« On assiste à une véritable changement identitaire : un changement qui concerne la conception même du métier de professeur… Cher collègue, je crois qu’il est absolument essentiel que vous assumiez, dans ce moment particulier, une fonction de résistance ». C’est à nouveau à résister que Philippe Meirieu appelle dans cette nouvelle « Lettre à un jeune professeur » (ESF Sciences humaines). Résister contre quoi ? Contre la prolétarisation du métier soumis de plus en plus à des injonctions et des contrôles. Contre la toute puissance des neuroscientifiques qui veulent dicter la pédagogie comme si la salle de classe était un laboratoire. Mais surtout Philippe Meirieu appelle à « résister pour ». Pour la part profonde d’humanité qui est dans la transmission du savoir, pour ce pari sur l’avenir que font existentiellement les enseignants. Et pour cela, Philippe Meirieu aborde des questions de métier : discipline et disciplines, rapport aux élèves et aux savoirs, efficacité, relations avec l’institution. Alors que règne une ambiance particulièrement morose en ce moment dans les écoles et établissements, ce petit livre est surtout un acte d’espoir. Mais laissons Philippe Meirieu s’en expliquer…
Quelle est l’histoire de cette nouvelle édition, complètement refondue, de votre « Lettre à un jeune professeur » ?
La première mouture de ce texte date de 2005. J’avais, alors, dirigé l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres de l’académie de Lyon pendant cinq ans et renoncé à briguer un second mandat à la tête de cette institution en raison de mes profonds désaccords sur la plupart des dossiers, et, en particulier, sur celui de la formation des enseignants, avec le ministre de l’époque, Gilles de Robien. Pendant ces cinq années, je m’étais astreint à travailler régulièrement avec des étudiants et des stagiaires, dans le cadre de cours ou d’ateliers, en effectuant des visites de classes et en encadrant des mémoires professionnels. On parlait déjà du « malaise enseignant », des salaires insuffisants, des conditions de travail qui se dégradaient, des nominations dans des établissements difficiles sans préparation suffisante, des relations compliquées avec des parents trop indifférents ou trop intrusifs, des injonctions ministérielles absurdes, etc. La situation n’était sans doute pas aussi critique qu’aujourd’hui, mais on sentait monter la fatigue, le sentiment d’impuissance et, pour ceux qu’on appelait les « désobéisseurs », la détermination à mener un combat pour une École publique dont les valeurs fondatrices apparaissaient menacées.
Mais j’avais ressenti aussi une inquiétude d’un autre ordre, plus existentielle peut-être : beaucoup des jeunes enseignantes et enseignants me disaient vivre, en entrant, dans les classes, une grande déception : ils avaient choisi ce métier avec l’envie de transmettre une passion, de faire partager la joie des découvertes qui les avait eux-mêmes marqués ; ils voulaient accompagner des enfants et des adolescents sur le chemin de la culture… Et voilà qu’ils se trouvaient en face d’exigences qui n’avaient rien à voir avec cela : exigences institutionnelles (les évaluations qui se multipliaient), exigences administratives (la multiplication de la paperasse et des contrôles a priori) et exigences liées à la difficulté des situations sociales auxquelles ils étaient confrontés : ils s’épuisaient à « faire de la discipline » et à « gérer des conflits » : ils n’avaient plus ni le temps ni l’énergie pour préparer des cours intéressants, imaginer des situations pédagogiques nouvelles, etc.
Bien sûr, cette réalité-là n’avait pas échappé à certains « anti-pédagogues » qui en rendaient responsables ceux qui, comme moi et beaucoup d’autres, rappelaient qu’il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves apprennent. Ces « anti-pédagogues »-là ne cessaient de répéter en boucle : « Laisser les enseignants enseigner ! Arrêtez de les assommer avec des injonctions pédagogiques qui les détournent de la transmission des savoirs ! » Et, effectivement, les jeunes enseignants que je rencontrais ne demandaient qu’à enseigner, à transmettre des savoirs… Mais ils n’y parvenaient pas facilement : à cause de certaines « instructions » ministérielles, certes, mais aussi parce qu’ils étaient désarmés face à des classes qui ne voulaient rien entendre ! Leur dire « Enseignez ! Enseignez ! » ne servait à rien. Ils ne demandaient que ça ! Et ce problème fut le point de départ de ma première « Lettre à un jeune professeur ».
Vous avez le sentiment que la situation est la même aujourd’hui ?
Non, j’ai la certitude qu’elle est beaucoup plus grave ! Le mal-être des enseignantes et enseignants est considérable en cette rentrée. Sentiment d’impuissance, tâches insurmontables, dévalorisation sociale, questions sociales qui explosent un peu partout… et, simultanément, course à une efficacité qui impose la dictature du chiffre, examen permanent, injonctions programmatiques et méthodologiques qui se déversent à jet continu. Une association étonnante de dogmatisme et d’amateurisme, de suffisance et de désinvolture.
C’est pourquoi j’ai beaucoup retravaillé ce que j’avais écrit en 2005. En effet, là où il y avait un « malaise », on discerne aujourd’hui les signes d’une véritable rupture. Rupture entre la fonction institutionnelle assignée aux enseignants et le projet anthropologique qui les porte. Alors que l’on nous dit que nous avons un « ministre des professeurs », il n’y a jamais eu autant de distance entre la somme des tâches, les programmes et les réformes imposées, d’une part, et le « projet d’enseigner », d’autre part, en ce qu’il est désir de transmettre, de faire découvrir la joie de comprendre et de créer du commun par la culture entre les humains.
Certes, comme je le montre dans le livre, il est inutile de rêver sur un hypothétique âge d’or de l’enseignement où les élèves, spontanément motivés et disponibles, auraient été parfaitement en adéquation avec les savoirs qui leur étaient enseignés. J’évoque Socrate, discourant au bord d’un ruisseau avec un de ses disciples qui, au moment où le maître veut s’interrompre, le supplie : « Pas encore Socrate. Restons encore un peu à causer de ce que nous venons de dire… » Hélas, les enseignants dont les élèves sont aujourd’hui aussi empressés et motivés se font rares ! C’est que l’enseignement est devenu une gigantesque machinerie où il faut désirer apprendre aux horaires indiqués, avec des personnes contraintes d’être là et dans des conditions matérielles souvent assez peu attrayantes. Cet écart entre une sorte de « scène primitive » de l’enseignement parfait, à laquelle chaque professeur aspire qu’il l’avoue ou non, et la réalité du quotidien, évidemment toujours plus « médiocre » que cet idéal, était jusqu’à présent comblé par la pédagogie, entendue comme un ensemble de doctrines et d’outils à disposition d’un professeur-concepteur, maître de sa classe et libre d’utiliser ou d’inventer avec ses élèves les situations et les médiations pédagogiques dans lesquelles il trouvait lui-même du plaisir à enseigner pendant que ses élèves trouvaient du plaisir à apprendre.
Or ce « bricolage » (au beau sens du terme) est devenu, si ce n’est totalement impossible, du moins complètement épuisant. Il est épuisant parce que notre école n’a pas pris la mesure des mutations sociales auxquelles elle a à faire. Il est épuisant parce que cette école n’a pas de projet pédagogique clair qui puisse servir, tout à la fois, à se repérer et à se situer par rapport aux demandes des parents. Il est épuisant parce que ce qui nous est « vendu » comme devant nous simplifier le travail, nous le complique énormément. Il est épuisant parce que les établissements sont devenus des machines à enseigner qui ne sont plus à échelle humaine, où des relations humaines équilibrées sont presque impossibles tellement les contraintes sont lourdes et où les élèves comme les enseignants sont renvoyés à la solitude ou aux complicités sans lendemain.
Alors, faut-il désespérer complètement ? Il y a quand même de belles initiatives, de beaux témoignages de résistance pédagogique à la technocratie…
Oui, bien sûr et je m’en réjouis vraiment. Je ne me résigne pas ! Bien au contraire ! C’est pour cela que j’ai réécrit ce livre, pour montrer que le métier d’enseignant ne peut pas, ne doit pas être réduit à un ensemble de compétences techniques coupées de tout projet personnel et de société. Pour dire qu’enseigner, aujourd’hui, reste malgré tout possible et que c’est un métier extraordinaire, bien loin des caricatures qui fleurissent ici ou là. Un métier d’invention où l’on peut trouver des satisfactions fantastiques.
J’avais aussi envie de redire, plus clairement encore que je ne l’ai déjà dit, à quel point la pédagogie n’était pas un ensemble de techniques qui viendraient se rajouter aux contenus de savoirs, comme une sorte de rhétorique pour capter, séduire et exercer son emprise sur les élèves. La pédagogie se construit dans le travail de transmission lui-même, en interrogeant les conditions de cette transmission, en cherchant à lever les blocages qui peuvent l’empêcher. Il ne s’agit jamais, face à une difficulté, d’en rabattre sur le niveau d’exigence, mais bien plutôt de chercher les voies qui permettent à tous et à toutes d’accéder à ce niveau d’exigence. On a trop entendu que la « démocratisation » de l’enseignement n’était, en réalité, qu’une résignation à la baisse du niveau. Ce n’est pas ma conception. Mais, pour que la démocratisation, ne soit pas la baisse du niveau, il faut plus de pédagogie authentique. Or, ce que nous vivons aujourd’hui, c’est la technocratie partout et la pédagogie nulle part.
Vous évoquez, dans le livre, des questions très concrètes comme les relations avec les parents, l’évaluation ou la discipline dans les classes. Vous pensez que la formation n’est pas pertinente sur ces sujets?
Tout le livre s’efforce de réconcilier le « projet d’enseigner » et la réalité du métier. Il ne s’agit pas, pour moi, d’avoir des enseignants qui, d’une part, enseignent et, d’autre part, savent obtenir le silence en classe, gérer les relations avec les parents, évaluer leurs élèves et participer au projet d’établissement. Comme s’il y avait deux dimensions qui étaient en concurrence dans la pratique et dans la formation. Il s’agit de lier toujours ensemble ces deux versants du métier. C’est pour cela que j’explique que la discipline comme gestion de classe (dont on sait qu’elle est une des préoccupations des enseignants) n’est pas un domaine séparé de la discipline ou des disciplines à enseigner. Savoir organiser sa classe, c’est savoir organiser les meilleures conditions possible pour permettre aux élèves d’apprendre ce qu’on leur enseigne. Les questions de discipline sont des questions de structuration du rapport au savoir et c’est dans ce sens-là qu’elles doivent être abordées pour éviter les impasses pédagogiques. Je n’ai jamais cru que, pour former des enseignants, il fallait juxtaposer un peu de didactique et un peu de gestion de classe. Je crois qu’il faut travailler avec eux la situation de transmission en s’interrogeant sur ses différentes dimensions, les contraintes et les ressources qu’elle requiert. Au risque de choquer certains idéalistes élitistes, je suis convaincu que l’enseignement des notions mathématiques, philosophiques, littéraires, géographiques, c’est comme l’enseignement de la mécanique ou de l’ébénisterie : il faut préparer son espace de travail, installer ses outils, identifier les obligations et les interdits, etc. Les normes efficaces en classe sont celles qui émergent des exigences mêmes de la transmission. Après, s’il reste des problèmes de comportements, il faudra les travailler de manière spécifique… Mais on en évite ainsi beaucoup !
Vous dites aussi que les professeurs veulent bien être « efficaces » mais pas à n’importe quelles conditions ni sur n’importe quoi. Pourquoi ?
C’est assez terrible cette hégémonie de « l’efficacité » ! D’abord, parce qu’elle est souvent corrélée à la concurrence : on suppose qu’en éducation, comme dans « le marché », c’est la concurrence qui garantit la qualité ! Ensuite, parce que cela revient à faire piloter l’enseignement par… les résultats des tests standardisés, quitte à oublier tout ce qui ne se mesure pas par des tests et n’est pas quantifiable. D’ailleurs, cette « efficacité » n’est jamais vraiment définie et on peut s’interroger toujours sur « efficace à quoi ? » : à faire acquérir les critères de l’employabilité ou à éveiller la curiosité culturelle, le sens critique et la créativité artistique ? Enfin, parce qu’on saurait assez bien être « efficaces » avec des moyens qui ne seraient guère conformes à l’éthique du métier : or, l’enseignement n’est pas le dressage et la transmission n’est éducative que si elle est aussi émancipation… Et dire cela ne suffit pas, il faut ensuite s’interroger sur les conditions pour qu’une transmission soit émancipatrice et non assujettissante ou génératrice d’inégalités. Là-dessus, l’histoire de la pédagogie a beaucoup travaillé, mais, malheureusement, elle est trop oubliée et même assez méprisée aujourd’hui. Ce n’est pas un des moindres paradoxes de l’idéologie éducative contemporaine que de prôner l’exigence culturelle et de se replier sur des approches comme celles des neurosciences ou du développement personnel qui font précisément l’impasse sur la nature des médiations culturelles et leurs exigences propres.
Votre livre s’intitule « Lettre à un jeune professeur ». À l’heure de l’écriture inclusive et de la lutte pour l’égalité homme / femme, dans une Éducation nationale très féminisée, vous ne craignez pas d’être considéré comme sexiste ?
Si, évidemment ! Mais j’ai voulu garder ce titre en hommage à Rilke et à sa « Lettre à un jeune poète ». C’est vraiment un beau texte et j’admire sa démarche que j’ai tentée, modestement, de reproduire : ne pas aller chercher des justifications ou des injonctions ailleurs que dans le projet même qui nous meut en épousant une carrière… Cela dit, je n’ai pas voulu, non plus, alourdir mon propos. Si je trouve que l’écriture inclusive est justifiée dans des textes administratifs, pour signifier clairement qu’il n’y a ni préjugé ni exclusion, il me semble que, dès lors qu’on cherche à écrire avec un souci de fluidité de la langue, on peut s’exonérer de certaines règles.
Quant au sexisme dans l’Éducation nationale, il y a, en effet, beaucoup de progrès à faire : les stéréotypes de genres sont encore bien prégnants : combien de fois ai-je entendu dire d’une fille : « Elle a de bons résultats… mais c’est parce qu’elle travaille ! ». Sous-entendu : « Elle compense son manque d’intelligence par un labeur plus besogneux ! ». Faisons la chasse à tous ces clichés insupportables qui expriment une vraie rupture d’égalité. Être professeur, c’est aussi cela : savoir ce que parler veut dire et ne pas se laisser aller à la facilité. C’est exigeant, mais je suis convaincu que l’exigence ne fait pas peur aux jeunes qui envisagent un métier : ce sont les métiers réputés les plus difficiles et extraordinaires qui sont les plus attractifs ! Ce qui fait peur, en revanche, c’est quand les difficultés d’un métier ne sont référées à aucune ambition avec laquelle faire corps, avec aucun projet d’avenir. Or, pour moi, enseigner n’est pas seulement un « métier d’avenir », c’est LE métier de l’avenir. Il serait temps que la France s’en aperçoive !
Propos recueillis par François Jarraud
Philippe Meirieu, Lettre à un jeune professeur, ESF Sciences Humaines, ISBN 978-2-7101-3978-2 . 12.90€
En librairie à partir du 17 octobre. En commande dès maintenant à l’adresse ci-dessous.