Quel rapport les jeunes d’aujourd’hui entretiennent-ils avec la politique ? Comment appréhendent-ils le monde ? Ont-ils envie de le changer ? Des questions complexes que Jean-Gabriel Périot pose à des lycéens en option cinéma au lycée Romain Rolland d’Ivry-sur-Seine. Après la cinéaste Claire Simon (« Premières solitudes », 2018), les équipes pédagogiques de l’établissement et du cinéma Le Luxy invitent le réalisateur passionné par l’histoire récente de la violence politique et des idéaux révolutionnaires (« Une Jeunesse allemande », 2015, « The Devil », 2012, notamment). Ce dernier invente un dispositif original impliquant les jeunes dans la réalisation d’un documentaire. Il mêle en effet remakes de scène du cinéma engagé d’après-68, choisies, rejouées et filmées par les élèves et longs entretiens face caméra réalisés par le cinéaste lui-même. Un procédé déroutant pour un résultat passionnant. Grâce à la bienveillance de leur intervenant, dans la confrontation stimulante à des utopies lointaines, à travers leur interprétation sensible, au présent, d’images du passé, des adolescents nous livrent le portrait incertain et changeant d’une jeunesse inquiète, a priori éloignée de la politique et de ses fondements. Et brusquement la réalité rattrape les apprentis cinéastes. Nous les voyons alors acteurs de leur propre vie, s’engager ici et maintenant. Comme si la première expérience de création et de lutte chez ces jeunes redistribuait les cartes et faisait voler en éclats l’hypothèse de « Nos défaites ».
Atelier cinéma, mises à l’épreuve
Durant l’année scolaire 2017-2018, intervenant comme réalisateur, Jean-Gabriel Périot propose aux élèves de Première en option cinéma au lycée Romain Rolland d’Ivry-sur-Seine de travailler ensemble à la réalisation d’un documentaire qui interroge leur relation à la politique, leur perception de la société dans laquelle ils grandissent, leur désir (ou non) de changer le monde. Pour mettre en œuvre ce projet casse-cou, le cinéaste organise l’atelier de façon à ce que certains lycéens passent devant la caméra en tant qu’acteurs et d’autres derrière la caméra en rejoignant l’équipe technique. Il leur offre aussi la liberté de choisir, parmi plusieurs fictions et documents du cinéma engagé dit de Mai 68, les scènes de films dont ils aimeraient fabriquer les remakes. Au sein de ces ‘archives’, les jeunes retiennent des extraits de « La Chinoise » de Jean-Luc Godard, 1967, « La Salamandre » d’Alain Tanner, 1970, « Avec le sang des autres » du Groupe Medvedkine de Sochaux, 1974, « Camarades » de Marin Karmitz, 1974, « La Reprise du travail aux usines Wonder » filmée par des étudiants de l’Idhec, 1968, Citroën-Nanterre mai-juin 1968 de Edouard Hayem & Guy Devant, 1968, « A pas lents » du collectif ciné-lutte, 1968 et « A bientôt j’espère » de Chris Marker & Mario Marret, 1968.
Au fil des remakes de certaines scènes, le jeu sensible et émouvante d’actrices (et d’acteurs) en herbe font revivre, par exemple, le cri de révolte d’une jeune travailleuse refusant de retourner dans cette ‘taule’ (l’usine Wonder) à la fin de la grève en 68 ou la liberté poétique de l’ouvrière rebelle, héroïne de « La Salamandre ». Des réinterprétations au mot près, imprégnées de la magie des premières fois, tantôt saisissantes de précision et de vérité dans l’incarnation et son léger tremblement. Le tout capté par les jeunes camarades derrière la caméra, au son, à la lumière, aux prises avec les contraintes techniques et artistiques.
Parallèlement, le cinéaste en voix off questionne avec bienveillance, dans une relation fraternelle, ces jeunes actrices et acteurs sur leur compréhension des enjeux dans les scènes qu’ils ont jouées et tournées. A la lumière de longs entretiens individuels, cadrés en plan moyen, face caméra, Jean-Gabriel Périot discute avec chacun de sujets complexes, et essentiels, comme l’environnement économique dominant et leur besoin de trouver un emploi, leur ignorance du syndicalisme, leur méfiance à l’égard des politiques, leur difficulté à définir la politique et à concrétiser l’engagement et une ‘cause’ qui mériterait qu’on s’y sacrifie, tandis que certains récusent le recours à la violence pour transformer le monde. Même s’ils n’ont pas toujours les mots pour le dire, d’autres interrogations, relancées par la voix douce du réalisateur, les traversent sur l’organisation de la société, le rôle des règles et de la loi, leur rapport à la solidarité, leur conception du bonheur.
Fabrique d’utopies passées, leçons de vie
A la vision du montage alterné des scènes rejouées et des entretiens avec les jeunes impliqués dans le documentaire, plusieurs décalages nous frappent. Comment peuvent-ils interpréter avec autant de justesse et de pertinence des situations (archives ou fictions) qu’ils n’ont pas connues, à une époque d’embrasement et d’utopie qu’ils ont bien du mal à comprendre, tant cette période lointaine leur paraît différente de la leur ? Comment expliquer que la mémoire de cette histoire récente ne leur ait pas été transmise ? D’où vient leur absence de ‘culture politique’ et le gouffre qui semble les séparer des jeunes générations qui les ont précédés ?
Jean-Gabriel Piérot ne cherche pas à apporter des réponses à la place des adolescents avec qui il réalise ce documentaire incisif et décapant. Le dispositif mis en place et le résultat obtenu par tous les protagonistes de l’aventure mettent en lumière avec acuité la transformation socio-économique de notre pays, les mutations des idéologies et la difficile construction d’un nouvel idéal collectif. Nous y voyons aussi les inquiétudes et les élans d’une jeunesse pragmatique et individualiste, aussi méfiante envers la politique que rétive à toute forme de violence ou de révolte collective.
Pourtant, un événement important et inattendu, lié à l’actualité éducative et à la mobilisation de lycéens contre la réforme du baccalauréat, fait irruption dans le quotidien des élèves de Romain Rolland et les amène, pour certains, à entrer en lutte. A ce stade, Jean-Gabriel Périot prend le risque de faire rejouer un autre événement récent vécu par d’autres lycéens (une garde à vue de fauteurs de troubles avec alignement à genoux les mains croisées derrière la tête à Mante-la-Jolie). Entre le bouillonnement passé d’une génération engagée et l’enlisement présent d’une jeunesse supposée ‘apolitique’, un pont est possible. L’interprétation, donnée par les jeunes acteurs du documentaire-de l’expérience de la violence et de la répression, vécue par d’autres jeunes-, rejoint leur premier engagement concret, se nourrit des premiers enseignements tirés de leur propre lutte.
Audace des partis-pris, radicalité du geste artistique, admiration pour le cinéma politique pourraient remettre en cause le bien-fondé de l’entreprise. Il n’empêche. « Nos défaites » ne se contente pas d’interroger le rapport à la politique, le nôtre, celui d’enfants de l’école de la République. Le film hybride de Jean-Gabriel Piérot, fruit d’un travail collectif, révèle les capacités de création et le potentiel d’énergie d’une jeunesse en mal d’avenir. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder la jeune fille à la longue chevelure châtain, qui rejoue une scène de « La Salamandre », et de l’écouter lire à son compagnon d’une voix claire les mots du poète : « Oui. Ce sera une belle journée, le soleil de la liberté réchauffera la Terre de plus de bonheur que toute l’aristocratie des étoiles, une nouvelle génération se lèvera, engendrée dans des embrasements choisis…».
Samra Bonvoisin
« Nos défaites », film de Jean-Gabriel Périot-sortie le 9 octobre 2019
Festival international du film de Sarlat, Festival de Berlin, Prix CICAE, 2019