La généralisation des réseaux sociaux a amené à de nouvelles formes d’écriture, d’expression. Texte, image, son, la transformation est en cours pour chacun de ces moyens d’expression : audio, vidéo, texte, photo etc.… Les évolutions des manières de faire méritent que l’on s’y arrête et qu’on s’interroge sur le sens de ces évolutions. Avons-nous transformé ou sommes-nous en train de transformer nos formes d’expression ? L’utilisation de twitter pour apprendre l’orthographe et l’expression écrite en classe peut-elle changer le rapport à l’écrit ? Evolution ou simple révélation de nos pratiques quotidiennes de l’écrit voire de l’oral ? Car les réseaux sociaux illustrent la non séparation entre l’écrit et l’oral, non seulement par les formes d’expression permises, mais aussi par le fait que de plus en plus l’oral est techniquement mis dans la continuité de l’écrit.
Invention d’une nouvelle écriture
En imposant 144 caractères puis le double (280 depuis fin 2017), Twitter, dans la suite des Pagers, SMS et autres messageries instantanées, a imposé une forme d’écriture de longueur réduite. Cette contrainte a bien sûr des conséquences sur la manière de s’exprimer, puisqu’il faut réduire l’expression du sens à l’espace permis. Encore faut-il que le récepteur du message puisse, dans cet espace restreint retrouver ce sens. Inévitablement, cela transforme par le cadre imposé le choix des mots, leur forme, les phrases etc. La plupart des réseaux sociaux favorisent ces écrits courts, parfois instantanés, du simple fait de leur ergonomie. Même si des images et des vidéos peuvent accompagner, le principe de l’expression brève est adopté massivement sans que cela ne pose, semble-t-il de problème. Même si certains services de réseaux sociaux numériques permettent des écrits plus longs, c’est bien la manière courte et éphémère qui est dominante dans l’expression en ligne actuellement. A l’opposé l’apprentissage scolaire de l’expression écrite et plus généralement de la langue française repose plutôt sur des écrits plus longs et des lectures longues.
A la brièveté s’ajoute le niveau d’expression (niveau de langue). Ainsi la multiplication des insultes, attaques personnelles et autres propos de dénigrement semble amplifiée dans ces écrits courts. D’une part ils correspondent à l’idée de « réaction à chaud », donc émotionnellement peu contenue, d’autre part ils permettent de ne pas développer d’argumentaire et ce d’autant plus que l’anonymat relatif de ces messages facilite ce mode d’expression. On observe actuellement une montée en puissance de ce mode d’interactions verbales dans notre société. Après avoir fustigé la violence des expressions des jeunes il faut s’interroger sur la généralisation actuelle de ces attitudes chez les adultes et donc sur l’éducation à l’interaction. Les enseignants de toutes les disciplines et de tous les niveaux auront un très important travail à faire dans les temps prochains auprès de leurs élèves, travail qui est assez éloigné de ce qui leur est globalement demandé en particulier dans le domaine des lettres et plus largement des humanités.
Lecture numérique et élites
Une observation des conversations orales courantes entre humains permet de constater que la taille des « empan » d’expression est très souvent réduite. Les longues tirades, bien connues du théâtre classique, sont rares ou réservées non pas à la conversation mais plutôt à d’autres formes du discours. Dans les cours de récréation il en est de même le plus souvent et dans les travaux scolaires l’expression orale est le plus souvent brève (on n’a pas suffisamment de temps dans la classe pour l’oral long). Et dans la nouvelle épreuve orale du bac, se dirige-t-on vers une véritable maîtrise ou simplement sur le versant spectaculaire (comme on peut le voir dans les concours sur la thèse en 180 seconde et autres Pecha Kucha). Sur le smartphone, la rapidité d’une réponse ajoute à sa brièveté. Si nos anciens écrivaient de longues lettres, si l’on en croit les archives, elles étaient toutefois moins nombreuses qu’on ne pourrait le croire. L’oral en face à face est toujours resté dominant et sa transposition dans les usages des smartphones conforte le modèle conversationnel court. L’analyse de contenu de conversations téléphoniques longues montrerait probablement que c’est le plus souvent une série de séquences orales courtes. Comme si le modèle dominant de l’expression humaine était celui-là. Proust est certes admiré, mais pas si imité que cela…
Et pourtant une sorte d’idéologie autour du livre et de l’écrit long est dominant dans notre société et dans notre enseignement. La multiplication des livres publiés ne doit pas faire illusion ni sur le nombre d’auteurs, ni sur les lectures de ces écrits. Pour qu’il y ait écrit long, il faut aussi qu’il y ait la lecture adaptée. Là encore, ne sommes-nous pas plutôt dans la lecture courte que dans la lecture longue ? Les statistiques de lecture des livres semblent indiquer une baisse. Encore faut-il parvenir à distinguer les différents types d’ouvrages et les circonstances de lecture. Lire un roman dans un transport ou à domicile ne relève pas de la même qualité de lecture que celle d’un ouvrage scientifique ou un essai philosophique. Avec la multiplication des écrans numériques, c’est d’abord la lecture courte qui s’est imposée. Les liseuses et plus généralement la lecture longue sur écran sont encore loin d’avoir atteint une quantité significative de pratiques. Il semble bien que l’on puisse rapprocher l’idée de la lecture longue d’une sorte de modèle culturel idéal prôné par certaines « élites » (ou supposées telles) dans les populations dominantes. Pour le dire autrement lire (et aussi écrire) serait aussi une affaire de « classes sociales ».
Ce qui déroute les commentateurs c’est que cet écart entre un idéal porté par la scolarisation et la pratique sociale ne cesse de s’accroitre avec le développement des pratiques numériques. On n’a jamais autant lu, autant écrit, mais quoi ? comment ? quand ? Sans compter que la lecture et l’écriture sont de plus en plus multimodales. On commente une photo que l’on vient de prendre et qu’on partage avec ses proches. Cet idéal scolaire est associé de plus en plus souvent avec la perte de qualité de l’écriture mais aussi de la quantité. Il y a une sorte de mythe de l’écriture lecture qui est aussi en écart avec les pratiques réelles. Ce mythe est porté, médiatisé par le livre, mais pas actuellement par l’ensemble des supports de l’écrit d’une part et pas par les nouvelles formes d’écritures multimodales comme la fabrication de vidéos par exemple. En opposant la lecture écriture classique et les pratiques sociales on conforte les ségrégations anciennes, celles qui font une école inégalitaire depuis deux siècles. En inféodant les pratiques de lecture-écriture au seules pratiques sociales on dérive vers ce qui est considéré comme une sorte de facilité, presque un populisme. Il faut donc trouver des clés pour permettre à tous d’avancer
Dans les classes, les enseignants sont confrontés à ces messages courts, parfois violents. Ils tentent d’ouvrir des chemins pour permettre aux jeunes de sortir de cette nouvelle dictature intellectuelle qui ne fait qu’en remplacer une autre. Il est indispensable de faire du lien entre ces deux extrêmes et pour le faire il faut tenir les deux pôles dans la classe, dans le quotidien de l’éducation (élever) et pas (seulement ?) de l’instruction (faire entrer). Les auteurs des programmes sont probablement bien loin de cette problématique à lire leurs productions. Agrégés, universitaires, intellectuels, inspecteurs généraux et autres sont parfois bien loin d’une problématique qui, il me semble, les terrorise ou tout au moins les déstabilise tant leurs productions en marquent le déni. Au quotidien l’enseignant est donc soumis à la gestion de cet écart. Au moment où nombre d’entre eux expriment leurs difficultés dans l’exercice de leur métier (et peut-être aussi de leur vocation), il est temps de se pencher sur ce que l’écrit, les écrits (multimodaux) font au monde, transformés qu’ils sont par les multiples possibles qui désormais sont de plus en plus accessibles à tous.
Bruno Devauchelle