L’école française reste trop et trop tôt sélective. Dans une course aux meilleures positions, la méritocratie scolaire se traduit par la distinction d‘une minorité (socialement définie) et par une relégation rapide et particulièrement coûteuse de nombreux jeunes. Pour Pierre Merle, professeur à l’INSPE de Bretagne, le chiffrage est permanent à l’école (rangs, récompenses, classements, mesures, performances) dans une sorte de mise en rang compétitive, de mise en concurrence délétère, de mise au pas qui est contre-productive pour l’intérêt général autant que pour l’épanouissement des élèves comme des professeurs.
Les collèges et lycées pratiquent largement l’évaluation sous forme de notes chiffrées. Que sait-on de la fiabilité de la notation ? D’autres pratiques d’évaluation sont-elles plus pertinentes ?
Les recherches sur la fiabilité des notes chiffrées sont fondées sur le principe de la multi-correction. Un nombre important de copies, plus d’une centaine, sont corrigées par quelques correcteurs, généralement moins de cinq. Dans l’enquête classique de Laugier et Weinberg de 1936, pour une même copie, l’écart maximum de notes entre correcteurs est de 13 points en français et de 12 en philosophie. Dans les disciplines scientifiques, les écarts maximum de notes sont moindres mais restent considérables (9 points en mathématiques, 8 en physique). Toutes les études ultérieures ont abouti à des résultats comparables. En mathématiques, alors même qu’un barème très précis est utilisé, l’étude d’Aymes de 1979 débouche sur un écart de cinq points pour une même copie alors même que cette étude ne repose que sur huit copies corrigées par seulement trois professeurs. Statistique plus pertinente, les écarts moyens des notes selon les copies restent considérables, généralement de l’ordre de trois points.
Un second type de recherches a eu pour objet d’étudier les effets sur la correction des copies des informations détenues par le professeur. Depuis plus d’un demi-siècle, les nombreuses recherches de ce type ont montré que les professeurs étaient influencés par les informations extrascolaires détenues sur les élèves. De façon systématique et inconsciente, pour des élèves dont les compétences mesurées par des tests anonymes sont identiques, les professeurs ont tendance à sur-noter les enfants d’origine aisée par rapport aux enfants d’origine populaire, les filles par rapport aux garçons, les élèves « à l’heure » par rapport aux élèves en retard, etc.
Il existe des pratiques d’évaluation plus fiables que d’autres, mais aucune n’est parfaitement fiable. Quelle que soit la discipline, les professeurs ne partagent jamais complètement les mêmes critères de notation et, de surcroît, un professeur – les études l’ont montré – est influencé par la et les copies précédemment corrigées, en notant plus sévèrement une copie après une très bonne copie et inversement. Si la fiabilité totale n’existe pas, certaines pratiques d’évaluation sont plus favorables aux apprentissages. Les classes sans note, fondées sur une évaluation par compétences, favorisent une plus grande progression des élèves quel que soit leur niveau scolaire. Ce résultat est établi en mathématiques. Les enquêtes menées auprès des élèves montrent que, dans les classes sans note, ceux-ci sont moins stressés et, résultat essentiel, au lieu de se focaliser exclusivement sur leurs notes, s’intéressent davantage à leurs erreurs et aux commentaires des professeurs. Débarrassés des notes anxiogènes et décourageantes, une majorité d’élèves moyens et faibles retrouve le goût d’apprendre.
Au collège et au lycée les professeurs demandent aux élèves à la rentrée de remplir une petite fiche de rentrée avec des informations les concernant. Que pensez-vous de cette pratique au regard de vos travaux ?
Les raisons présentées par les professeurs pour faire remplir ces fiches de renseignements sont diverses : besoin de connaître le niveau scolaire des élèves pour s’adapter à eux ; comprendre leurs difficultés et des situations familiales compliquées, etc. Ces raisons ne sont évidemment pas fausses, mais elles ne sont pas suffisantes pour expliquer le recours à ces fiches. Pour connaître le niveau scolaire des élèves, il vaut mieux réaliser une évaluation diagnostique en début d’année plutôt que de se fier à des déclarations d’élèves d’une fiabilité incertaine. Et si un élève pose problème en classe, une interaction directe permet toujours de mieux comprendre une situation personnelle difficile. Au-delà des raisons professorales invoquées, existe une raison souvent dite à demi-mot ou exprimée parfois frontalement : « je veux savoir à qui j’ai affaire » ; « Il y a des professions importantes ». La profession des parents, information souvent demandée par les professeurs, est une façon de situer socialement un élève.
Les entretiens menés auprès des élèves montrent qu’ils ont parfaitement conscience de l’honorabilité plus ou moins grande de la profession de leurs parents. Certains utilisent la profession de leurs parents pour se mettre en valeur (père : « professeur agrégé de médecine au CHR »), d’autres ont recours à des stratégies de camouflage en utilisant des termes flous (« employé » au lieu d’ouvrier du bâtiment ; « psychiatre » au lieu de marabout, etc.). Ces stratégies de camouflage ont pour objet de ne pas livrer des informations que les élèves pensent leur être préjudiciables. Leur intuition est juste. Ces informations influencent les professeurs (cf. question 1) et constituent autant de raisons de ne pas les demander aux élèves en début d’année.
Avec les nouvelles modalités du bac, le contrôle continu a plus de place. Est-ce plus équitable pour les élèves ?
En 1999, la thèse d’Oget a eu pour objet de comparer le niveau de réussite au bac en se fondant uniquement sur le contrôle continu ou uniquement sur les notes du bac. Dans la première situation, les filles, les élèves d’origine aisée et les élèves « à l’heure » sont sensiblement plus souvent bacheliers que les garçons, les élèves d’origine populaire et les élèves « en retard ». Ces biais sociaux d’évaluation sont inévitables. Pour cette raison, l’anonymat est indispensable à une évaluation équitable.
Dans le nouveau bac, l’organisation du contrôle continu peut se réaliser de deux façons. Soit les élèves de toutes les classes d’un même établissement sont évalués sur un même sujet le même jour et à la même heure ; soit l’évaluation des élèves est réalisée à des horaires différents. Préconisée par le ministère, la première solution est très contraignante en termes de d’organisation (la semaine consacrée au contrôle continu est désorganisée). La seconde solution nécessite des sujets différents dont l’inégale difficulté nuit à l’équité de l’évaluation.
Contrainte supplémentaire, quelle que soit la solution retenue, les 30 % de coefficient du bac accordés aux notes de contrôle continu imposent aux professeurs la même progression dans les apprentissages alors même que, pour un même établissement, les élèves n’ont pas les mêmes niveaux selon les classes. De surcroît, les 10 % de contrôle continu fondés sur les notes inscrites dans les bulletins scolaires font l’objet de biais sociaux d’évaluation.
Dans le nouveau bac, cette place centrale du contrôle continu est défavorable à la réussite du plus grand nombre. Comment un élève pourra-t-il continuer à être motivé lorsque, dès la classe de première, des notes faibles au contrôle continu lui donneront le sentiment d’avoir déjà des chances faibles d’obtenir le bac ? Cette nouvelle organisation, source d’un stress scolaire non favorable aux apprentissages, risque de provoquer des décrochages d’élèves et des pressions diverses sur les professeurs.
Par ailleurs, le principe de Parcoursup est de pondérer les notes de contrôle continu des élèves selon le taux de réussite au bac de leur établissement. Cette procédure est statistiquement absurde et totalement inéquitable car les notes des très bons élèves scolarisés dans les établissements dont les résultats au bac sont moyens feront l’objet d’une pondération défavorable. Le résultat de cette nouvelle organisation d’évaluation des élèves au bac va entraîner une forte concurrence des parents pour inscrire leurs enfants dans les meilleurs établissements car les élèves de ces établissements bénéficieront d’une pondération positive de leurs notes de contrôle continu. Cette concurrence va déboucher sur une croissance sensible de la ségrégation sociale et académique inter-établissement. Cette organisation est défavorable à l’équité et à l’efficacité du système scolaire français alors même que, dans celui-ci, l’origine sociale détermine déjà fortement les parcours scolaires.
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS (Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise
Pierre Merle, Les pratiques d’évaluation scolaire. Historique, difficultés, perspectives, PUF, 2018. Sur cet ouvrage : Que sait-on des pratiques d’évaluation ?