La jeunesse peut-elle vivre sa soif d’émancipation et son aspiration à la liberté dans la Géorgie d’aujourd’hui ? Dans une société conservatrice, sous l’emprise de l’Eglise orthodoxe, comment un jeune danseur peut-il concilier son rêve d’accomplissement artistique et l’éveil de son désir pour un garçon (et rival) de son âge ? Levan Akin, cinéaste suédois, renoue ici avec ses racines géorgiennes et la réalité d’un pays, pétri de traditions rigides et de préjugés homophobes. Au plus près du jeune héros plein de grâce et d’innocence, le réalisateur saisit la fièvre d’un corps dans son entraînement chorégraphique et la flamme d’un cœur aux prises avec le bouleversement d’un premier amour ‘scandaleux’. Au-delà du récit (subtil) d’apprentissage, « Et puis nous danserons » laisse poindre les contradictions d’une Géorgie corsetée et intolérante, secouée par une jeunesse gorgée d’énergie visible et de désirs secrets, en quête de liberté. Une nouvelle génération qui voudrait tant, comme le héros lumineux de cette tragédie à bas bruit, que ses 20 ans soient le plus bel âge de la vie.
La danse, art officiel, vocation précoce
Les premières images en noir et blanc (archives TV), captation de spectacles traditionnels de la troupe officielle, donnent le ton : intégrer l’Ensemble national de Géorgie, voilà l’objectif de Merab (Levan Gelbakhiani), jeune danseur porté depuis l’enfance par ce rêve obsédant de reconnaissance inhérent à une telle appartenance prestigieuse. Nous le retrouvons à l’entraînement dans une salle de danse au parquet brillant avec une bande de garçons et de filles de son âge, aux côtés de sa partenaire et amie Mary (Ana Javakishvili). Voix forte, stature massive, le professeur, chevelu et viril, rabroue sans cesse avec brusquerie les apprentis danseurs et, en particulier, Merab. Silhouette élancée, traits fins, grâce infinie, ce dernier s’impose d’emblée à notre regard (conquis) comme un virtuose de la danse doté d’un talent manifeste et d’une capacité à interpréter librement les figures imposées.
En quelques scènes s’installe un climat de tension engendré par les exigences draconiennes de l’entraîneur tout en rendant perceptible la folle ténacité des élèves et du plus motivé d’entre eux.
Une vocation irrésistible stimulée par un contexte familial difficile. Merab, serveur dans un restaurant populaire, partage un petit appartement avec sa mère et sa grand-mère, et sa chambre avec un frère extraverti aux sources de revenus indéterminées et au goût immodéré pour les soirées alcoolisées. Parfois, dans l’espace entre leurs lits respectifs, en l’absence de son frère, Merab esquisse encore des pas de danse, poursuivant ainsi l’entraînement intensif et le rêve de toujours.
Premier amour, grandes conséquences
Nous sommes à ses côtés lorsqu’un événement majeur fait irruption dans son quotidien de danseur : l’arrivée dans le cours d’un grand garçon brun au sourire doux et au charme évident. Toute la bande succombe devant le pouvoir de séduction d’Irakli (Bachi Valishvili) rehaussé par des capacités artistiques le plaçant comme un rival potentiel de Merab. Peu à peu, nous percevons l’éveil d’une attirance réciproque, une sorte de coup de foudre lent et long qui ne dit pas son nom mais dont Merab ressent les effets (euphorisants, énergisants) sans pouvoir mettre des mots sur le trouble qui le bouleverse. Un trouble associé à la conscience que l’expression publique de ce sentiment amoureux, encore tabou dans la société géorgienne, comporte des risques pour leur réputation, voire un danger pour leur vie à chacun.
Alternance pertinente des séquences de répétition dans la crudité de la lumière diurne et la cruauté du regard du professeur(la discipline, les auditions devant un potentat de l’Ensemble national et l’exaltation de la danse), des scènes en famille (le mariage traditionnel, festif et coûteux, du frère obligé de régulariser sa liaison avec une jeune fille enceinte) avec des images nocturnes des soirées de jeunes un peu ivres, éparpillés dans les rues de Tbilissi, les jardins ou quelques boîtes de nuit enfumées, et des instants volés, solitudes aux couleurs fauves, des premières ébauches d’étreinte entre les deux amoureux tendres, timides et silencieux. Modulée par des chants polyphoniques traditionnels et des musiques contemporaines emblématiques de la jeune génération, la mise en scène suggère avec finesse les grands conséquences d’un séisme intime, à savoir la découverte du désir homosexuel dans une société hostile à ce désir. Ainsi tout le récit est-il sous-tendu par deux interrogations (et enjeux) majeurs : Quel danseur sera choisi pour faire partie de l’Ensemble national ? Merab et Irakli pourront-ils vivre leur amour au grand jour dans un contexte stigmatisant et homophobe ?
Formes corsetées, figure libre
Le réalisateur dit avoir présente à l’esprit la vision de la répression violente d’un rassemblement de quelques centaines de participants à une Gay Pride par des militants rassemblés à l’appel de l’Eglise orthodoxe, à Tbilissi en 2013. Depuis, une loi a été promulguée supposée protéger les ‘minorités’ sexuelles mais la culture homophobe reste dominante. « Et puis nous danserons » échappe cependant aux pièges du cinéma engagé ou militant en choisissant de suivre les premiers pas dans la (vraie) vie d’un jeune géorgien, fou de danse traditionnelle, a priori prêt à respecter les codes artistiques et les conventions sociales pour accéder au stade suprême de l’ascension sociale dans sa discipline. En confrontant cette ambition (compréhensible) à l’épreuve (radicale) du désir et du tabou social, le jeune cinéaste met au jour la dimension tragique d’une existence aux commencements si beaux. Nous ne dévoilerons pas les dernières (et magistrales) étapes de cette fiction, à la fois réaliste et lyrique, sociale et poétique. Il nous suffit de suivre du regard l’ultime prestation de Merab devant le sélectionneur officiel à l’œil sourcilleux. Serré dans un costume chamarré rouge et or, chaussé de hautes bottines noires cachant une blessure à la cheville, le jeune danseur virtuose s’engage dans une interprétation vertigineuse, inimaginable d’invention et de légèreté au regard des canons du folklore national. Comme l’ultime défi d’un corps qui se cabre, le geste transcendant d’un cœur qui se brise.
Sans esbroufe, le réalisateur Levan Akin invente avec « Et puis nous danserons » la figure libre d’un jeune héros géorgien qui refuse avec panache de soumettre son désir à l’ordre établi.
Samra Bonvoisin
« Et puis nous danserons », film de Levan Akin-sortie le 6 novembre 2019
Sélection Quinzaine des réalisateurs, Festival de Cannes 2019