C’est au début des années 2000 que les téléphones mobiles vont commencer à élargir leurs fonctionnalités pour intégrer les fonctions offertes par les PDA (assistants personnels numériques) et ainsi accéder aux mêmes services par téléphone (3g 4g etc.) et par wifi. L’apparition de l’iPhone sur le marché en 2007 donne le signal de départ d’un mouvement qui va très rapidement transformer le paysage numérique global. La concurrence s’est très vite déployée et Apple a fini par passer derrière ses concurrents après avoir été dominant. Mais ce qui importe ici c’est la généralisation d’un objet technique aux fonctionnalités désormais relativement stabilisées et surtout son accueil positif par la totalité de la population, comme en attestent les enquêtes multiples disponibles. Dès 2013 le monde de l’entreprise et des organisations s’interroge sur la transformation des comportements des salariés dans leur usage de cet appareil dont ils disposent chacun à titre professionnel et le plus souvent personnel dans leur activité professionnelle. L’affaire « BlackBerry » et son histoire (plus ancienne) dans le monde des téléphones mobiles illustre bien les questions qui se posent. Alors que se multiplient les usages des matériels personnels, les entreprises s’interrogent sur l’hypothèse de demander aux employés d’amener et d’utiliser leurs propres appareils, c’est la naissance du Bring Your Own Device (BYOD, en français AVEC).
L’émergence du BYOD en éducation
C’est surtout la diffusion des smartphones auprès des jeunes (de 12 à 25 ans en particulier) qui a amené à de nombreux propos, articles, études entre 2014 et aujourd’hui. Le plus souvent dénonçant les attitudes des jeunes, ces propos auraient mérité davantage d’approfondissement, le débat s’arrêtant trop souvent à des impressions. Le monde de l’éducation et ses divers acteurs se sont interrogés sur la place à donner à ces comportements individuels des élèves. Une vidéo de 2010 proposée à l’époque (Curiosphère-France Télévision et les lycéens de Monistrol sur Loire) mettait en évidence l’utilisation personnelle des premiers smartphones pendant les cours au lycée. Ce film passé largement inaperçu et désormais introuvable (?) en ligne a pourtant eu le mérite de poser la question : peut-on utiliser son matériel personnel en classe ?
À partir de 2014, en éducation, à la suite du monde professionnel, le BYOD apparaît dans l’espace de discussion sur le numérique éducatif. Si jusqu’à présent on parlait des pratiques des jeunes en dehors de la classe, désormais la continuité est de mise : les élèves apportent leurs appareils en classe et parfois les utilisent. Qu’en est-il alors des enseignants ? Dans le même temps, interrogeant des enseignants lors d’un atelier, la réponse de plus de la moitié d’entre eux fut : « oui, nous faisons utiliser leur propre matériel aux élèves qui en disposent ! » Petit à petit au cours des cinq années qui ont suivi, cette question du BYOD est venue nourrir nombre de réflexions dans la tête des enseignants. Toutefois la forme de « clandestinité » de ces pratiques est restée majoritaire : « on ne revendique pas cela, on le fait ! » C’est alors que commencent à s’affronter deux thèses. La première est celle de la normalisation, la seconde celle de l’interdiction. Une troisième celle des zélateurs est bien sûr aussi présente comme à chaque fois qu’une hypothèse nouvelle se fait jour.
Trois thèses en présence
La thèse de l’interdiction est symbolisée par l’article 511.5 du code de l’éducation (3 aout 2018). En formulant cette loi le ministère a surtout pris acte d’un état de fait : les smartphones sont dans les classes et il est possible de les utiliser pour des raisons pédagogiques. Dans le même temps, hors de question d’entériner une vision BYOD institutionnalisée, au moins au collège. Pour le lycée les choses sont plus floues et pourtant c’est là en premier que se pose la question. En prenant une position hautement symbolique, le ministère de l’éducation nationale, a tenté de transférer le débat au niveau des établissements en leur demandant d’ajuster le règlement intérieur…
La thèse de la normalisation est marquée par plusieurs textes. D’une part le guide pédagogique du BYOD publié par la DNE, d’autre part le « Cadre de référence pour l’Accès aux Ressources pédagogiques via un équipement Mobile » (CARMO) qui installe la notion et enfin l’appel à projet BYOD publié au printemps dernier et dont les réponses (très rares semble-t-il) sont parvenues au ministère en fin septembre. On peut remarquer ici la prudence des uns et des autres. L’appel à projet, par exemple, est tellement restrictif en termes d’attribution de « prêts » que l’on se demande comment faire, le cahier des charges semble particulièrement compliqué à respecter.
Une troisième thèse, celle des zélateurs du BYOD, est symbolisée par l’étude faite pour les départements de France par Klee group. Ce document et la page de présentation sont suffisamment éloquents pour comprendre ce qui se joue. Influencés par certains conseillers, les auteurs de ce rapport déclarent : « Il faut dire que la solution semble tout à la fois innovante et plus économe des deniers publics ». On retrouve là le refrain des promoteurs habituels de toute nouveauté technologique, même s’il s’avère que ces propos sont contredits : ainsi il suffit de lire le guide pédagogique du ministère pour se rendre compte qu’il n’y a pas d’innovation, mais simple adaptation ; il suffit aussi d’interroger quelques collectivités ayant essayé d’intégrer les appareils personnels dans leur système d’information des établissements scolaire pour se rendre compte des coûts réels importants induits par cette forme d’équipement.
Pour mémoire, voici le texte argumentaire de l’appel à projet proposé sur le site du ministère :
« L’appui de l’État aux collectivités en matière d’équipements numériques peut prendre des formes variées. Si la modalité d’amorçage en cours de déploiement consiste à co-financer l’achat par les collectivités d’équipements mobiles (« plan tablettes »), la très large diffusion de ces équipements au sein de la population et leur renouvellement technique rapide conduisent à privilégier désormais le développement de projets dits « AVEC » (ou « BYOD », « Bring Your Own Device ») reposant sur l’usage en milieu scolaire de leur propre équipement par les élèves. Les projets AVEC contribuent à l’allégement du poids des cartables, facilitent l’appropriation de l’outil numérique par les intéressés et atténuent les risques de rupture entre pratiques numériques éducatives effectuées pendant et hors du temps scolaire. Ces progrès devant bénéficier à l’ensemble des élèves, quelle que soit leur situation sociale, leur déploiement s’accompagnera du co-financement par l’État de dispositifs expérimentaux spécifiquement destinés aux élèves ne disposant pas d’un équipement mobile utilisable en classe. » On ne peut qu’être étonné de ces propos en regard des autres textes publiés sur le sujet. Où est la cohérence ?
Où en est-on ?
Où en sommes-nous en ce début octobre 2019 ? En premier lieu l’appel à projet BYOD n’a reçu que très peu de réponses (pas plus de 1 sur 20 d’après les enquêtes que nous avons menées). Le BYOD ne fait plus l’objet de publications officielles mais uniquement de quelques travaux de recherche (cf. par exemple les travaux du laboratoire Techne au LP2I de Jaunay-Clan). Est-il pour autant mis de côté ? Dans nos échanges avec les enseignants, on peut s’apercevoir que l’utilisation des smartphones par les élèves est d’abord une question de « liberté pédagogique ». Utiliser les appareils personnels des élèves s’installe désormais en continuité des équipements et des pratiques en place. Rappelons que l’enseignant cherche d’abord à ajuster au contexte les règlementations qui pèsent sur lui. Dès lors, il va choisir les « meilleurs moyens » de parvenir à un apprentissage pertinent et efficace, fût-ce au risque d’utiliser les smartphones des élèves. Mais dans ce cas, ils sont aussi soucieux de ne pas pénaliser certains élèves et adaptent leur dispositif pédagogique et didactique. Outre les contraintes de programmes, les enseignants doivent aussi faire avec les moyens matériels, les infrastructures et leur fonctionnement.
Le BYOD retourne donc de là où il venait c’est-à-dire à une pratique « compensatrice », « adaptatrice ». Le BYOD ne passe pas la barrière de l’institutionnalisation ou au moins d’une prescription éventuelle. La tendance majoritaire reste bien sûr à l’équipement institutionnel (cf. les plans d’équipements individuels des élèves en lycée dans plusieurs régions ou en collège dans les départements). En effet si l’on réfléchit à l’architecture globale du système d’information et si l’on veut assurer au mieux la sécurité, la fiabilité, il vaut mieux que l’ensemble soit pensé en système et en cohérence. Où alors peuvent s’insérer les appareils personnels mobiles ? En périphérie et essentiellement en dehors du système d’information (hormis quelques applications spécifiques) et surtout à l’initiative des utilisateurs eux-mêmes, enseignants dans les classes, élèves et familles dans le quotidien. C’est donc un usage limité des appareils personnels, un usage non institutionnalisé, mais surtout un usage adapté aux situations.
Le BYOD et la question éducative
Reste à aborder une question essentielle : la dimension éducative portée par la place que l’on donne aux équipements personnels dans la classe, dans l’établissement. Innovation et économies d’échelle, arguments portés par certains zélateurs, ne sont pas vraiment centrés sur l’idée d’éducation… L’utilisation clandestine et occasionnelle répond, elle, à un pragmatisme et un souci d’efficacité. Mais c’est dans ce deuxième cas que peuvent se poser les bonnes questions éducatives. Permettre aux jeunes de comprendre les usages pertinents, de développer une véritable autonomie responsable dans l’usage de leurs matériels personnels apparaît nettement dans les témoignages variés dans les cours ou au CDI. On voit alors que la dimension éducative de l’utilisation des smartphones peut se déployer. L’arrivée de PIX devrait être aussi une bonne occasion d’interroger l’utilisation des smartphones en regard de celle des ordinateurs et plus globalement pour amener les élèves à piloter réellement les équipements et leurs usages. La dimension éducative, qui va au-delà des frontières physiques du monde scolaire est encore à questionner, mais pour l’instant cela reste encore à explorer.
Bruno Devauchelle
Trois documents clé :
L’étude sur le numérique éducatif pour l’Association des Départements de France, Klee Group (2017)
Le guide pédagogique du BYOD V1.2 (maj 26 juillet 2018)
Le guide Cadre de référence pour l’Accès aux Ressources pédagogiques via un équipement Mobile (CARMO – BYOD p.49 du 12/2018)
L’appel à projet BYOD lancé par le ministère (mars 2019)
Arrêté du 28 mars 2019 relatif à l’approbation du cahier des charges de l’appel à projets « collèges numériques et expérimentation de projets pédagogiques innovants s’inscrivant dans une démarche BYOD/AVEC »