Dans les établissements scolaires, les moyens numériques mis en place ont ouvert de nouvelles portes, souvent polémiques, en direction des familles et plus largement des personnes ayant l’autorité éducative sur l’enfant. Avec le rapport Proxima de Bernard Benhamou publié en 2003 on a pu identifier l’intention des pouvoirs publics pour que l’on utilise le numérique pour favoriser le lien école-famille. Les fournisseurs de services numériques pour les établissements scolaires ont suivi le mouvement en mettant en place les moyens de cette liaison (ENT etc.). Mais ce sont surtout les établissements scolaires qui, au quotidien, sont amenés à s’interroger sur cette liaison et donc sur les moyens à employer pour mettre en œuvre la politique choisie et la stratégie envisagée. Un regard attentif montre que la question de la famille ne s’arrête pas à une utilisation de moyens techniques (numériques ou non) pour faire du lien, mais qu’elle est une véritable question philosophique, scientifique et politique. Le déploiement des ENT et autres logiciels de vie scolaire dans les collèges et lycées depuis 2004 et dans le primaire assez récemment n’est donc pas seulement une question de moyens mais bien une question de conception de l’éducation et de la scolarisation dans laquelle on interrogera les moyens numériques et leurs différentes utilisation (classe inversée, notes, cahiers de texte, orientation etc.)
Repli identitaire de l’Ecole…
Le ministre de l’éducation continue de tisser sa toile autour de la famille en s’attaquant à la scolarisation des plus petits (scolarisation obligatoire à 3 ans) et maintenant (avec le ministère de la santé) à la préscolarisation ou tout au moins la première éducation explicite (1000 premiers jours). Dans le même temps paraissent des documents qui interrogent le rôle des parents dans la réussite scolaire des enfants. L’ouvrage dirigé par Bernard Lahire à propos des enfants de maternelle (Enfances de classes), le numéro de la revue » Sociétés et jeunesses en difficulté » numéro 22 dont le thème est : « Tentations et tentatives d’éduquer les parents », ou encore le livre « Pourquoi les enfants des profs réussissent mieux ? » et bien d’autres publications vont dans le même sens et posent des questions proches autour du rôle des parents dans la réussite des jeunes. Cette montée en puissance de la place des parents est-elle une réponse à la question de l’incapacité de l’école à réduire le nombre d’enfants qui sont en grande difficulté et sortent du système scolaire sans qualification ou en ayant un niveau de lecture très faible ? De l’autre côté de l’atlantique, au Québec, la question se pose également comme le signale Mélanie Marsolais dans un article récent intitulé : « L’échec scolaire, c’est l’échec d’une société ».
L’évolution actuelle des comportements éducatifs en regard des attentes de l’école et plus généralement de la société semble indiquer qu’un fossé se creuse. L’école semble s’orienter vers un repli « identitaire ». Condorcet écrit dans les cinq mémoires sur l’instruction publique : « Enfin, il est nécessaire que les hommes reçoivent une instruction méthodique et suivie sur l’éducation physique et même morale des enfants. On peut placer l’ignorance des parents et leurs préjugés au nombre des causes qui dégradent l’espèce humaine, diminuent la durée de la vie, et surtout celle de l’âge pendant lequel l’homme, faisant plus que se suffire à lui-même, a du temps et des forces pour sa famille ou pour sa patrie. » Pour Condorcet l’instruction se fait en parallèle de l’éducation familiale. Pour lui, l’instruction doit permettre au jeune d’exercer son pouvoir citoyen. De nombreux passages de ces écrits montrent combien la problématique des parents est indissociable de celle de l’instruction : comment définir les limites, les frontières. On pourra faire un rapprochement avec le projet éducatif des frères Maristes issu de Marcellin Champagnat qui prône un « esprit de famille » dans l’établissement scolaire. Or justement ce sont ces frontières qui sont interrogées avec le développement des moyens numériques.
Le numérique et le pouvoir de l’école
Le paradoxe actuel est que l’on se méfie de la famille, mais que dans le même temps on lui ouvre des portes au sein de l’école. On se méfie de la famille et en particulier des parents dans les premiers âges de la vie. Dans l’ensemble de l’action menée autour de la petite enfance portée entre autres par le ministère de l’éducation (mais aussi de la santé), on perçoit bien qu’une hypothèse repose sur les carences éducatives : les parents ne savent pas éduquer leurs enfants, seule l’école peut apporter, au-delà de l’instruction, les éléments qui vont permettre enfin aux jeunes de réussir. Mais on ouvre les portes aux parents qui le souhaitent en multipliant les occasions, pour les familles, les parents d’être présents en proximité de l’école, voire dans l’école. En instaurant le cahier de texte numérique, JM Blanquer, alors DGESCO, signe un texte dont ces lignes : « Le cahier de textes de classe sert de référence aux cahiers de textes individuels. De façon permanente, il doit être à la disposition des élèves et de leurs responsables légaux qui peuvent s’y reporter à tout moment. Il assure la liaison entre les différents utilisateurs. ». On peut lire, dans l’ensemble de la circulaire, la manière prudente d’ouvrir cet espace aux parents et autres responsables légaux (ce qui n’était pas le cas dans la circulaire de 1961). Les statistiques d’utilisation montrent que ce cahier de texte devient, après les notes numériques, le deuxième service utilisé par les parents.
Ce que l’on constate dans l’évolution actuelle des moyens numériques, et par opposition dans la manière dont le ministre agit en ce moment, c’est qu’il s’agit de redonner du pouvoir au « système éducatif » et surtout tenter de lui redonner de l’efficacité sur la frange familiale qui lui échappe. Les fameuses inégalités constatées dans les études internationales doivent être combattues, ce qui est parfaitement louable. Mais penser que la scolarisation de plus en plus précoce soit une solution est probablement un pari qu’il faudra confirmer. On a depuis longtemps observé la corrélation entre la vie sociale des familles et le parcours scolaire, et cela est confirmé par les études. Certes corrélation n’est pas causalité. Agir semble nécessaire, mais sur quoi ? sur l’école ? sur les familles ? sur l’organisation de la société ? L’irruption du numérique dans les pratiques quotidiennes soulève des questions qui ne sont pas nouvelles mais qui sont réactualisées : ainsi en est-il des querelles sur les écrans. Faut-il les incriminer (la faute aux écrans) ? Faut-il mettre en cause les parents qui les laissent aux enfants sans en mesurer les effets ? Faut-il identifier d’autres sources de responsabilité (les vendeurs de temps de cerveau disponible…) ?
La querelle des écrans et le pouvoir des parents
La parentalité est un terme récent (fin du XXè siècle). Il est probable que son apparition et son utilisation, se généralisant progressivement depuis bientôt vingt années, doivent être interprétées comme un indicateur d’une transformation de la société. De nombreux éléments sont révélateurs des transformations des familles depuis la fin du XXè siècle : contrôle des naissances, vieillissement de la population, etc. C’est en même temps qu’est arrivé le numérique et en particulier le numérique individuel. Si avec la télévision il y avait souvent un partage, l’avènement des moyens individuels a permis un éclatement des sources informationnelles et communicationnelles (il en est de même de la téléphonie). Dans ce contexte les parents, utilisateurs de ces nouveaux moyens, les ont intégrés dans leur cadre de vie, leur mode de vie. Voir un enfant de 10 ans disposer d’un smartphone devient courant mais en connaître les raisons est plus difficile : qu’est-ce qui pousse les parents à cet équipement ? Comment prennent-ils en charge ce questionnement ? Les efforts du monde scolaire, au travers d’un des premiers actes forts du ministre interdisant le téléphone portable à l’école, sont en direction de cette difficulté des parents à faire des choix en indiquant ce qu’il convient de faire. Tout en donnant un avertissement à l’école, le ministre lance un avertissement aux familles.
Penser la place des parents dans le monde scolaire n’est pas qu’une affaire de déclarations ou de mesures formelles. C’est de manière indirecte (comme nos exemples tentent de le montrer) une philosophie de l’éducation qui s’écrit en ce moment. Les polémiques qui enflent autour des écrans, des téléphones, du numérique etc. sont des indicateurs pour comprendre cette philosophie. Le monde scolaire, vu depuis le quotidien de l’établissement, reste bien seul face à cette manière de donner place aux familles. Certes de nombreuses initiatives tentent de faire évoluer cette place, mais c’est surtout dans l’implicite des décisions qu’elles soient locales ou nationales que nous pouvons identifier les manières de penser. Une philosophie de l’éducation ne peut se penser en dehors de l’idée de solidarité humaine, encore faut-il en préciser les contours dans une société qui se numérise.
Bruno Devauchelle
Rapport » Mission Internet, école et famille : le projet Proxima
Revue Sociétés et jeunesses en difficulté, n°22 printemps 2019
Circulaire cahier de texte numérique :
En ligne, les textes de Condorcet
T Malbert « La relation famille-école, vers quel nouveau paradigme ? »
M Marsolais « L’échec scolaire, c’est l’échec d’une société «
Ouvrages :
Bernard Lahire (dir), Enfances de classe, Seuil, 2019
Guillemette Faure et Louise Tourret, Pourquoi les enfants de profs réussissent mieux. Editions Les arènes. 2019