Un grand choc ! Avec « La Vie scolaire », les réalisateurs, Grand Corps Malade et Medhi Idir, nous plongent dans le quotidien aventureux d’un collège de Saint-Denis, à travers une comédie dramatique entre humour ravageur et fronde désespérée, une fiction criante de vérité. Les deux complices en musique et en cinéma ne sont pas des théoriciens de l’éducation mais ils filment en partant d’expériences de vie, la leur, et d’autres vies proches de la leur. Ils reprennent ici la méthode utilisée pour leur premier long métrage ensemble, « Patients » [2017], adaptation du récit du slameur-auteur-compositeur, inspiré par son long séjour dans un centre de rééducation pour grands handicapés moteurs. Mobilisation de leurs propres souvenirs, rencontres avec des acteurs de la ‘communauté éducative’, choix affuté de comédiens épatants, distribution de rôles à de jeunes adolescents habitants de la cité (Les Francs-Moisins), tournage dans le collège fréquenté par Medhi Idir pendant sa scolarité…Les cinéastes ne ménagent pas leurs efforts pour étayer cette immersion saisissante au cœur d’une école de la République.
Avec l’originalité du point de vue comme atout supplémentaire : Samia, jeune CPE, originaire d’Ardèche, débutante dans le métier, est en effet la figure de proue de cette fiction chorale. Nous la voyons, épaulée par sa petite équipe, affronter les multiples problèmes disciplinaires, éducatifs et sociaux qu’une responsable de ‘la vie scolaire’ (novice qui plus est) rencontre au sein d’un établissement dit sensible d’une banlieue populaire. Dépassant les violences et autres atteintes à la ‘règle’ commune habituellement mises en scène dans les médias,- Grand Corps Malade et Medhi Idir nous offrent une chronique rugueuse et lucide, portée par la fougue et la vitalité de jeunes en mal d’avenir. Ce faisant, le ‘film manifeste’ nous alerte, tant il rend visible l’écart grandissant entre la promesse républicaine d’émancipation pour tous par l’égal accès au savoir sur tout le territoire, l’engagement profond de la communauté éducative chargée de sa mise en œuvre concrète et le désarroi troublant d’une jeunesse débordante d’énergie et de rêves enfouis, en quête d’accomplissement.
Immersion dans le quotidien d’un collège de Saint-Denis
Les premières images, criantes de vérité, restituent avec justesse l’atmosphère animée dans la cour et les couloirs d’un collège de banlieue : des adolescents qui ne tiennent pas en place, au parler haut, à la tchatche volubile, à la verve inventive. Emportés par la richesse de la bande-son mêlant les intonations chantantes des élèves, les tonalités mesurées des voix adultes à la partition musicale aux modulations de slam, nous pénétrons comme par effraction, avec la caméra embarquée, dans tous les espaces, des salles de classes à celle des professeurs jusqu’à celle dédiée au conseil de discipline ou au local de la CPE.
Samia (Zita Hanrot), la nouvelle conseillère principale d’éducation, débarque de son Ardèche natale et fait sous nos yeux ses premiers pas dans le métier dans un établissement réputé difficile. Et, lors de la réunion de pré-rentrée organisée par la principale, nous entendons comme elle le conseil en voix off d’un collègue : ‘Sauve-toi, jeune CPE, tant qu’il est encore temps ! ‘. Dans ce collège, en réalité, tout le monde pratique l’humour comme une discipline sportive. Notre débutante s’en rend compte bien vite au fil de son adaptation (rapide) à l’exercice du métier et du soutien de ses co-équipiers au moral d’acier. Parmi eux, Moussa (Moussa Mansaly) fin connaisseur du quartier dont il vient et Dylan (Alban Ivanov) roi de la vanne et des blagues de mauvais goût.
A leurs côtés, nous mesurons bientôt la complexité des missions que recouvre pudiquement la terminologie administrative de ‘vie scolaire’. Ou comment incivilités et indisciplines de certains élèves soulèvent des interrogations en matière de pédagogie et de culture commune ou débouchent ‘hors les murs’ sur le contexte économique et la misère sociale.
Aventure collective et destins individuels
Pas de démonstration théorique cependant mais le récit structuré, avec son suspense et ses rebondissements tragi-comiques, d’une année scolaire où les choix (ou incapacités à choisir) des uns et les décisions des autres font basculer des vies, se jouer des destins. Aussi les deux réalisateurs se soucient-ils toujours de mettre au jour, à travers la figure emblématique de Samia, la forte implication des personnages jusqu’au dévoilement d’une part d’intimité.
La situation personnelle douloureuse (nous n’en dirons pas plus) de Samia lui fait ainsi appréhender différemment le comportement rebelle de Yanis (Liam Pierrot), élève intelligent, sans ambition scolaire ni projet professionnel, en apparence. Outre les multiples objectifs qu’elle se fixe (rappeler à la loi les perturbateurs professionnels, dénouer les conflits et autres castagnes entre élèves, dialoguer et échanger avec les parents éloignés de l’école ou de leurs propres enfants, aider un collègue enseignant dans l’impossibilité de faire cours face à une classe déchaînée…), la jeune CPE refuse le renoncement et décide de pousser Yanis dans ses retranchements. Et de chercher avec lui les moyens de faire (re)naître confiance en soi et foi en l’avenir.
D’autres enjeux majeurs se dessinent sous les dehors de cette comédie dramatique traversée de fous rires et de bouffées d’autodérision. Samia, jeune adulte aux responsabilités écrasantes, parviendra-t-elle à surmonter la rupture avec un compagnon peu recommandable ? Pourquoi Dylan, as des jeux de mots douteux et surveillant enjoué, sera-t-il contraint à la démission ? Quel est le secret de Messaoud (Soufiane Guerrab), ami fiable de Samia et enseignant respecté d’une matière redoutée, les mathématiques ? Que va devenir le professeur d’EPS victime de violences au cours d’un entraînement au foot avec ses élèves (‘arrête de boiter, lui glisse un collègue, c’est ton nez qui est cassé’ !) ? Quel avenir pour l’ami d’enfance de Yanis, petit caïd du trafic de drogue local et propriétaire d’une moto rutilante ? D’incivilités en actes d’insoumission, de colles en exclusions provisoires, quel destin pour l’éternel révolté au bord de l’accès à un BTS cinéma-audiovisuel et sous la menace d’une sanction d’exclusion définitive ?
Entre cri d’alarme et slam d’amour, le refus du gâchis
Grand Corps Malade et Medhi Idir n’oublient jamais leurs origines (‘Je suis de là…’, chante le slameur pendant le générique de fin) ni le territoire qui les a construits. Enrichie par la réalité d’aujourd’hui et le vécu des habitants, la fiction très documentée frappe par son réalisme cruel voire sa noirceur même si la forme choisie (le mélange des genres et des tons, la mise à distance par l’humour corrosif et les joutes verbales, les quelques embardées oniriques…) nous font adhérer à l’aventure humaine de « La Vie scolaire » sans sombrer dans le désespoir.
La mise en scène suggestive, soutenue par la partition originale d’Angelo Foley, figure l’univers propre aux adolescents, le potentiel d’énergie positive et la ‘culture’ qui les relie entre eux (inventivité des mots et du langage, goûts musicaux, appétence pour le slam, rapport à l’autorité et au savoir académique…). Nous percevons ainsi ce qui les fait tenir ensemble, leur donne la force d’avancer face aux contraintes scolaires. Des règles dont certains perçoivent difficilement le sens tant leur apparaît l’inanité du ‘contrat’ : un avenir meilleur contre une scolarité réussie. Ni jugement ni complaisance mais un regard acéré, lucide et empathique, sur les inégalités scolaires et leurs effets au point que le mythe de la méritocratie républicaine en prend un sacré coup. Face aux adultes réunis en conseil de discipline pour décider de son sort, Yanis, cadré en gros plan, le visage grave, lance : ‘Déjà qu’on habite une ville de caïras, dans un quartier de caïras, que nous sommes des caïras…Et vous voulez nous regrouper. C’est ça votre projet pour nous ?’. Une dénonciation radicale du séparatisme social à l’œuvre au collège et des filières de relégation existantes qui vaut toutes les déclarations de principe. Les deux cinéastes ne s’en tiennent pas cependant à ce constat interne à l’Ecole. Ils pointent par touches allusives le rôle du contexte économique et culturel, le poids de la misère dans un des départements les plus pauvres et les plus mal dotés de France. Comme le souligne Messaoud, le prof de maths : ‘Le contexte est plus fort que nous’.
Pas question de fustiger pour autant les enseignants et les acteurs du geste éducatif, conscients de leur engagement et de leur responsabilité. Même Thierry Bouchard (Antoine Reinartz), professeur d’hisoire -au désespoir de ne pouvoir intéresser son auditoire avec les dates clés de la fondation de l’Union européenne-refuse de baisser les bras alors que la tentation est grande. Et nous voyons sa souffrance à vif.
« La Vie scolaire », à travers le goût des réalisateurs pour ‘l’ascenseur émotionnel’, nous dit pourtant, in fine, qu’un autre monde est possible au diapason des aspirations profondes de cette jeunesse en panne. A la lisière de la réalité et du rêve, la métamorphose d’un cours de musique en moment festif de dépassement collectif acquiert une portée symbolique. Incité par son professeur de musique à délaisser pour un temps l’usage de la flute à bec alors enseigné et à composer une chanson à sa façon, un élève le prend au mot. La composition de morceaux de slam donne naissance à un concert en classe, puis la musique se diffuse à l’ensemble du collège, comme la circulation d’une énergie positive transformant l’établissement scolaire en un lieu d’épanouissement collectif, né du partage d’une création artistique initiée par les élèves, rendue possible par l’enseignement du maître.
Sans donner de leçons ni de solutions miraculeuses, les talentueux auteurs de « La Vie scolaire » nous rappellent l’impérieux devoir d’émancipation de l’école de la République à l’égard de tous ses enfants, qu’ils soient joueurs de flute ou fans de slam.
Samra Bonvoisin
« La Vie scolaire », film de Grand Corps Malade et Medhi Idir-sortie le 28 août 2019