En publiant un livre blanc sur l’illectronisme, le Syndicat de la Presse sociale, outre le bilan inquiétant qu’il fait des conséquences de la numérisation croissante de la société interroge aussi le monde scolaire. Peut-on imaginer que celui-ci soit capable de répondre à ce problème alors qu’il a bien du mal à répondre à celui de l’illettrisme ? A contrario, quand on parle d’illectronisme on évoque le plus souvent les plus âgés et on semble considérer que les jeunes dits « nés avec » seraient moins en danger. On considère dès lors que l’école n’est pas en première ligne sur ce point. Pour aborder cette question, il faut en redessiner les contours, les préciser, en mesurer les enjeux et ouvrir des pistes pour agir.
L’illettrisme , handicap social
Il n’y a pas un illettrisme, mais de nombreuses formes qu’une épreuve unifiée ne peut couvrir complètement. On peut aussi aborder la question par l’autre bout : pourquoi a-t-on tant besoin de savoir lire et écrire qu’il faille en faire un dogme pour la vie sociale ? Le savoir lire et le savoir écrire, c’est le triomphe d’une forme apparue il y a environ 5500 ans, selon les historiens. Cette forme de transcription du langage est une externalisation d’un potentiel humain, celui de communiquer, d’échanger. Quand on regarde l’histoire de l’écriture, on peut parler de l’histoire de la « trace » : celle que l’on conserve, celle que l’on va retrouver. Les progrès techniques de la production d’écrits ont rendu de plus en plus impératif le fait de savoir lire d’abord, puis d’écrire ensuite. C’est au XVIIIè siècle que cette forme de communication (devenue aussi information), est devenue un impératif social : l’ensemble de la population doit savoir lire pour que nos sociétés se développent. C’est alors que s’impose un instrument pour diffuser cet impératif : l’école qui devient de plus en plus obligatoire (jusqu’à ces derniers jours avec la loi Blanquer).
Mais il ne suffit pas de construire un instrument pour que l’effet soit total et le bilan fait sur l’illettrisme actuel en cette première partie du XXiè siècle le montre. Mais quand on parle d’illettrisme, il faut s’interroger sur les formes possibles de cet illettrisme, les degrés, l’origine et les conséquences. Entre le déchiffrage des lettres et la compréhension de texte plus ou moins complexes, il y a de nombreuses manières de se trouver en situation délicate face à un écrit. L’exemple souvent pris est celui des démarches administratives basée sur l’obligation de remplir des « papiers » formulaires en ayant soin de comprendre les questions et d’y apporter les réponses. Chacun de nous, lettrés ou non, nous sommes souvent retrouvés en difficulté face à une question, une demande écrite sur un formulaire (genre déclaration d’impôts…) à laquelle nous ne savons pas répondre de manière juste. Car le sentiment d’illettrisme peut aussi être créé par ceux qui produisent ces écrits incompréhensibles pour le destinataire et pourtant si clair dans l’esprit de ses rédacteurs… quelques propos philosophiques sont assez illustratifs de cela par exemple… L’illettrisme peut aussi être un problème lié à un problème de développement neurophysiologique et du coup la difficulté change de côté, passant par celui d’une personne dont le « handicap » ou le déficit de performance en lecture vient la disqualifier (on pourrait oser le jeu de mot dys-qualifier dans certains cas) dans un univers social normé comme celui de l’école… Dans tous les cas, le diagnostic d’un illettrisme est d’abord celui d’une limitation sociale imposée à une personne : d’un côté des codes, de l’autres une impossibilité d’y accéder pleinement. La vie en société s’est ainsi construite sur l’impératif du lire et de l’écrire
Quelles réponses à l’illectronisme ?
Si on pose la même question pour l’illectronisme, (pourquoi faut-il lutter contre ?), il devient logiquement compréhensible de penser que l’on se retrouve devant un problème similaire aux enjeux très proches. Le récent envahissement de la société par les moyens informatiques et numériques invite à faire des parallèles qui pourtant ne vont pas soi : en effet comment cinquante années peuvent être comparées à 5000 ? On parle d’accélération, de nouveautés permanentes etc.… mais la stabilisation semble encore fragile. Ce qui met la question au premier rang c’est la massification : alors que le livre, l’écrit papier est resté une denrée assez rare, l’informatique est dans la poche de chacun de nous. Précisons ici que nombre d’humains n’ont que très peu de raisons d’écrire et parfois même de lire hormis lorsque la société le leur impose. Or ce sont les dominants de la société (cf. les propos de Condorcet en 1791) qui ont imposé par l’écrit leur pouvoir sur la société. Pour les objets informatiques désormais renommés numériques, on observe un phénomène inverse : chacun dispose des moyens techniques et chacun est en mesure de les utiliser du fait de l’ergonomie générale des produits (accessibilité, utilisabilité, utilité et acceptabilité). Mais est-ce que chacun est en mesure d’utiliser pleinement ces moyens ? Quand on parle ici d’utiliser pleinement on veut dire ne pas être exclu de la vie sociale.
L’un des principaux enjeux de l’école est de rendre possible l’intégration sociale de l’enfant puis de l’adulte. Il est donc logique qu’elle s’empare de tous les objets qui la peuplent et qu’elle évalue l’importance qu’il y aurait à l’introduire dans son quotidien. Les cinquante premières années de questionnement du monde académique sur ce sujet n’ont pas réussi à trancher quant aux manières d’entrer dans cette démarche. Les débats actuels sur l’équipement individuel des élèves en matériel informatique (tablette, ordinateur) portés par des collectivités territoriales (Landes, Val de Marne, Bouches du Rhône, ENIR…) tout comme par l’Etat (plan Hollande) sont à rapprocher des questions sur l’enseignement de l’informatique ou encore de l’EMI et plus encore le futur (?) PIX. Pour le dire autrement comment l’école fait-elle face à ce questionnement sur l’illectronisme ? Pour l’instant elle répond d’abord sur le modèle de la lutte institutionnelle contre l’illettrisme : scolarisation précoce, méthodes d’enseignement du lire basées sur certains travaux scientifiques « dominants » dans l’espace médiatique, poursuite de la scolarisation jusqu’à 18 ans, etc.
Ne pas séparer illettrisme et illectronisme
D’une part il ne faut pas séparer illettrisme et illectronisme. La question générationnelle est une fausse question, ou plutôt une question largement délaissée par la population active qui développe des pratiques sans se soucier des évolutions générationnelles et cognitives, mais surtout c’est une question qui n’est pas nouvelle. Ne pas séparer les deux ne veut pas dire les fusionner : nombre d’enfants arrivent à l’école avec très peu de contacts avec les écrits papiers, de moins en moins y arrivent sans avoir été mis en contact avec les moyens numériques ; Tout au long de la vie la plupart d’entre ne seront pas appelés à des écrits longs (plusieurs pages) et n’auront pas d’injonction de lectures approfondies. Pour le dire simplement, le lire et l’écrire sont le plus souvent simples et courts. Dans le monde des moyens numériques, la transformation vient des formes nouvelles de « lecture écriture » qui sont devenues beaucoup plus multimodales et interactives. De plus ce sont des activités qui sont associées à la vie quotidienne et qui se substituent aux formes antérieures (papier) en les enrichissants d’images, de son et autres possibilités.
Si l’ignorance d’une grande partie de la population a poussé à l’enseignement du lire et de l’écrire, la possession et l’utilisation de moyens numériques ne doit pas aboutir à l’inverse : ne nous en occupons pas ils s’en occupent eux-mêmes. Nous critiquons souvent le danger de scolarisation des moyens numériques lorsqu’ils deviennent un objet informatique scolarisé par ce que cela refroidit les objets et les formes d’usages possibles, cependant il faut reconnaître l’importance de les situer dans la galaxie des objets de l’école. Mais le fait social numérique (fait social total de Marcel Mauss) est là, sorte de perturbateur endocrinien de la culture quotidienne (entre autres). Il faut éviter qu’une réduction du problème au seul illectronisme ne fasse le lit de ceux qui ne veulent pas donner la place à « une éducation avec le numérique » tout au long de la vie. On le sait, maintenir la population dans l’ignorance c’est garantir à ceux qui savent une place sociale dominante : PISA nous le rappelle régulièrement, alors il est essentiel d’engager de nouvelles actions dans le monde académique si nous ne voulons pas que l’ensemble de la population ne souffre non pas « d’illectronisme dur » mais « d’insouciance numérique grave ».
Bruno Devauchelle
Toutes les tribunes de B. Devauchelle