Depuis 2016 et 2018, la question des données est devenue importante, même pour l’école, loi RGPD oblige (rappelons ici que les obligations créées par ces lois sont encore parfois peu mises en œuvre). Le monde scolaire et universitaire n’échappe pas à la nécessité de s’interroger sur ces fameuses données dont le ministre de l’éducation a fait l’un des deux piliers de sa politique en évoquant la protection des élèves. Allant jusqu’à annoncer un « comité d’éthique sur les données d’éducation », le ministre ouvre une boite noire que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer à plusieurs reprises dans cette chronique, comme si désormais c’était un marronnier, une routine de rentrée. Rappelons ici que cette question n’est pas nouvelle (cf. l’ancien projet GAMIN des années 1960 et la loi de 1978 créant la CNIL et encadrant les données). Le fait qu’elle prenne de l’importance et que l’on parle désormais d’éthique, après avoir parlé de loi (en vigueur) n’est pas sans faire problème : faut-il penser que la loi n’est pas suffisante pour encadrer les pratiques ? Quelles arrières pensées, intentions se cachent derrière la création médiatisée de ce comité ?
Des traces , mais lesquelles ?
Dans un récent documentaire sur la mafia sicilienne, on voit les deux juges, Falcone et Borsellino, qui luttent contre elle, parler entre eux dans un espace ouvert dans lequel ils ne peuvent pas être écoutés. La crainte d’être écouté est ici portée à son paroxysme du fait des enjeux des paroles échangées. Cet exemple illustre le fait qu’une donnée c’est d’abord un « objet » dont l’utilisation peut avoir des conséquences importantes. Lorsqu’il y a donnée, il y a un fait (parole acte etc.…) traduit en signal et ensuite traité ou traitable. Le parallèle entre une donnée et une information est intéressant car il met en évidence la difficulté à définir les limites voire les différences (une information est aussi une donnée selon Bruno Latour). Mais ce qui est d’abord commun aux deux c’est la transformation en objet potentiellement utilisable (statistique, algorithme, rumeur, fakes news…). Or cette trace il faut la collecter et certains ont déjà tenté de s’y soustraire, mais est-ce encore possible, même dans le monde scolaire ?
Nous n’avons jamais échappé, même bien avant le numérique, à la collecte de traces. Les historiens sont les premiers spécialistes de ces traces. Mais encore faut-il y accéder… et l’on sait que c’est parfois difficile, surtout lorsque les traces sont conservées sous le sceau du secret. Ce qui apparaît comme nouveau c’est le fait que l’informatique et plus globalement les moyens numériques offrent de plus grandes possibilités de constituer des traces puis de les traiter. Parlons simplement par exemple, pour le monde scolaire, des logiciels de gestion de notes. Les notes sont d’abord la trace de l’évaluation d’un travail d’élève par un enseignant. Lorsqu’elles s’accumulent au fil des mois et des activités de la classe, elles permettent d’envisager des utilisations multiples au sein du système : félicitations, moyennes, punitions, orientation etc. Il est toujours intéressant de se retrouver devant ces tableaux de chiffres, de ces moyennes de classes de ces courbes collectives et individuelles (le tout vidéoprojeté) et finalement de participer à l’élaboration de la décision et parfois de l’appréciation collective… On assiste alors à un mélange entre données chiffrées, représentations graphiques (courbes, histogrammes) et interprétations humaines. Il s’agit bien d’une étude de traces… mais lesquelles ?
La toile resserre ses mailles
Nous l’avons déjà évoqué, à l’instar des travaux de docimologie, qu’est-ce qu’une note ? Que donne comme information une note quant à la qualité du travail de l’élève ? Pour aller plus loin, que signifient les moyennes qui cumulent des activités différentes, des matières différentes et parfois avec des coefficients choisis ou imposés ? De fait les notes ne servent qu’à définir un classement, mais pas grand-chose d’autre qu’un rapport à une norme mais peu explicite. Bien sûr on n’ignore pas l’évaluation des compétences dont on connaît l’intérêt mais aussi les problèmes que cela pose. A côté des notes, se développent de plus en plus de moyens de garder des traces de l’activité des élèves. Ces moyens sont d’autant plus grands que les équipements individuels des élèves se multiplient. Le ministère a bien compris, comme tout pouvoir, qu’il dispose là d’un ensemble de traces qui pourront permettre d’aller beaucoup plus loin dans la connaissance de ce que font les élèves. Les plateformes qui se sont développées pour la vie scolaire, les activités pédagogiques et autres ENT sans compter les systèmes d’enregistrement des connexions aux services ainsi que le suivi des utilisations, tout cela fournit une quantité de données de plus en plus importantes et surtout de plus en plus potentiellement porteuses de sens. Certains éditeurs scolaires l’ont compris qui proposent d’utiliser les services en ligne pour développer l’adaptive learning, les logiciels qui analysent le comportement d’apprentissage des élèves, qui diagnostiquent les difficultés et qui proposent des remédiations… le vieil EAO n’a qu’à bien se tenir.
La généralisation des moyens numériques autour de l’école inquiète et questionne (cf. le livre de Philippe Champy « Vers une nouvelle guerre scolaire » La découverte 2019). Se construit une nouvelle « toile » autour des personnes, jeunes, adultes. Le filet a encore quelques trous, mais il resserre progressivement les mailles. Les juges qui étaient confrontés en Italie à ce type de filet ont été obligés d’inventer des stratagèmes d’évitement, avec peu de succès ce qui leur a coûté la vie. Pour nos jeunes et pour la société qui se construit avec le numérique, il faut réellement interroger et pas seulement en termes d’éthique ce qui apparaît. Les jeunes donnent souvent, pour les plus grands, de belles leçons sur ce point lorsqu’ils sont à la recherche d’espaces de liberté. Leur abandon relatif de Facebook en témoigne. Mais attention, l’entrée dans la vie professionnelle va rapidement les rattraper. Les exigences actuelles du travail sont de plus en plus appuyées par les moyens numériques. Mais les enseignants semblent encore loin pour la plupart de la compréhension de ces phénomènes, même si l’école est en train aussi d’entrer globalement dans ce monde, à pas feutrés.
S’il est un thème dont il va falloir rapidement s’emparer, et le comité d’éthique devrait y réfléchir rapidement c’est celui de la liberté. Comment définir la notion de liberté dans toutes ses dimensions dans un monde dans lequel on enregistre, on trace toutes vos actions ? D’une part il faut établir des barrières, mais elles ne sont rien s’il n’y a pas une éducation qui prenne en compte ce souci de liberté. Non pas une éducation à la liberté, mais une éducation de liberté. D’autre part, il faut rendre possible, et la RGPD va dans le bon sens, l’identification de toutes les pratiques, démarches, techniques, qui peuvent permettre de contraindre les libertés. Ne soyons pas naïfs, les tricheurs, les menteurs, les profiteurs sont nombreux et sans morale ni éthique dès lors qu’un profit semble accessible, encore davantage en ligne semble-t-il. Là encore, il faut prendre les choses en amont : une autre forme de penser le monde même avec le numérique doit encore émerger et surtout être partagée à l’échelle de la planète. Pour l’instant l’éducation, en France en tout cas, n’en indique pas le chemin… malgré les discours sur la formation informatique dès le plus jeune âge dont les intentions sont très plurielles…. et parfois loin d’une éducation de liberté.
Bruno Devauchelle