« Il devient indispensable de tester, confirmer et départager ces résultats de la manière la plus complète, et la moins arbitraire possible, afin de garantir les meilleures recommandations pour les décisions pédagogiques ». Dans un avis rendu public, le Conseil consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé se mêle de pédagogie. Considérant que la psychologie et les neurosciences « produisent des résultats qui peuvent concourir à des recommandations précises sur des modalités d’enseignement », le CCNE définit la méthode expérimentale médicale comme celle à suivre pour évaluer des expérimentations pédagogiques qui vont permettre de donner des instructions pédagogiques. C’est la dernière déclinaison du « pragmatisme » et de l’évidence based. Le pouvoir médical entend dicter sa loi au monde de l’éducation.
L’expérimentation médicale au chevet de la pédagogie
Le CCNE est composé de médecins, souvent issus de l’Inserm, experts en neurosciences, neurologues, psychiatres, auxquels s’ajoutent quelques juristes, une théologienne, quelques philosophes. C’est une instance officielle qui est consultée sur les problèmes d’éthique médicale comme la fin de vie.
» Depuis plusieurs années, la psychologie cognitive et les neurosciences de l’éducation produisent des résultats pouvant conduire à des recommandations pédagogiques », écrit le CCNE. « La confrontation de ces résultats avec d’autres positions, originaires de champs d’expertise différents, est à l’origine de débats. Cette situation inédite impose de tester tous ces résultats de la manière la moins arbitraire possible ». Pour le CCNE il s’agit de » départager ces résultats de la manière la moins arbitraire possible, afin de garantir aux enfants scolarisés les meilleures décisions pédagogiques ». La bonne démarche existe pour le CCNE. » Une telle solution rationnelle existe : il s’agit de l’expérimentation réalisée en situation réelle. Celle-ci trouve son origine en médecine à travers la démarche des essais cliniques, et s’est développée ensuite dans d’autres disciplines, comme l’économie ou encore l’évaluation des politiques publiques. Dans le domaine de l’éducation, plusieurs travaux ont déjà confirmé la pertinence de telles interventions ». Et le CCNE s propose de définir le cadre éthique de ces expérimentations. » Toute expérimentation pédagogique en situation réelle devrait être supervisée par une instance opérationnelle d’éthique », définie par le CCNE.
Se défendant de vouloir « médicaliser » l’éducation ou la normaliser, le CCNE estime que » parce qu’elle se nourrit de travaux scientifiques continus et d’expériences pédagogiques conduites sur le terrain, il apparaît souhaitable qu’elle s’installe durablement, amenant ainsi à une véritable « révolution culturelle » tant au niveau des scientifiques que des enseignants.. L’expérimentation en conditions réelles pourrait à terme constituer une branche propre des sciences de l’éducation ». Voire les remplacer ?
» Cet avis ne vise nullement en tant que tel à trancher aucune des questions abordées aujourd’hui par les neurosciences et les sciences de l’éducation », poursuit le CCNE, « mais à réfléchir au cadre d’ensemble de la mise en oeuvre d’une expérimentation pédagogique en conditions réelles, afin de la prendre en compte de manière lucide, juste et adéquate ». Autrement dit seules les recherches entrant dans le moule de l’expérimentation médicale définie par le CCNE, auraient droit de citer. Le reste serait inutile. Or seules les recherches des neuroscientifiques, souvent membres de l’Inserm et travaillant dans des hopitaux, suivent des protocoles répondant aux critères du CCNE…
Une légitimité de Diafoirius
Soucieux d’assurer sa légitimité dans un domaine qui dépasse » les sciences de la vie et de la santé », le CCNE argumente : » il nous semble évident que l’éducation constitue l’un des facteurs clés du « bien-être mental et social », et qu’à ce titre, tout ce qui vise cette dernière ne saurait nous être étranger. Pourtant 2 pages avant la haute tenue scientifique du CCNE apparait avec éclat quand il assène sans nuances » la supériorité de la méthode syllabique sur la méthode globale ou semi-globale lors de l’apprentissage de la lecture ».
Pour le CCNE, » Il devient urgent, et indispensable, de départager ces résultats (de la recherche pédagogique) de la manière la moins arbitraire possible, afin de garantir aux enfants scolarisés les meilleures décisions pédagogiques ». Dans l’intéret des enfants et pour éviter « des décisions arbitraires » il faudrait cadrer toute recherche pédagogique selon le protocole médical.
La longue histoire du pouvoir médical sur l’école
Et ce n’est pas la première fois que le pouvoir médical se mêle de pédagogie. On se rappelle en 2005 un rapport de l’Inserm qui définissait un « trouble des conduites » manifesté par « oppositions, désobéissance et colères répétées, agressivité chez l’enfant, coups, blessures dégradations, fraudes et vols chez l’adolescent ». Le rapport demandait aux enseignants de détecter les enfants et « les familles à risques » de ces enfants sécheurs, menteurs ou voleurs, tous criminels en puissance. Rapport redoublé d’une « expertise » en 2007 sur les dys qui avait fait aussi grand bruit.
Ce nouveau rapport est une nouvelle tentative de peser sur l’éducation. Sous prétexte de « pragmatisme » et d’encadrer les expérimentations pédagogiques dans l’intéret des enfants, il légitime totalement la seule démarche expérimentale, l’Evidence based, comme seule approche capable de valider des recommandations pédagogiques.
En arrière-plan de ce rapport, il y a une idée qui est passée de ministre à ministre , de Robien à Darcos, Chatel puis Blanquer : on disposerait des moyens d’identifier les » bonnes pratiques », celles qui sont conformes à l’ »état de la science » et il suffirait donc d’en généraliser l’application pour réduire significativement l’échec scolaire. Ce courant d’idées, l’ » evidence based education « , est promu par l’association « Agir pour l’école », qui est la branche de l’Institut Montaigne s’occupant des problèmes d’éducation. JM BLanquer en a été un membre influent et a servi les intérets d’Agir pour l’école dans les différents postes qu’il a exercé sous Robien (directeur de cabinet), Chatel (Dgesco) jusqu’à maintenant.
Le CCNE se défend expressément de venir au secours de JM Blanquer. Mais force est de constater, qu’à l’exception de P Meirieu, il n’a consulté, outre JM Blanquer, que des membres du Conseil scientifique réuni par le ministre. Entre les neuroscientifiques du CCNE et ceux du CSEN il semble qu’il y ait une grande communauté de vue.
Les limites de l’Evidence Based
Evidemment il est positif de chercher ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas en éducation. Les sociologues, totalement ignorés de ce rapport, nous disent souvent ce qui ne fonctionne pas au regard des effets induits par les mesures. Mais ce n’est pas cette approche qui intéresse le CCNE. C’est l’expérimentation « scientifique » telles celles menées par des membres du CSEN à grand renfort de crédits publics.
Pourtant les exemples ne manquent pas d’expérimentations lancées sur la base de travaux « evidence based » dont les effets ne sont pas au rendez vous. JM Blanquer vient de nous en donner un exemple avec les dédoublements de CP Ce1 en affirmant que grace à eux « le niveau remonte ». Une analyse fine des données montre que le niveau remonte très légèrement, très peu par rapport a l’effort budgétaire consenti et sur une courte durée et aussi que l’écart entre les Rep+ et les autres écoles s’élargit. Le dispositif manque donc sa cible principale. Pour un dispositif coutant 600 millions par an ce n’est pas brillant.
Un exemple plus célèbre, cité par D Meuret, concerne le programme américain Evidence Based Literacy Instruction (EBLI) . Evalué par B Jacob en 2017, ce programme basé sur une littérature scientifique et des méthodes « prouvées » s’est révélé très décevant. B Jacob n’observe aucune différence entre les compétences en lecture des élèves ayant bénéficié du programme et les autres alors même que les enseignants étaient incités à l’efficacité par des évaluations rigoureuses accompagnées de promotions ou sanctions. Ce que montre ce travail, comme d’autres avant lui, c’est l’inefficacité de ces démarches. D Meuret évoque une tempête sur l’océan. A la surface on a l’impression de vigoureux changements, mais sous la surface de l’eau c’est calme plat.
Anthony S. Bryk a théorisé les limites de l’evidence based. Si une politique définit de « bonnes pratiques » elle ne dit pas » ce qu’il faudrait faire pour que l’intervention fonctionne pour différents sous groupes d’élèves et d’enseignants ou dans différents contextes. Ici, au fond, nous sommes confrontés à la différence entre la connaissance que quelque chose peut fonctionner et la connaissance sur la façon de le faire fonctionner de manière fiable sur des contextes et des populations variés », note A S Bryk. C’est toute la différence entre l’expérimentation en laboratoire et la réalité de la classe.
« Ces observations suggèrent que nous accordions plus d’attention aux tâches que les enseignants accomplissent et aux environnements organisationnels qui façonnent la manière dont ce travail est mené. Plutôt que de laisser croire que la voie vers l’amélioration des résultats consiste à ajouter continuellement de nouveaux programmes (de fait « plus de pièces »), cette perspective nous encourage à nous concentrer d’abord sur l’amélioration de notre compréhension des systèmes de travail qui créent des résultats insatisfaisants. Car c’est dans cette capacité à voir le système que les progrès significatifs peuvent s’établir », écrit-il.
La classe n’est pas un laboratoire, les élèves ne sont pas des cobayes
Cette réflexion rappelle que l’enseignement n’est pas une science et les élèves des cobayes tous identiques. La classe est un lieu où vivent des individus qui ne sont pas que des apprenants mais aussi l’enfant de leurs parents, les membres de fratries et de groupes. Ils appartiennent à une classe sociale, ont une appartenance culturelle et tout cela agit sur leurs apprentissages dans des proportions variables selon les moments et les lieux. Il en va de même d’ailleurs pour les enseignants. Définir les « bonnes pratiques » a un intéret limité par rapport à ces réalités. PLus que la bonne pratique c’est le contexte d’application qui détermine l’efficacité. Mais dire cela c’est reconnaitre le poids du social et de l’individuel. Et c’est ce que veulent gommer les partisans de l’Evidence Based.
François Jarraud