Qu’est ce que la pédagogie coopérative en EPS ? Si elle est souvent pensée dans l’activité de conception de l’enseignant, sa mise en œuvre « in situ » dans la séance n’est pas toujours si évidente. Anthony Van De Kerkhove, professeur agrégé d’EPS et coordonnateur du groupe ressource régional « pédagogie coopérative » de l’AE-EPS (Association pour l’enseignement de l’EPS) donne des exemples concrets. Il interviendra lors de la Biennale de l’AE-EPS les 19 et 20 octobre.
Qu’entendez-vous par pédagogie coopérative ?
Cette pédagogie consiste à appuyer les apprentissages sur l’entraide entre élèves, ce que l’on désigne par « apprentissages coopératifs ». Nous la définissons comme « une approche pédagogique basant prioritairement et explicitement les apprentissages des élèves sur l’entraide et la coopération entre pairs ». Il ne s’agit donc pas de se limiter au seul « vivre ensemble » mais bien de faire partager aux élèves un projet beaucoup plus ambitieux.
N’y a t’il pas un paradoxe entre d’un côté permettre aux élèves d’apprendre ensemble et de l’autre intervenir auprès des élèves pour leur permettre de progresser ?
Oui en effet ! Le paradoxe est même inhérent à toute pédagogie puisqu’il s’agit toujours d’amener l’élève à faire seul ce que pour l’heure il est incapable de réaliser sans aide. L’originalité de la démarche coopérative consiste à miser sur l’intelligence collective, sur la richesse des interactions entre élèves pour parvenir à l’apprentissage et à l’autonomie. Ainsi, du point de vue de l’enseignant, il y a nécessairement une mise en retrait. Roger Cousinet, que j’aime citer, disait : « Il faut que l’enseignant cesse d’enseigner pour que les élèves commencent à apprendre. »
C’est une formule un peu choc mais qui résume assez bien la stratégie mise en œuvre pour gérer le paradoxe que vous évoquez. Mais cela nécessite des modalités d’intervention bien particulières de l’enseignant auprès des élèves (thème justement de la prochaine biennale AE-EPS). Nous avons par exemple mis en évidence le principe de « communications médiées » qui s’avère déterminant. Il consiste à ce que l’enseignant s’interdise de communiquer directement avec l’élève pratiquant pour s’adresser à son ou ses partenaires lorsque ceux-ci sont en charge de rôles sociaux. Cela permet ainsi de les former eux (observation, analyse, régulation et formulation de conseils) tout en amenant un feed-back pertinent au pratiquant (par la médiation des camarades). Cela est d’autant plus important, qu’on s’aperçoit que le non-respect de ce principe a tendance à aboutir à la déresponsabilisation des élèves en charge des rôles sociaux. Un de nos axes de travail consiste ainsi à déterminer différents principes généraux qui nous semblent favoriser les apprentissages coopératifs.
Vous évoquez des principes généraux, quels sont-ils ?
Ils vont du pôle didactique à l’organisation de la classe (groupement, structuration de la leçon…) en passant par la communication, comme nous venons de le voir, ou encore l’évaluation. Ils naissent souvent du fruit de nos expérimentations de terrain, de nos échanges et de nos analyses, que nous confrontons à la littérature scientifique.
Ont ainsi émergé quelques règles, par exemple celle du « juste compromis » concernant le groupement des élèves : entre la logique élève (à organiser autour du confort affectif) et la logique enseignante (à organiser autour d’objectifs éducatifs). Autre exemple, le principe d’une organisation ritualisée de la classe autour de rôles, de temps, d’aménagements de l’espace ou d’outils…
Pouvez-vous nous donner un exemple sur l’un de ces principes ?
Oui, je continue sur l’idée de ritualisation et d’outils. Nous avons pu mettre en avant l’importance de fournir aux élèves ce que nous avons nommé des « vecteurs d’interactions », c’est-à-dire des supports à même de déclencher mais également de structurer les interactions entre élèves. Grâce à cet « outillage » (désolé du terme un peu barbare !), le nombre d’interactions est augmenté car il rappelle les élèves à leur rôle : en badminton, avec l’usage de fiches de coaching, nous avons mesuré jusqu’à 4 fois plus d’interactions entre coachs et pratiquants (1). Au-delà de cet aspect quantitatif, l’outil doit être conçu de façon à permettre un étayage cognitif et à aider l’élève à observer et/ou analyser l’activité de son partenaire. Il s’agit ainsi de favoriser la qualité des interactions, c’est-à-dire la pertinence de leur contenu.
Est-ce cet outillage qui permet d’opérationnaliser cette pédagogie coopérative ?
Cette question de l’outillage illustre assez bien la philosophie générale de nos propositions qui s’appuient sur trois piliers. D’abord, il s’agit de placer au centre de nos démarches le contenu proprement disciplinaire, c’est-à-dire en EPS les apprentissages moteurs. Ils sont au cœur de nos leçons et donc de ces outils : quels que soient les supports (fiches, tablettes, cartons de jugement…), les élèves doivent être centrés sur l’apprentissage moteur, y percevoir un défi à relever, un obstacle à franchir, des savoirs à s’approprier… C’est ce qui les mobilise et donne du sens à leur coopération et à leurs apprentissages : on ne coopère pas pour le seul plaisir de coopérer !
Ensuite, il est question d’instaurer un climat propice à cette coopération en assurant notamment à chaque élève un statut par le rôle qu’il a à tenir.
Et enfin il faut assurer une réelle formation des élèves à la coopération en permettant des apprentissages méthodologiques et sociaux. Les outils de guidage, en structurant les interactions des élèves, favorisent le climat coopératif : ils cadrent le rôle de chacun et évitent de laisser des élèves dans l’errance ; ils doivent être conçus pour aider chacun à jouer son rôle le mieux possible, à s’y épanouir et à y développer des compétences. Bien évidemment cet exemple ne résume pas la démarche, qui ne se limite pas à l’usage d’outils. Elle requiert bien sûr un accompagnement et des régulations de l’enseignant. Elle suppose aussi de s’inscrire dans la durée et d’être pensée à l’échelle de l’année -voire du cursus- et si possible de façon pluridisciplinaire afin que se forment de véritables « habitus coopératifs » chez les élèves.
Pouvez-vous illustrer cette opérationnalisation dans une activité ?
Dernièrement David Couvert, qui est membre du groupe, a pu partager sa démarche lors d’une formation académique acrosport. En classe de 3ème, pour structurer la coopération intragroupe, il spécialise les élèves sur des rôles : le porteur, le voltigeur, le chorégraphe, le scribe et « El profesor ». Il explicite pour chaque rôle les attendus afin que les élèves réfléchissent à leur profil et/ou leurs aspirations pour s’orienter vers tel ou tel rôle. La différenciation opérée ici par David, si elle peut prendre différentes formes, est toujours très importante en pédagogie coopérative. Elle rejoint le souci de permettre à chacun de réussir, d’exprimer son potentiel, de trouver sa place au regard d’une responsabilité individuelle vis-à-vis du groupe ou de la classe. Une vigilance est d’ailleurs à avoir afin « que personne ne soit écarté ou enfermé dans un rôle secondaire d’exécutant » (2).
Par ailleurs, pour la coopération intergroupe, les élèves utilisent des cartons de jugement que David a conçu. Leurs retours sont toujours organisés en trois temps : 1) Annonce du niveau de maîtrise atteint (carton), 2) Description de ce qui a été observé et 3) Conseil qui est donné (fiche coaching). Chaque élève ne juge qu’un seul critère : alignement, maîtrise gymnique ou fluidité. Cette précaution est fondamentale : à la fois pour responsabiliser chacun mais aussi pour faciliter son observation en la ciblant et donc en réduisant la quantité d’informations à traiter. Les élèves manipulent donc sans cesse les critères attendus, s’observent, se conseillent. L’enseignant se place essentiellement du côté des observateurs afin de les former et de s’assurer de la pertinence de leurs retours (vous pouvez retrouver la globalité de sa démarche sur le site AEEPS régional Orléans-Tours).
Yves Bruant, autre membre du groupe, propose en 4ème (mais dans un autre contexte) une démarche très inductive dans laquelle les critères d’observation sont construits par les élèves eux-mêmes, groupe par groupe. Il s’agit pour les élèves de se constituer une « check-list ». Lorsqu’un groupe en observe un autre, les élèves doivent donc comprendre la logique de l’autre groupe avant de les évaluer et de les conseiller. Ce faisant, ils s’enrichissent des idées des autres qu’ils sont libres ensuite de reprendre à leur compte sur leur propre check-list. Dans ce cas, le guidage existe toujours, mais il est beaucoup plus ouvert. L’apprentissage repose encore davantage sur les élèves, parce qu’il s’agit ici d’un public scolairement favorisé et parce qu’une précédente séquence en danse a déjà pu les « armer ».
Vous évoquez d’autres membres du groupe, justement où en êtes-vous ? et quelles perspectives ?
Le groupe compte actuellement une quinzaine de personnes dont deux collègues de mathématiques avec qui nous croisons nos réflexions. Nous comptons élargir le groupe pour nous enrichir de nouveaux points de vue. D’une part, en continuant à nous associer à des collègues d’autres disciplines (histoire-géographie et anglais probablement). D’autre part, nous ambitionnons de passer du statut de groupe ressource régional (AE-EPS Orléans Tours) à celui de groupe ressource national, ce qui permettrait d’élargir nos rangs. L’objectif du groupe est de continuer à identifier des principes généraux, des invariants, favorisant la mise en œuvre de pédagogies coopératives, mais aussi de proposer des outils pédagogiques ainsi que des illustrations susceptibles d’aider des collègues qui souhaiteraient s’engager vers ce type de démarche. C’est pourquoi nous commençons à proposer des interventions et des formations en communiquant le fruit de nos travaux. Le 19 et 20 octobre prochains, Yves Bruant et moi-même interviendrons à la prochaine biennale AE-EPS : nos activités support respectives seront l’acrosport et le volley-ball. En mai, une grande journée de formation académique aura lieu, en partenariat AE-EPS-Inspection académique Orléans-Tours, pour traiter des processus coopératifs d’apprentissage. Par ailleurs, des articles seront probablement publiés prochainement via la revue Enseigner l’EPS, en particulier pour exposer notre cadre théorique.
Enfin, je profite de cette tribune pour renvoyer le lecteur à notre plaquette de présentation qui résume l’histoire ainsi que le cadre de travail du groupe et qui oriente vers des contacts pour les personnes intéressées.
Propos recueillis par Antoine Maurice
(1) La co-observation et la co-évaluation au centre de la pédagogie coopérative en EPS (Dossier « Enseigner l’EPS » n°2, 2016)
(2) La Riposte, Meirieu, 2018.