Comment suggérer à l’écran le quotidien sous tension d’une banlieue française à travers une chronique réaliste à rebours des clichés et des images médiatiques ? Né en 1980 de parents d’origine malienne et de condition modeste, élevé à Montfermeil en Seine-Saint-Denis et y habitant toujours, Ladj Ly sait de quoi y parle et ce qu’il filme. Depuis plus de vingt ans et l’achat de sa première caméra, le réalisateur –au sein du collectif Kourtrajmé notamment- fait de sa cité le terrain privilégié d’exploration et de tournage de nombreux documentaires remarqués et primés. Nourri de sa propre expérience et du vécu des habitants, il concocte, avec Giordano Gederlini et Alexis Manenti, un scénario original, si dérangeant qu’il se heurte au refus de nombreux partenaires financiers potentiels. Des ‘restrictions budgétaires’ qui n’entament en rien la détermination de l’initiateur. Et au bout du chemin, après l’attribution du Prix du Jury au dernier Festival de Cannes et la sélection pour représenter la France aux Oscars, un film essentiel, d’une grande force, qui nous oblige tous à regarder la réalité en face. « Les Misérables » met en effet au jour de manière cinglante l’urgence sociale. Ou comment l’abandon par la République d’une partie de ses enfants insulte l’avenir du pays tout entier.
Vingt-quatre heures d’immersion à haut risque dans la vie d’une cité
Un prologue intriguant. Plans d’ensemble sur une foule bigarrée en liesse remplissant les Champs-Elysées dans les cris de joie et le claquement des drapeaux tricolores. Jour de victoire de l’équipe de France au dernier championnat du monde de football. Plan rapproche sur un gamin noir au regard brillant qui manifeste son exaltation, entouré de copains aussi enthousiastes à célébrer leurs champions nationaux. Un moment fugitif de partage populaire.
Retour au quotidien. Stéphane (Damien Bonnard), jeune policier débutant, originaire de Cherbourg, rejoint le lieu de sa première affectation à Montfermeil. Accueilli par la commissaire (Jeanne Balibar, ironique incarnation de l’autorité virile à la voix haut perchée et au corps fluet) avec des rappels de l’esprit d’équipe et du respect du droit, il rejoint les deux ‘bacqueurs’ aguerris par leur ancienneté sur le terrain, le chef Chris (Alexis Manenti) et Gwada (Djebril Zonga). Et, embarqués avec lui dans la voiture de service, à travers le regard sidéré du novice, nous partons à la découverte du quartier et de ses habitants au fil d’une ronde de routine par une lumineuse journée d’été. Des vues plongeantes aériennes nous révèlent la géographie urbaine, les barres d’immeubles uniformes, les rues rectilignes qui les bordent. Des plans rapprochés de l’intérieur du véhicule de police nous font voir le monde extérieur (le quartier) par la vitre du passager assis à l’arrière, Stéphane déjà chambré et rapidement surnommé Pento. Ce dernier assiste, les yeux grands ouverts et la désapprobation à la bouche, aux sorties pour contrôles de la part de ses collègues : des jeunes filles supposées fumeuses de shit houspillées et malmenées (Chris écrase même d’un coup de talon le portable de l’une), salut rigolard à un taulard connu des services venant de réapparaître dans le coin et affirmant vouloir trouver du travail…
L’humour lourdingue des flics en patrouille se conjugue avec une tension constante à l’intérieur de la part du conducteur notamment, l’œil aux aguets, entre habitude fébrile et attention aux dangers potentiels venus de l’extérieur. Justement, un violent face-à-face vient de se produire auquel le trio de la BAC (brigade anti-criminalité) réussit in extremis à mettre un terme provisoire. Des agresseurs munis de grands batons, les Gitans du cirque voisin, viennent réclamer à un groupe de résidents du quartier le lionceau qu’un des leurs leur a volé. La petite équipe se jette alors dans cette nouvelle mission. Montée de tension et climat électrique. Il faut retrouver au plus vite le coupable afin de ramener le calme.
Crescendo de violence, de la révolte à l’émeute, des enfants en première ligne
Progressivement, notre champ de vision s’élargit et, parallèlement à l’enquête policière, nous faisons la connaissance de divers groupes et figures de notables et représentants des communautés qui coexistent bon an mal an dans le quartier : les enfants livrés à eux-mêmes en cette période estivale sans école, et débordant d’imagination pour inventer des coups tordus, à l’instar d’Issa (Issa Perica), l’auteur du rapt du lionceau. Quelques filles dégourdies –dans cet univers presque exclusivement masculin- menaçant l’adolescent timide porteur de lunettes qui a la fâcheuse habitude, à l’aide de son drone, de les filmer devant leurs fenêtres…et d’enregistrer avec sa caméra les allers et venues de la brigade. Le ‘Maire’ (Steve Tientcheu) porteur du tee-shirt signalant sa fonction, à la fois garant de la paix sociale pas toujours fiable et défenseur en sous-main de ses intérêts crapuleux. Sans oublier Salah (Almamy Kanouté), ancien caïd de la drogue sur le chemin de l’Islam, faisant office de ‘sage’ à la croyance pacificatrice, comme les ‘Frères muz’ promettant aux petits biscuits et sucreries à condition qu’ils suivent quelques préceptes de bonne conduite…
Inspirée d’une bavure policière (filmée en 2008 par le réalisateur lui-même, la vidéo ayant entrainé la condamnation des auteurs), l’épopée des forces de l’ordre prend une toute autre dimension, sociale à l’échelle du collectif, et tragique à l’échelle des individus.
Toujours est-il que l’arrestation mouvementée du voleur de lionceau, avec le rassemblement des ‘microbes’ révoltés par le sort réservé à leur jeune camarade menotté, se déroule dans un climat de tension et de confusion extrême. Avec des conséquences catastrophiques : Issa git au sol gravement touché au visage. Et toute la scène a été filmée par l’habile possesseur du drone malin.
Jouant subtilement des chevauchements et des changements de registres, le récit déchaîné s’assombrit encore au fil des plans épisodiques se rapprochant d’Issa, le Gavroche de notre temps, relâché dans un terrain vague, avec la promesse arrachée qu’il s’est blessé en tombant et que c’est ‘sa faute’, au terme d’épreuves humiliantes qui vont endurcir son cœur. Une séquence saisissante, comme dans un conte effrayant, donne la mesure de la violence physique et symbolique que les adultes lui infligent. Un fois son animal restitué et les excuses formulées par le gamin à l’œil esquinté, le dompteur volubile et brutal pousse Issa qu’il a pris sous son bras dans la cage au lion. Ce dernier pousse plusieurs rugissements, s’approche de l’enfant défiguré, lance ses pattes griffues en avant. In extremis, l’intervention d’un des flics, qui sort son arme, sauve la mise. Et le Gitan sort avec Issa, terrifié et pitoyable, de la cage.
Nous garderons le silence sur la mise en œuvre de la vengeance de l’enfant blessé et trahi par le monde des adultes (à l’exception des mères souvent réduites au rôle compassionnel de consolatrices). Epaulé par ses jeunes compagnons d’infortune, Issa impulse, silhouette se découpant au sommet d’un immeuble, le piège qui se referme, dans une cage d’escalier, sur des policiers ‘faits comme des rats’ en un imbroglio de corps souffrants et de bric-à-brac d’objets encombrants, des pistolets à eau aux petits explosifs en passant par les fumigènes et le sang qui gicle. Tous enfermés dans un engrenage tragique. Tous misérables.
Partis-pris audacieux, mise en scène visionnaire
Commencé sous la forme d’une plongée, parfois comique un brin ironique, au cœur d’un quartier régulièrement traversé de tensions et d’antagonismes, périodiquement électrisé par les interventions d’une police aguerrie et mal à l’aise, souvent dépassée par la situation, le récit se colore de teintes sombres et de registres graves. Bien au-delà d’une supposée charge contre les seuls représentants de l’Etat dans la cité, les policiers et leurs violences.
En choisissant de nous faire vivre vingt-quatre heures dans l’existence des habitants d’un quartier de Montfermeil confrontés à un dérapage de la police aux terribles conséquences, Ladj Ly offre au récit les règles (unité de lieu et de temps) et l’amplitude de la tragédie et des passions qui s’y déploient. Une tragédie où ‘chacun a ses raisons’, les flics enfermés dans leur logique de maintien d’un semblant d’ordre, contraints à la survie, les différents groupes en quête d’une coexistence difficile à réguler. Le réalisateur fait aussi enter en résonance le célèbre roman de Victor Hugo (paru en 1862, l’épisode des Thénardier et de Cosette étant inspiré par un séjour de l’écrivain à Montfermeil) et son film habité par la révolte d’Issa, jeune Gavroche d’aujourd’hui.
Ainsi le cinéaste met-il en œuvre son refus du manichéisme et des idées reçues, formatées par les médias dominants. Sans doute pouvons-nous comprendre ainsi l’absence de représentation de l’économie de la drogue (un policier fait allusion au démantèlement récent d’un réseau et à l’essor de nouvelles formes de prostitution), l’évocation réductrice de l’influence de certains courants de l’Islam radical.
La chronique sociale d’un réalisme très documenté, regarde frontalement la réalité et la plupart des problèmes dont souffre la société française en général et une partie de sa jeunesse en particulier celle des quartiers pauvres, où s’inventent d’autres codes et d’autres lois à défaut d’une présence de la République, de services publics et d’équipements culturels.
Même la dimension de thriller (la traque policière du petit voleur de lionceau) ne se conçoit pas sans une prise en compte de la complexité des relations sociales, des jeux de pouvoir, des contradictions internes à l’équipe de policiers (racisme manifeste, autorité du chef remise en cause, défaillance inattendue du bacqueur le plus expérimenté…) et des modalités de médiation pour canaliser et contrôler la violence.
A ce titre, la maîtrise exceptionnelle du style fait songer à la forme fiévreuse de certains films de Martin Scorsese ou de Spike Lee («Do the right thing» sorti en 1989 est un des films fétiches de Ladj Ly). L’énergie et la vitesse au diapason des pulsations de la cité épousent les élans et les effondrements d’une jeunesse prompte à s’inventer des territoires secrets et des ruses pour échapper à la police, aux adultes. La grande liberté d’une mise en scène au galop, modulée par la musique électronique originale composée par Pink Noise, restitue le climat de tension constante, l’écartèlement des affects entre angoisse et aspiration au repos qui circulent entre tous les protagonistes au cœur d’une cité à bout de nerfs, policiers compris.
Comédiens professionnels ou acteurs novices choisis ‘dans la rue’, tous crèvent l’écran avec une force d’incarnation sans pareille. Tous se sont certainement profondément engagés dans une aventure cinématographique hors normes sous la conduite d’un cinéaste habité par le fol espoir de susciter des nouvelles générations de professionnels du cinéma (il a créé une école de cinéma gratuite, diplomante et ouverte à tous l’an passé à Clichy-sous-Bois et d’autres sont en chantier sur plusieurs continents). Avec « Les Misérables », quinze ans après les émeutes de 2005 et son documentaire sur le sujet (« 365 Jours à Clichy-Montfermeil » sorti en 2007), Ladj Ly se pose aussi en citoyen qui lance un cri d’alerte, apte à réveiller les consciences. Chiche.
Samra Bonvoisin
« Les Misérables », film de Ladj Ly-sortie le 20 novembre 2019
Prix du Jury, Cannes 2019, représentant pour la France, Oscars 2000