classiques comme plus contemporaines. Mais j’enseigne aussi une matière qui est évaluée sévèrement à l’examen, à l’écrit notamment. Beaucoup travaillent toute l’année pour obtenir une note médiocre (la moyenne des copies de français au bac, quelle que soit la filière, est toujours entre 9 et 10/20) après quatre heures d’efforts intenses le jour de l’épreuve. Il y a de quoi être révolté, car leur compréhension et leur perception sensible des textes sont souvent remarquables. Et la nouvelle forme du bac de français ne va pas vers un assouplissement de ces normes scolaires, ni vers une valorisation de la créativité !
Sans doute les épreuves pourraient-elles mieux articuler une démarche d’appropriation à la rigueur des formats habituels, comme en arts plastiques par exemple, où l’on associe dissertation sur programme à un oral qui présente un dossier de productions personnelles. On peut toujours rêver… En attendant, l’atelier d’écriture propose un détour fructueux, un précieux suspens, pour les élèves, mais aussi pour les professeurs qui peuvent ainsi proposer une relation à la littérature plus personnelle, qui n’en est pas moins exigeante d’ailleurs.
Le recueil s’achève sur ces mots : « « J’aurais aimé avoir une vie normale. » Autant le laisser entre guillemets » ». A la lumière des textes écrits par vos lycéens, en quoi cet excipit vous semble-t-il éclairant ?
Ce dernier texte questionne la pertinence de cette expression et de ce désir : avoir une « vie normale ». La réflexion sur les guillemets permet de rappeler que cet adjectif, « normale », ne peut être qu’une citation qu’il faut tenir à distance. Cette expression est toujours celle des autres, parce qu’elle prescrit une conformité rassurante à tous ceux que l’on dit marginaux, atypiques… une formule, donc, qui ne peut être qu’empruntée… Je trouve, oui, que ces guillemets éclairent magnifiquement tout le recueil.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
« Des vies normales », par les élèves du Microlycée de Seine Saint-Denis. Médiapop Editions. ISBN 978-2-918932-88-8
Nathalie Broux dans Le Café pédagogique
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