Les discussions de la loi Blanquer ont placé sous le feu des projecteurs des établissements largement méconnus en France, les jardins d’enfants. Loin des polémiques, voire des « fakenews » véhiculées à leur sujet, il s’agit ici d’examiner leurs rapports avec les écoles maternelles.
Les jardins d’enfants, c’est-à-dire ?
Distinguons tout d’abord les jardins d’enfants et les jardins d’éveil. Les promoteurs de ces jardins d’éveil, Papon et Martin (2008) entendaient « conforter l’identité et les objectifs de l’école maternelle comme première école », en la délestant des enfants de deux-trois ans au profit d’un nouveau type d’établissements d’accueil des jeunes enfants (EAJE) payants. Ce projet faisait suite au rapport de Bentolila (2007), qui préconisait déjà de rendre l’école maternelle obligatoire à partir de l’âge de trois ans, tout en trouvant d’autres « modes de garde » pour les enfants de moins de 2-3 ans, dans un contexte (toujours actuel) de pénurie de place en EAJE. Cette politique lancée par Nadine Morano a fait l’unanimité contre elle, tant du côté des professionnels Petite enfance qui y voyaient des EAJE au rabais (personnel peu qualifié, faible taux d’encadrement, etc.), que des enseignants dénonçant de leur côté la fin de l’accueil des tout-petits en maternelle et une remise en cause de leur métier (Garnier, 2016). Ce projet avorté, dans la mesure où très rares ont été les jardins d’éveil effectivement créés, a pris fin avec la loi pour la refondation de l’école de 2013, elle-même enterrée aujourd’hui.
De leur côté, les quelques 315 jardins d’enfants actuellement recensés en France (soit près de 10 000 enfants, plus d’un tiers des quelques 28 000 enfants non encore scolarisés en école maternelle, selon les chiffres du rapport Brisson au Sénat) ont souvent une longue histoire ancrée dans le développement de l’habitat social (« HLM ») en milieu urbain. C’est le cas à Paris où, avant devenir des EAJE gérés par la ville, ils dépendaient de Paris Habitat, le principal bailleur de logements sociaux à Paris. Le premier jardin d’enfants public a ouvert à Paris en 1921, pour accueillir les enfants des veuves de guerre de la première guerre mondiale. Ils se développent alors comme un mode d’accueil destiné aux enfants des milieux populaires accueillis dans ces logements sociaux.
Les jardins d’enfants, en France et ailleurs…
Aujourd’hui, malgré une gentrification accélérée des quartiers populaires à Paris, l’implantation des 22 jardins d’enfants publics qui ont un statut d’EAJE et une politique d’accessibilité selon les revenus des parents ont permis de conserver la diversité socio-économique de leur public. De fait, ce n’est pas tant à propos de ces établissements qu’il faut dénoncer un entre-soi socialement sélectif, mais dans le développement d’une offre privée que favorise la nouvelle loi, ou encore dans les futurs établissements internationaux qui accueilleront les enfants de l’école maternelle au lycée. Historiquement, la loi en revient ici au modèle des anciens « lycées », destinés aux enfants de la bourgeoisie, qui accueillaient en leur sein les « petites classes » du primaire, mais aussi des jardins d’enfants. D’où aussi, historiquement, cette vision qui oppose une maternelle pour les pauvres et le jardin d’enfants pour les riches, à l’image de celui créé en 1912 au sein de l’École (privée) alsacienne à Paris.
D’ailleurs, c’est aussi en Alsace que se sont développés de nombreux jardins d’enfants publics, proches des kindergarten développés Outre-Rhin sous l’impulsion initiale de Fröebel et d’où vient leur nom français. Ils vont de pair avec une tradition éducative, très éloignée d’un enseignement scolaire (Geiger-Jaillet, 2009). C’est aussi dans les pays nordiques que les jardins d’enfants ont été très largement développés. Ainsi en Norvège, les barhehage, jardins d’enfants, accueillent dans un même établissement les enfants de l’âge d’un an (à la fin du congé maternité) à six ans, âge de la scolarisation obligatoire. Selon leur nombre, les enfants peuvent être mélangés ou répartis en deux groupes d’âge, les 1-2 ans et les 3-5 ans ; ils sont respectivement 80% et 97% à y être effectivement accueillis. Aussi, ce qui apparaît, vu de la France, comme une exception à la scolarisation en maternelle, peut être massivement développé à l’étranger, sans que les résultats scolaires paraissent en pâtir, voire même en amortissant le poids des inégalités sociales de réussite scolaire (Garnier, 2018).
Éducatrices de jeunes enfants et professeures des écoles : concurrence ou coopération ?
Les jardins d’enfants, pour prendre ceux de Paris qui font actuellement l’objet d’une recherche qualitative et quantitative, présentent des atouts indéniables : un taux d’encadrement plus favorable qu’à l’école maternelle (deux professionnelles pour une vingtaine d’enfants) et un personnel spécialisé, les éducateurs de jeunes enfants (EJE), secondés par des auxiliaires de puériculture. Ce personnel a une formation professionnelle initiale de trois années, de niveau licence, qui porte spécifiquement sur l’éducation des enfants, de la naissance à 6 ans (rappelons que, pour l’UNESCO par exemple, la petite enfance correspond aux 0-8 ans). De leur côté, malgré un niveau master, les enseignants (PE) se retrouvent aujourd’hui particulièrement démunis quand ils sont nommés en école maternelle, dans la mesure où leur recrutement et leur formation favorisent un enseignement centré sur des disciplines scolairement rentables, peu adapté aux tout-petits. Le projet de circulaire de rentrée 2019 renforce à nouveau la priorité accordée à la maitrise de la langue et aux mathématiques et prévoit d’en encadrer plus strictement la formation. Des observations montrent par ailleurs que ces attentes scolaires précoces mettent en difficulté toute une partie des enfants, notamment les garçons des milieux populaires (Garnier et Brougère, 2017).
Entre les cultures professionnelles des EJE et des PE apparaît souvent un antagonisme profond et récurrent. Seule exception à la règle, les classes-passerelles peuvent offrir des exemples particulièrement féconds de leur métissage et hybridation à l’école maternelle. Destinées à l’accueil des deux-trois ans en territoires prioritaires, les classes passerelles ne sont malheureusement qu’une poignée en France, même si ce dispositif a été créé voici près de trente ans. Pourtant, elles apportent à la fois des conditions d’accueil nettement plus favorables pour les enfants et leurs parents et la richesse d’une complémentarité des cultures professionnelles des EJE et des PE (Garnier et al., 2016).
L’accueil de la diversité des enfants en jardins d’enfants
La loi Blanquer consacre une école maternelle purement consacrée à l’instruction et, du même coup, efface du moins symboliquement ses dimensions historiques d’accueil et d’éducation des jeunes enfants. Elle exacerbe ainsi une rupture entre l’école maternelle et les EAJE qui oblige les jardins d’enfants à devenir des établissements d’enseignement alors même que l’instruction et la visée d’une préparation aux apprentissages de l’école élémentaire sont loin d’en être absentes. Indiquons que les EJE à Paris se réfèrent au programme d’enseignement de l’école maternelle et ont suivi une formation de 9 mois donnée par l’éducation nationale. Les résultats de l’enquête statistique relative aux résultats sur les enfants ne sont pas encore parus à la date de cet article, mais le travail d’observation mené dans cinq d’entre eux montre une souplesse pédagogique, une continuité éducative et un taux d’encadrement qui sont favorables à l’accueil de la diversité des enfants et de leurs parents (Bedoin et al., 2018).
L’accueil des enfants en situation de handicap se révèle tout particulièrement facilité dans les jardins d’enfants, notamment à Paris où il touche 82 enfants pour un total de 1089 inscrits en 2017, soit 8%, quand les écoles maternelles ont scolarisé 38 213 jeunes enfants reconnus en situation de handicap (sur 2 539 500), soit un taux de 1,5%. Il bénéficie en outre de personnels complémentaires, éducatrices de jeunes enfants et auxiliaires de puériculture en surnombre, formées à l’accueil de ces tout-petits et de leur famille (Janner Raimondi, à paraître), là où les conditions d’encadrement à l’école maternelle sont plus défavorables et le poids des exigences scolaires bien plus marqué.
En conclusion
En plaçant les jardins d’enfants existants sous la tutelle des autorités de l’éducation nationale et en les assimilant à des établissements d’enseignement, avec obligation d’instruction, de fréquentation et d’assiduité scolaire, en attendant à l’horizon 2024 leur transformation soit en crèche pour les enfants de moins de trois ans, soit en école maternelle, le décret d’application impose un modèle uniforme, au lieu d’une diversité favorisant des hybridations entre cultures professionnelles. Il privilégie l’uniformité d’un même modèle scolaire, en même temps qu’il met public et privé en concurrence.
Loin d’être des « garderies », il importe de reconnaître la qualité du travail éducatif qui peut être mené en jardin d’enfants. D’ailleurs, les pratiques pédagogiques observées, comme le mélange des âges, l’importance donnée au jeu, les conseils d’enfants, etc., existent aussi dans des écoles maternelles. La mise en opposition institutionnelle entre jardin d’enfant et école maternelle, ne saurait faire oublier des continuités au niveau des pratiques qui en appellent au dialogue. Mais précisément, loin d’en débattre, la loi Blanquer a tranché en définissant les 24 heures hebdomadaires à l’école maternelle comme un temps d’instruction obligatoire, avec pour horizon les seules formes scolaires des apprentissages, une exigence croissante de rentabilité du temps scolaire la pression grandissante des évaluations des acquis scolaires des élèves. En ces temps d’uniformisation accélérée, il faut en appeler aux valeurs de la pluralité et de l’échange entre professionnel.le.s de tous bords.
Pascale Garnier, Pr en sciences de l’éducation, EXPERICE, Paris 13
Martine Janner Raimondi, Pr en sciences de l’éducation, EXPERICE, Paris 13
Références bibliographiques
Bedoin, D., Delon, M., Janner Raimondi, M. & Oberti M. (2018). Rapport de recherche sur les jardins d’enfants de la Ville de Paris. Volet 1 : enquête qualitative. Paris, Observatoire du Changement, Sciences Po.
Garnier P. (2016). Sociologie de l’école maternelle. Paris, PUF.
Garnier P. (2018). « Systèmes intégrés ou systèmes divisés d’éducation des jeunes enfants ? Différentes conceptions des apprentissages et de la cohésion sociale entre la France et la Norvège », dans Education et protection de la petite enfance, berceau de la cohésion sociale, Paris, UNESCO, p. 134-145.
Garnier P. (2018). « Accueillir, éduquer, scolariser les jeunes enfants : des finalités sous tensions. Éléments d’analyse à partir du cas de l’école maternelle en France », Revue Suisse de sciences de l’éducation, 40(3), p. 555-570.
Garnier P., Brougère G., Rayna S., Rupin P. (2016). À 2 ans : vivre dans un collectif d’enfants. Crèche, école maternelle, classe passerelle, jardin maternel. Toulouse, Erès.
Garnier P., Brougère (2017). « Des tout-petits ’peu performants’ en maternelle. Ambition et misère d’une scolarisation précoce », Revue française des affaires sociales, 2017(2), p. 83-102.
Geiger-Jailler A.M. (2009). « Préscolarisation en Allemagne. Jeu et poids de l’héritage culturel ». Dans S. Rayna, G. Brougère (dir.), Jeu et cultures préscolaires, INRP.
Janner Raimondi M. (à paraître en 2020), « Professionnels de la petite enfance et prise en compte d’un jeune enfant en situation de handicap », dans Ulmann A.L., Garnier P. (dir.), Regards sur les pratiques professionnelles avec les jeunes enfants. Bruxelles, PIE Peter Lang.
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