Quel impact du New Public Management sur les enseignants ? Rarement le numéro d’une revue savante aura été publié aussi en phase avec l’actualité. Avec le suicide de C. Renon, la gestion des ressources humaines dans l’éducation nationale est redevenue un sujet brûlant. Le nouveau numéro d’Administration et éducation (n°163), la revue de l’AFAE, est publié alors que la dernière lettre de la directrice de Pantin accuse l’institution scolaire. Et des « risques du métier » il est bien question dans ce numéro qui donne des chiffres et des témoignages de cadres, notamment de directeurs d’école. Et puis il y a la question de la crise du recrutement pour laquelle Pierre Périer relativise, chiffres à l’appui. Mais la particularité de ce numéro c’est de réunir des contributions de qualité qui souvent remettent en question le statut des enseignants. Alain Boissinot y défend la fin des concours de recrutement et montre que l’évolution est en marche… Camille Terrier, Julien Combe et Olivier Tierceux reviennent sur leur nouvel algorithme d’affectation des enseignants. Léa Palet montre que l’heure est maintenant au mérite dans les carrières enseignantes. Le New Public Management emporte tous les repères d’une « gestion des ressources humaines » en construction.
En phase avec les réformes actuelles
« La politique des ressources humaines à l’éducation nationale est-elle à la hauteur des ambitions et des défis ? Comment y concilie-t-on gestion de masse et reconnaissance de compétences singulières, cadre national et autonomie locale, spécificités d’un « magistère » inscrit dans le projet de la Cité, attentes d’une « profession » exercée dans le cadre d’un parcours personnel, exigences d’un « métier » accompli au sein de successives équipes éducatives ?… À l’heure du New Public Management, comment fonder sur un dialogue régulier et confiant entre l’institution (anticipant et exprimant ses besoins) et ses artisans (formulant leurs voeux) le déroulement d’une carrière qui doit inclure une mobilité concertée et raisonnable et ne peut ni ignorer pratique réflexive, évaluation et formation, ni renoncer à encourager et promouvoir ? » Revue de cadres du système éducatif, ce nouveau numéro d’Administration et éducation, qui rend compte de son dernier colloque, va en fait bien au-delà de ces questions pour présenter un tour d’horizon des réflexions qu’inspire la réforme de la gestion des ressources humaines actuellement dans l’Education nationale.
Les risques du métier
D’entrée, les deux articles qui évoquent les « risques du métier » font résonance avec une actualité particulièrement touchante. » Être cadre en 2019 à l’Éducation nationale, est un véritable challenge. L’institution peut quelquefois exhorter les managers à faire preuve d’enthousiasme, d’audace et d’inventivité alors que la culture et l’organisation sont extrêmement bureaucratiques, le processus décisionnel souvent très centralisé, ce qui rend l’audace rare », écrit Marlyse Trichet-Biette, une consultante. » Mon expérience auprès de diverses équipes de cadres de l’Éducation nationale… me permet de porter un regard spécifique sur ce qu’il est commun d’identifier comme les cinq facteurs d’exposition au risque du burn-out : la surcharge de travail ; le manque de contrôle sur le travail ; une reconnaissance insuffisante ; les tensions au travail et le manque de soutien entre collègues ; le conflit entre ses valeurs personnelles et les exigences d’un emploi ». Un atelier sur ces risques, dont Isabelle Klépal rend compte, rappelle que le risque de burn out est de 23% chez les directeurs d’école; 14% chez les chefs d’établissement et 9% chez les inspecteurs. Il n’ya donc pas de surprise du coté de l’institution, d’autant que les syndicats alertent depuis longtemps l’administration.
» Un premier élément ou groupe d’éléments concerne la surcharge de travail et la façon d’y faire face : multiplication des tâches bureaucratiques, technicité de ces tâches et difficulté à les déléguer ». En écoutant ces cadres, dont des directeurs d’école, on croirait relire C. Renon. » Le deuxième groupe d’éléments rassemble tout ce qui tourne autour des temporalités bousculées et de la gestion du temps : injonctions verticales et sollicitations impromptues, sentiment de devoir toujours agir dans l’urgence, impossibilité de choisir le bon moment pour mettre en place une démarche réfléchie. Les risques engendrés pour soi sont de l’ordre du stress, de la démotivation créée par le sentiment d’un travail empêché, ils s’avèrent aussi, pour la structure dont on a la charge, de l’ordre du manque de précaution voire de réels manquements aux règles de sécurité ou de droit. Ont été également évoqués les facteurs qui concourent au sentiment d’isolement du cadre. Il s’agit d’une part du manque de soutien hiérarchique, manque de confiance réciproque et peur du jugement et d’autre part… D’autres facteurs, enfin, pourraient se rassembler sous un titre volontairement provocateur : « le risque de perdre le sens » ».
» Les situations de mal-être des cadres interpellent la société et cela n’échappe pas aux rectorats qui tâchent de mettre en place des réseaux de pairs référents pour apporter l’écoute et l’appui nécessaires aux personnels de direction qui en font la demande », écrit I. Klépal. Il ne semble que cela ait gagné Pantin…
Le recrutement à l’heure du new public management
Mais l’essentiel de ce numéro est consacré à la gestion des personnels de l’éducation nationale c’est à dire principalement au recrutement et à la gestion des enseignants. Dans un article très clair, Robert Rakocevic (Depp) montre comment le New Public Management met en crise le recrutement des enseignants dans l’Europe entière. Les systèmes éducatifs sont pris dans la contradiction entre des exigences de plus en plus élevées et un controle de plus en plus étroit pour les enseignants et une crise du recrutement. Les thèses de R Rakocevic avaient fait l’objet d’un article dans le Café pédagogique en 2017. La solution à cette contradiction c’est le recrutement massif de contractuels à coté des « vrais » enseignants.
Dans le prolongement la crise du recrutement fait l’objet de 4 articles qui tous remettent en question les idées installées et souvent les statuts. Olivier Tercieux, Camille Terrier et Julien Combe proposent un algorithme pour l’affectation des enseignants en lieu et place de la procédure actuelle. Le Café pédagogique avait rendu compte de ce travail en 2015 et 2016. Le nouvel algorithme serait plus « efficace » mais il met à mal les droits des enseignants et aussi leurs organisations. Il a pourtant de l’avenir : la loi Dussopt supprimant le controle des syndicats sur les affectations pourrait lui permettre de prendre son envol.
Pierre Périer revient sur le concept même de crise de recrutement pour la relativiser. » Le manque de candidats a un caractère académique dans le premier degré et disciplinaire dans le secondaire. Ainsi, par contraste avec les académies déficitaires, celles de Rennes, Nantes, Montpellier ou encore Toulouse ont des taux d’admission d’environ 16 % au concours externe de professeur des écoles… La situation se serait dégradée dans quelques académies en particulier, celles en outre où le nombre de postes à pourvoir est singulièrement plus élevé », écrit-il. C’est quand même compter sans la hausse du nombre de ces académies en crise. Au début il n’y avait que Créteil. En 2019 ce sont 6 académies qui sont en déficit : Créteil avec 483 postes, Versailles avec 368, la Corse (-9), Orléans Tours (-6), Nice (-4), et Montpellier et Nancy Metz (-1).
Plus convaincant : » On peut rappeler que le nombre de candidats présents pour un poste en 1993 était de 2,6, identique à celui observé en 2015 ou 2016 mais deux fois inférieur à celui du début des années 2000. La comparaison vaut également pour le secondaire avec 2,7 candidats pour un poste en 1993 ou encore 3,7 en 1994 et 3,4 en 2015. Ajoutons que la part des enseignants non titulaires dans le second degré public a déjà été à plusieurs reprises supérieure à ce qu’elle représente aujourd’hui (près de 8 % en 1993 contre moins de 6 % en 2015) ». Pour lui , » Dans un contexte général de tensions dans le recrutement des enseignants du secondaire, l’état de « crise » ou de manque de candidats au niveau des attendus des jurys de concours ne s’appliquerait donc que de manière sectorielle ».
P Périer préfère parler d’attractivité variable selon les catégories sociales. » Il n’est pas sans intérêt en effet de souligner qu’au moment où les étudiants en formation initiale hésitent davantage à présenter le concours, d’autres catégories de candidats se montrent plus disposées à engager une « seconde carrière » dans l’enseignement du premier degré et, à un niveau moindre, dans le secondaire.. Cette diversification sociale du vivier de recrutement montre que l’attractivité du métier peut s’exercer à d’autres moments dans la trajectoire individuelle ou professionnelle et qu’elle ne s’apprécie pas seulement au tournant des études supérieures. De ce point de vue, la perspective d’un prérecrutement dès la licence ne doit pas éluder l’intérêt suscité pour les métiers de l’enseignement par ceux qui, plus âgés, effectuent un choix (sous la forme notamment d’une reconversion professionnelle) porté par des motivations personnelles et une logique de rationalisation qui ne peut être assimilée à une orientation par défaut ». P Périer attire l’attention sur deux points qui font réfléchir les étudiants : le coté jugé aléatoire de la réussite au concours et le manque de choix pour la première affectation. Pour lui, « moins qu’une désaffection qui concernerait la profession dans son ensemble, les métiers de l’enseignement continuent d’attirer mais sous certaines conditions ».
En finir avec les concours…
Alain Boissinot reprend une thèse qu’il défend depuis un moment : en finir avec les concours de recrutement. » Ne faudrait-il pas choisir entre la logique de la qualification universitaire (le master) et celle du concours ? L’existence même du concours n’empêche-t-elle pas que se construisent de vrais parcours universitaires de formation des maîtres ? », écrit-il. » Le concours est en fait un moyen pour le secondaire d’imposer sa logique à l’enseignement supérieur, notamment en lettres et sciences, et d’empêcher le supérieur – pour peu qu’il s’en donne les moyens – de construire et de renouveler de vraies préparations à l’enseignement. Ne vaudrait-il pas mieux, comme c’est le cas dans de nombreux pays, distinguer la fonction formation/validation (qui reviendrait aux universités via l’obtention du master) et la fonction recrutement (qu’il faudrait sans doute déconcentrer vers les académies ou les établissements) ? ». Là aussi on a l’impression que le réalité va plus vite que la revue. D’une part la question est en train d’être réglée par la volonté gouvernementale de s’affranchir des concours en recrutant des contractuels. D’autre part la réforme des concours va dans le sens souhaité par A Boissinot comme nous l’avons expliqué en 2018.
Léa Palet montre comment l’évolution de l’évaluation des enseignants évolue sur « la fausse piste du mérite ». » Cette dynamique globale de professionnalisation du métier enseignant par les compétences, la polyvalence et le développement professionnel donne une place de premier choix au mérite individuel ».
La grande force de ce numéro c’est bien de réunir ce tour d’horizon des problématiques et des pistes d’évolution dans la gestion des hommes dans l’éducation nationale à un moment clé : celui où le gouvernement déverrouille le statut et où tout semble possible aux tenants du ne public management.
F Jarraud