A quoi sert l’enseignement de la littérature au lycée ? A préparer le bac de français ou à vivre plus intensément ? La réponse de Caroline Allingri-Machefer est claire et inspirante : il s’agit d’apprendre à regarder et habiter le monde par un riche travail de lecture-écriture. Dans le projet qu’elle a présenté au Forum des Enseignants Innovants 2019, ses élèves de 2nde s’inspirent d’une œuvre d’Annie Ernaux pour en mener une transposition dans le centre commercial de la Part-Dieu à Lyon. Et le bilan de ce travail collectif est édifiant : faire émerger une réflexion sur la société de consommation, renforcer le lien entre la littérature, le réel et les élèves, développer des compétences de lecteur expert et de scripteur, « capable de maîtriser ses effets et de préciser sa pensée. » A la découverte d’une belle écriture d’appropriation, des livres et du monde …
Votre projet s’inspire d’un livre d’Annie Ernaux « Regarde les lumières mon amour » : pouvez-vous nous le présenter ? comment l’avez-vous intégré au programme de français en seconde ?
Cette œuvre marque le lecteur – et en premier lieu, la lectrice que je suis – par son originalité. Le thème est étonnant : Annie Ernaux choisit de s’attarder sur les hypermarchés, lieux peu poétiques a priori et peu présents en littérature. Le genre est lui aussi surprenant, à mi-chemin entre un journal intime et une étude sociologique, mêlant jugements personnels et observations objectives. Enfin, la méthode de production de l’œuvre est dévoilée : l’auteure, comme nombre d’entre nous, va presque chaque semaine dans son hypermarché, et, pendant un an, prend des notes sur ce qu’elle observe, ce qui l’interpelle, les réflexions que cela suscite en elle.
Comment avez-vous intégré ce livre au programme de français en seconde ?
Les lecteurs de seconde ont souvent eu un avis tranché : certains estimaient qu’ils n’avaient pas pu rentrer dans la lecture à cause de l’absence de fiction et de progression narrative ; la majorité, se retrouvant dans les constats et les remarques d’Annie Ernaux, saluait la particularité de ce livre « qui nous parle de nous » et « nous fait prendre conscience de nos comportements » dans un « style pas comme les autres ».
Par sa méthode expérimentale, A. Ernaux m’a fait penser aux naturalistes : comme eux, elle est allée sur le terrain, a pris des notes précises dans le but de faire œuvre de sociologue et d’historien, de rendre compte des habitudes et des valeurs d’une époque, du fonctionnement d’un milieu professionnel et de la société dans son ensemble. Dès lors, le lien avec le programme de seconde me paraissait clair : l’œuvre s’est intégrée à l’objet d’étude « Le roman et la nouvelle au XIXe siècle : réalisme et naturalisme » comme prolongement du travail sur Au Bonheur des Dames de Zola étudié en œuvre intégrale. J’ai néanmoins pu réaliser ce projet un peu chronophage dans le cadre de l’enseignement d’exploration « Littérature et société ». Il faudrait repenser l’organisation du projet pour le mener en classe de français.
A la manière d’Annie Ernaux, les élèves ont mené un minutieux travail d’observation d’une galerie commerciale : comment avez-vous orchestré cette phase de travail pour les amener à bien regarder le lieu ?
Ce travail d’observation a été plus difficile à mener que je ne le pensais. Une première phase – qu’au départ je pensais être l’unique phase – a consisté à proposer à chaque élève l’analyse d’un ou deux jours du journal d’Annie Ernaux afin de mieux comprendre ce qu’elle avait observé et la manière dont elle nous en rendait compte. J’ai ainsi proposé un questionnaire d’analyse de lecteur-expert autour de plusieurs axes : l’organisation de la description, les catégories de détails donnés, l’art d’intéresser le lecteur à l’observation d’un lieu banal et les réflexions qu’Annie Ernaux distille au milieu de la description. Ce travail visait d’une part à s’entraîner à renforcer la posture de lecteur expert demandé en classe de seconde notamment avec l’exercice du commentaire littéraire ; d’autre part, il visait à fabriquer une boîte à outils utile lorsque l’on se propose d’écrire « à la manière de », moyen d’enrichir son propre style. Lors d’un cours dialogué, nous avons fait la synthèse des remarques des élèves. S’est ainsi constituée une grille d’observation pour les sorties dans la galerie commerciale.
Lors de la première visite à La Part-Dieu, j’ai compris que les élèves ne parvenaient pas à s’approprier la grille co-construite à partir du texte et des remarques de leurs pairs. Ils avaient besoin que j’oriente leur regard sur une scène, que je relance leur esprit critique à partir d’un questionnement sur la société de consommation. Ils ne parvenaient pas à prendre du recul sur ce monde qu’ils fréquentent assidûment.
Comment avez-vous réorienté le travail ?
Une deuxième phase a consisté à expérimenter cette grille d’observation en classe et à la préciser. Nous avons travaillé à partir de photos prises le jour de la première visite au centre commercial. J’ai tenté de rendre plus naturel un questionnement sur les couleurs, l’attitude des vendeurs et des clients, le design des pancartes, le rôle de la lumière, la taille d’une inscription, la place d’un produit dans un magasin, la présence de la marque, etc. Cet échange s’est fait en classe entière, lors d’un cours dialogué, avec relecture de certains passages d’Annie Ernaux. Puis, cette éducation du regard et de l’esprit critique s’est poursuivie sur Framapad. L’écriture collaborative a permis de développer chez tous les élèves une observation plus fine en s’inspirant du travail de ceux qui avaient compris dès la première visite. Il est par ailleurs à souligner que cette compétence a valorisé certains élèves que l’on appelle fréquemment « petits lecteurs » et/ou « petits scripteurs ».
Et sur le plan organisationnel ?
Chaque groupe devait rendre une grille d’observation remplie après chacune des deux visites accompagnées et une aussi lors de chacune des deux visites en autonomie. Nous avions beaucoup de données lors des temps de rédaction. Chaque visite durait environ 1h15. Lors des deux visites, il a semblé judicieux de rassembler les élèves, au milieu et à la fin de la séance d’observation, afin de permettre à l’enseignant de mieux cibler les difficultés de chaque groupe et de les accompagner de manière différenciée.
Les élèves ont mené un travail d’écriture collaborative : quel dispositif avez-vous adopté pour les amener à améliorer leurs brouillons ?
L’amélioration des brouillons s’est faite en 4 temps, grâce aux postures d’auteur et co-auteurs, de lecteur-scripteur créatif et d’éditeur.
Les élèves ont travaillé sur Framapad ; on a fait des pads par thèmes (la nourriture, la mode, les loisirs, etc.). Chaque élève avait donc pour mission de rédiger trois textes avec son groupe mais aussi de suggérer des améliorations sur ce qui était écrit sur son pad afin de créer plus de cohérence au sein d’une même thématique, de rendre certains passages plus clairs et d’ajouter des précisions tirées de ses propres observations ou une réflexion à propos de celle d’un camarade. Dans les faits, autant les élèves ont écrit ensemble à l’intérieur d’un même groupe, autant ils se sont peu emparés de ce travail de suggestion entre pairs au sein d’un pad. L’enseignante a donc choisi de poser un moment pour faire ce travail d’échange avant l’annotation de la première version des écrits : par groupe de pad (donc de thème), ils ont formé des cercles de lecture. Chaque groupe a lu son premier texte devant les 2 ou 3 autres groupes et ils ont procédé à de la négociation autour de la pertinence de telle ou telle phrase par exemple. Tous ont été amenés à une critique constructive de leur texte et du texte des autres. Les échanges se sont donc mieux faits en présentiel, par un dialogue direct que via l’écrit sur Framapad.
Le professeur passe dans les groupes lors des séances de rédaction : il invite souvent à la précision (couleurs, formes, disposition des articles, taille …) et à la réflexion en posant des questions. Il annote également les premières versions des textes afin de donner des pistes d’amélioration.
Enfin, lors de l’édition finale, les élèves jouent chacun un rôle dans le travail de mise en forme et en cohérence de l’écrit collectif. On retouche les textes de ses camarades, on crée des transitions, on supprime des redites ou des incohérences, on lisse l’énonciation et on corrige les erreurs de syntaxe, de ponctuation et d’orthographe dans l’optique d’un travail autour de la correction de la langue.
En quoi cette écriture créative a-t-elle selon vous favorisé l’appropriation de l’œuvre d’Annie Ernaux ?
Il me semble que ce projet a d’abord permis aux élèves de s’approprier la démarche littéraire d’Annie Ernaux : rendre compte d’observations et prendre du recul sur les pratiques quotidiennes d’une société à une époque donnée. Ce processus de création qui a partie liée avec les sciences humaines a été touché du doigt par les élèves. Certains, peu sensibles à la fiction ou à la poésie, se sont davantage intéressés à cette œuvre grâce aux visites sur le terrain. Le spectre de la littérature s’est ainsi trouvé élargi et leur appétence à découvrir des œuvres nouvelles aussi. Le lien entre la littérature, le monde et le lecteur s’est trouvé renforcé par l’expérimentation.
Par ailleurs, le déplacement du thème, de la visite d’un hypermarché dans les années 2012-13 à la visite d’une galerie commerciale dans les années 2018-19, a été choisie par les élèves et a été la source d’une réflexion sur la société de consommation qui s’est approfondie au fil des séances. Lors de la présentation du projet après la lecture de l’œuvre, les secondes ont pensé à La Part-Dieu, l’un des plus grands centres commerciaux de centre-ville d’Europe. Un autre projet pourrait se pencher sur le e-commerce mais mes élèves ne l’ont pas du tout évoqué.
Enfin, les élèves ont étudié le texte d’Annie Ernaux à la fois comme une œuvre littéraire recelant ses propres effets dans une posture de lecteur-expert requise lors du commentaire de texte mais aussi comme un tremplin à l’écriture de leurs propres textes, comme un lieu de trouvailles stylistiques susceptible d’enrichir leur prose. On a ainsi montré le lien étroit entre le lire et l’écrire ; on a montré que développer des compétences de lecteur expert sert aussi à approfondir ses compétences de scripteur, capable de maîtriser ses effets et de préciser sa pensée.
En quoi le projet a-t-il favorisé une réflexion sur la société de consommation ?
C’est d’abord l’œuvre d’Annie Ernaux qui a engagé cette réflexion : par l’identification des élèves à certaines personnes présentes dans le livre, ils ont fait retour sur leur comportement dans les hypermarchés. Lors de la première séance, certains riaient, un peu mal à l’aise de se sentir visé par telle ou telle observation de l’auteure : « J’avoue, je fais pareil » a lancé une élève.
Les phases d’observation de la galerie commerciale en pleine effervescence au moment de Noël ou des soldes m’ont également semblé être essentielles. J’ai vu les élèves changer de regard en comprenant mieux la démarche que l’on attendait d’eux : lors de la dernière visite, ils repéraient mieux les techniques de vente ou de management, voyaient davantage la symbolique des couleurs pour le marketing, commençaient à catégoriser des types de clients, se rendaient compte aussi de l’inadéquation parfois entre les envies de certains consommateurs et leur pouvoir d’achat, notamment grâce à l’écoute de certaines conversations ou de l’observation des caisses où l’on est parfois contraint de déposer des articles, faute de moyens. Leur regard est devenu plus critique et plus juste. Les lumières étaient toujours là mais ils percevaient les pans plus sombres de cette machine qu’est la société de consommation. Vers la fin du projet, des élèves se sont rappelé les métaphores de Zola autour de la machine capable d’engloutir les clientes.
Par ailleurs, écrire, se forcer à communiquer ses impressions, à préciser ses observations et à formaliser une réflexion, ce temps long a engagé chaque élève-citoyen à prendre du recul sur l’agitation orchestrée par les acteurs de la société de consommation.
Les nouveaux programmes de français au lycée préconisent l’écriture d’appropriation : à la lumière de votre expérience, vous paraît-il intéressant de dépasser le carnet papier individuel pour construire de semblables projets collectifs et numériques d’écriture ?
Le numérique me paraît permettre d’être dans une écriture pleinement collaborative. Chaque élève peut, pendant l’heure de cours ou en dehors, ajouter, corriger, dialoguer avec son groupe de travail. Ce mode de production me semble plus efficace et assure l’enseignant d’une co-construction des textes puisque l’on peut identifier les auteurs des phrases écrites.
De plus, à l’heure du numérique et du travail qui se fait de plus en plus en distanciel ainsi qu’en collaboration plus horizontale, il me semble que l’Ecole a un rôle à jouer dans la formation des citoyens, des étudiants et des salariés de demain à la fois par rapport aux outils utilisés mais aussi à l’esprit des projets.
Enfin, le numérique permet une communication plus aisée et donc une valorisation du travail des élèves.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Un projet d’édition subjective des œuvres par Caroline Allingri-Machefer