Comment expliquer le score moyen des jeunes français en compréhension de textes dans Pisa 2018 ? Avec » La lecture, ça ne sert à rien « , Bénédicte Shawky-Milcent a montré comment on peut travailler la compréhension en s’appuyant sur le plaisir de lire et la personnalité des élèves. Elle revient sur les moyens de travailler le vocabulaire et la compréhension en classe.
Les méthodes que vous présentez dans La lecture ça ne sert à rien ! font largement appel à l’expérience et même l’émotion personnelles des élèves lecteurs. La lecture peut- elle encore émouvoir les élèves d’aujourd’hui ?
Oui bien sûr ! Et pourquoi ne le pourrait-elle pas ? Au moment où je vous parle, je me souviens de cet adolescent de seconde, qui avoue, dans son autobiographie de lecteur, comme s’il s’agissait d’une faiblesse, combien il a pleuré en lisant Nos étoiles contraires de J. Green. Ou d’autres encore : cette lycéenne, furieuse du choix final accompli par la princesse de Clèves, ce garçon bouleversé par le dénuement dans lequel meurt le père Goriot…Cette collégienne, révoltée par le sort subi par Denise dans Au bonheur des dames, rendue soudain attentive aux conditions de travail dans les grands magasins…Et de recopier les mots de Zola dans son carnet de lectrice : « c’était pour elle une misère noire, la misère en robe de soie »…
La question de l’implication affective du lecteur tient aujourd’hui une place importante dans la réflexion sur la lecture : parce qu’elle est au cœur du plaisir de lire, et favorise le dialogue personnel avec l’œuvre, ce contact singulier à partir duquel tous les savoirs savants peuvent prendre sens pour l’élève, et sa réflexion se déployer. « On n’adhère jamais », nous dit Julien Gracq à propos de la lecture, « que par l’agrippement de quelque chose en soi de plus intime et de plus obscur que l’intelligence (1) »…
Les évaluations nationales et internationales montrent que 20% des jeunes français ont des difficultés de compréhension en lecture. Comment par exemple enrichir leur vocabulaire ? comment travailler la compréhension des textes ?
Je ne suis pas spécialiste de l’apprentissage de la lecture, et me contenterai de dire que c’est le désir de comprendre un texte – au sens étymologique du terme, de le prendre avec soi – qui donne envie d’élucider et de s’approprier le lexique inconnu qu’il peut contenir. D’ailleurs, il n’y a pas d’abord la compréhension puis l’interprétation – le d’abord je comprends, puis j’interprète de certains manuels – toute compréhension littérale d’un texte est déjà ébauche d’interprétation.
C’est parce qu’un enfant ou un adolescent perçoit tout le bénéfice qu’il pourra tirer de la lecture de la littérature qu’il s’engagera dans cette activité. La chercheuse Agnès Perrin, spécialiste de l’apprentissage de la lecture, pour lequel elle a inventé une méthode, a notamment montré comment cet apprentissage pouvait être combiné à une découverte de la littérature (2) . Apprendre à un enfant à lire en prenant comme support des textes littéraires de qualité, permet de développer conjointement la maîtrise technique de la lecture, le goût pour la littérature, et la compréhension du fait littéraire.
Un jeune lecteur mis en appétit, qui découvre sous ses yeux des mots qui savent parler de lui, répondre à ses questions, à ses peurs, le faire rire ou rêver, et qui s’aventure dans la littérature acquiert une compréhension fine des textes et un vocabulaire qui l’aideront en retour à explorer d’autres univers dans une progression en spirale.
Faut-il faire écrire pour développer les compétences en lecture ? Et si oui quoi ?
Les écrits académiques qui existent déjà, comme le commentaire ou l’explication, invitent l’élève à déplier les significations du texte, à dévoiler son fonctionnement rhétorique, à le commenter par l’éclairage de savoirs historiques et littéraires : ces écrits permettent sans doute, dans une certaine mesure, de développer les compétences de lecture de celui que Michel Picard (3) appelle le « lectant », celui qui met à distance l’œuvre littéraire pour l’analyser. Mais cette œuvre court le risque de rester lettre morte dans la mémoire du jeune lecteur s’il n’a pas aussi l’opportunité de développer un dialogue plus personnel avec elle , de la prolonger, de la rêver, de la faire sienne en explorant la créativité qu’elle suscite en lui (4). Alors oui, on devient lecteur (5) en lisant, en écrivant…Mais aussi en mettant en voix les textes, en les reliant à d’autres formes artistiques comme le cinéma ou la peinture, avec d’autres disciplines…
Tout cela est-il encore possible avec les programmes du lycée actuels ?
Il me semble que l’Institution est dans son rôle quand elle rappelle l’importance de la langue et souligne « la liaison consubstantielle entre la langue et la littérature ». Choisit-elle la meilleure voie pour favoriser un compagnonnage intime avec elle ? Hum…on peut être réservé sur l’efficacité des leçons et exercices de grammaire au lycée, et se dire que c’est plus dans les écrits d’appropriation, également au programme, dans ce dialogue étroit entre lecture et écriture littéraires que les apprentis lecteurs et scripteurs perçoivent le mieux les ressorts de la langue, ses nuances et subtilités…
L’Institution est également dans son rôle quand elle réaffirme la mission de l’école de transmettre à tous les élèves des œuvres patrimoniales, des œuvres qui peuvent leur paraître de prime abord austères et difficiles, voire inaccessibles, mais qui d’une certaine manière font partie de leur héritage. On pourrait bien sûr discuter des avantages et des inconvénients d’un programme imposé…Il est quand même très regrettable qu’un adolescent puisse quitter le lycée sans avoir jamais entendu parler à l’école de Baudelaire, de Stendhal et de bien d’autres encore qui constituent des références communes. Plus qu’un « stock » de références, ce qu’il s’agit peut-être de développer davantage, c’est une familiarité avec la littérature complexe, qui permettra au bachelier de s’emparer de tous les livres dont il aurait envie…Car une culture vivante ne se résume pas à la connaissance d’une poignée de classiques…
Dans mes recherches, je me suis intéressée à ce que j’ai appelé la disponibilité au dépaysement : la capacité d’un lecteur à se décentrer de son univers pour accéder à des univers éloignés de son horizon d’attente. J’ai montré que les adolescents qui développaient le mieux cette disponibilité étaient ceux qui, d’une part, ont emmagasiné en eux de très fortes émotions de lecture pendant l’enfance ou l’adolescence, et qui, d’autre part, disposent des mots pour nommer la rencontre réussie ou moins réussie avec la littérature, avec l’altérité dérangeante qu’elle contient. Le chercheur allemand E. Schön (6), dans une enquête datant de 1993 auprès d’étudiants aimant beaucoup lire, a montré que ceux qui gardaient un bon souvenir de leurs lectures scolaires étaient ceux qui avaient pu s’identifier aux personnages des œuvres étudiées. Il me semble que c’est dans cette double voie qu’il faut s’engager si l’on veut transmettre une littérature patrimoniale (7) : en créant de très fortes expériences de lecture à son contact et en donnant la possibilité aux élèves d’exprimer ces expériences.
Cependant, la mise en œuvre concrète de cette réforme est très anxiogène, à juste titre, pour beaucoup d’enseignants, au point que nombre d’entre eux, si l’on en croit les témoignages, sentent faiblir le « feu sacré » qui les habitait jusqu’à présent. Pour un programme aussi ambitieux, le volume horaire est resté le même. Le fait d’être dépossédé d’une partie de sa liberté pédagogique, source de créativité didactique, est très mal vécu. Ajoutons que les nouvelles modalités des épreuves anticipées de français suscitent beaucoup d’inquiétude, tant en ce qui concerne leur préparation que leur évaluation. Et tout cela, dans les conditions difficiles que l’on connaît, pour une profession très fragilisée socialement…
Ce programme très lourd ne risque-t-il pas aussi de dégoûter les élèves de toutes les formes de lecture ?
Ah oui, c’est en effet un grand risque, souligné par nos collègues… Si notre objectif premier est bien de susciter le désir de lire à l’école et au-delà, de construire des pratiques épanouissantes de la lecture, il y a, tant du côté de la recherche en didactique de la littérature (8) que des pratiques enseignantes, des pistes qui permettent d’éviter cet écueil. On peut, notamment permettre à l’élève de connaître son identité de lecteur par le biais de son autobiographie ou de son autoportrait de lecteur : c’est l’occasion pour lui d’être reconnu par son enseignant dans ses pratiques de lecture juvéniles, de mesurer le chemin parcouru, de prendre confiance dans sa capacité à devenir un lecteur régulier…
L’inviter à se mettre à l’écoute de sa lecture afin d’engager un dialogue avec le texte, de manière directe ou indirecte : je renvoie aux très nombreuses expérimentations qui ont vu le jour au cours des dernières années, et dont le café pédagogique s’est fait l’écho.
Encourager le partage des lectures à l’école, la sociabilité créée par la littérature, et inviter les élèves à devenir eux-mêmes des passeurs auprès de leurs pairs… De riches expériences de ce type ont vu le jour, qui montrent la fierté et l’élan de curiosité qu’en retirent les élèves.
Favoriser tout à la fois l’actualisation des œuvres et leur contextualisation (9).
Permettre aux élèves de co-créer, de recréer leurs lectures comme les écrits d’appropriation encouragent à le faire.
Développer à l’école une réflexion sur la lecture, telle qu’elle existait dans les programmes de 2000 : qu’est-ce que lire ? Qu’est-ce qu’un lecteur heureux de l’être ? Le professeur-lecteur, qui donne l’exemple, n’est pas seulement cet amateur de classiques qui passerait sa vie dans des volumes de la Pléiade, qu’il dévorerait sans aucun effort. Il est aussi le lecteur du train, du bus ou de la plage, qui oscille entre des régimes et des univers littéraires divers, qui lit tantôt pour oublier, tantôt pour se trouver, selon la belle distinction de Jean Guéhenno, et qui parfois se trouve en oubliant. On peut d’ailleurs inviter les adolescents à réfléchir à l’habitus qui construit le lecteur cultivé : surligner, annoter, fréquenter une bibliothèque, utiliser des dictionnaires, écrire dans les marges, prendre son temps…et faire ressentir la gratification, le sentiment de dépassement de soi qu’apporte la fréquentation d’œuvres difficiles.
Et peut-être, explorer la créativité pédagogique des professeurs de français quand ils se mettent à l’écoute de leur relation personnelle à la littérature… L’observation de certaines démarches me conduit à former l’hypothèse – à démontrer- que tel ou tel dispositif pédagogique « marche bien » quand l’enseignant prend appui, discrètement mais sûrement, sur le lien intime qu’il a noué avec ce texte précis : un intérêt, l’attachement à un personnage, une résistance surmontée, une émotion, etc.
Or, pour explorer les pistes ci-dessus et atteindre les objectifs fixés par le ministère, il faut offrir aux enseignants, davantage qu’ils n’en ont aujourd’hui, des temps de réflexion, de concertation, et de formation. Lors des formations que je suis amenée à animer, encore récemment dans l’académie de Lille auprès d’un petit groupe d’enseignants passionnés, je suis toujours frappée par la richesse des idées proposées par les uns et les autres, par le réconfort et l’optimisme que chacun peut retirer de tels échanges. Et c’est aussi pendant ces moments de respiration et de dialogue que jaillissent des solutions…
Quoi qu’il en soit, bien au-delà de cette réforme, avec ou malgré elle, il me semble que le plus important c’est que les professeurs de français s’autorisent à être ce que très majoritairement ils ont envie d’être : des passeurs du bonheur de lire.
Bénédicte Shawky-Milcent
Maître de conférences en didactique de la littérature, Université Grenoble Alpes, UMR LITT&ARTS CNRS, équipe Litextra
La lecture, ça ne sert à rien ! Usages de la littérature au lycée et partout ailleurs…Paris : Puf, 2016, coll. « partage du savoir ».
Notes
1 Gracq J., Essai sur André Breton, Quelques aspects de l’écrivain, Paris : Gallimard, Pléiade, tome I, p. 405, 1948.
2 Perrin A., Apprentissage de la lecture et construction de l’identité de lecteur au cours préparatoire, thèse de doctorat, 2012, Université Grenoble Alpes, https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01083079
3 Picard M., La lecture comme jeu, Paris : Minuit, coll. « critique », 1986.
4 Rouxel A., Appropriation singulière des œuvres et culture littéraire, 2006, http://perso.ens-lyon.fr/jean-charles.chabanne/didlit/Rouxel.pdf
5 Rouxel A. & Langlade G.(dir.), Le sujet lecteur, Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rennes : PUR, 2004.
6 Schön Erick, « La ‘fabrication’ du lecteur », in Chaudron M. et de Singly F. (dir.), Identité, lecture, écriture, Paris Centre Georges Pompidou – BPI, coll. « Etudes et recherche », p.17-44.
7 De Peretti I. & Ferrier B. (dir.) Enseigner les classiques aujourd’hui. Approches critiques et didactiques, Bruxelles : Peter Lang, « ThéoCrit », vol. 5, 2012.
8 Ahr S., Vers un enseignement de la littérature au lycée. Expérimentations et réflexions, CRDP Grenoble, 2013/ Massol, J.-F. et Rannou, N., Le sujet lecteur-scripteur de l’école à l’université, variété des dispositif, diversité des élèves, Grenoble : UGA éditions, 2017.
9 Massol J.-F., Plissonneau G., Bloch B. (dir.), Contextualiser et actualiser les œuvres littéraires au collège et au lycée, Université Grenoble Alpes, Recherches et travaux, n° 91, 2017, https://journals.openedition.org/recherchestravaux/922