« La conception de cette politique doit être profondément revue ». Dans un rapport à paraitre que le Café pédagogique s’est procuré, la Cour des comptes fait le bilan du plan numérique lancé en 2015 et plus globalement de la politique numérique menée depuis 2013. Doté d’un milliard, appuyé par la création d’une Direction du numérique éducatif , ce plan aurait du faire basculer l’Ecole dans une nouvelle ère numérique. La Cour en dresse pourtant un bilan très sévère. Alors que le ministère semble avoir abandonné depuis 2017 le terrain numérique, la Cour appelle à une autre politique qui prend le contre pied de celle menée entre 2013 et 2017. Elle s’oppose à celle des collectivités locales. Cette réorientation des investissements numériques tire un trait sur 6 années de fort développement numérique et renvoie les élèves à leur smartphone.
Un rapport qui condamne
Le Café pédagogique s’est procuré le rapport de la Cour des Comptes sur « le déploiement du numérique pour l’éducation : un défi encore à relever ». La version que nous partageons date de février 2019 et elle n’est pas définitive. Mais c’est un texte déjà très finalisé et prêt à paraitre. Le rapport final devrait être peu modifié. Il sera diffusé par la Cour début juillet.
Ce rapport se situe 6 ans après la création du « service public du numérique éducatif » inscrit dans la de refondation de l’Ecole en 2013. En 2014, le ministère créait la Direction du numérique éducatif. Puis en 2015, F Hollande lançait un grand plan numérique doté d’un milliard d’euros, censé changer la donne éducative. Ce plan a été stoppé net dès l’alternance de 2017.
Avec ce rapport , la Cour des comptes tire un trait sur tout ce qui s’est fait en numérique éducatif depuis le grand plan de 2015. La conclusion de la Cour est éloquente : « Il s’agit maintenant d’instaurer une gouvernance qui permette à l’État, en concertation avec les collectivités, de déployer le service public de manière beaucoup plus homogène sur le territoire, afin de corriger des inégalités scolaires dont les politiques publiques sont responsables ». On le verra, rien n’échappe à la critique de la Cour, souvent solidement argumentée. Ni la mise en place du DNE, ni les choix stratégiques faits par l’Etat, ni les politiques des collectivités locales. Seul le vide échappe à la critique, en l’occurrence l’absence de politique numérique depuis 2017. Pourtant , et c’est un paradoxe, la Cour semble la dernière institution à croire que le numérique change radicalement la donne scolaire.
L’échec du plan Hollande lié à son mode de finacement
La Cour s’intéresse d’abord au pilotage par l’Etat qu’elle juge « insuffisamment novateur pour conduire la transition numérique ». Le rapport se livre à une analyse approfondie du fonctionnement de la Direction du numérique pour l’Education créée en 2014 pour porter le service public du numérique éducatif. Pour la Cour, la DNE n’a pas réussi à faire l’unité entre le service des systèmes d’information (« le bastion des ingénieurs » pour la Cour) et le service pédagogique du numérique, infiniment moins nombreux et moins richement doté (environ 100 millions pour les systèmes d’information du ministère contre 10 millions pour la production pédagogique). Et là la DNE est en contradiction avec « l’ambition initiatrice » souligne la Cour. Cette fracture se retrouve au niveau des rectorats où les équipes DSI (placée sous l’autorité du secrétaire général) et DAN (placé sous celle du recteur) restent bien séparées.
Mais il y a pire et c’est un des apports importants du rapport : » le pilotage financier des actions dont elle est chargée lui échappe en grande partie », note la Cour. « La DNE n’a en fait jamais disposé de la maîtrise directe de l’essentiel des crédits alloués à la politique dont elle est chargée ». La Cour parle de « leviers dérisoires ». En effet, le grand plan numérique lancé par F Hollande le 7 mai 2015 , doté d’un milliard d’euros, est financé par le programme d’investissement d’avenir (PIA) en complément des apports des collectivités locales. Or il apparait que ce circuit financier est complexe, à la limite de la régularité financière selon la Cour, et par suite long. Le délai moyen pour voir une décision trouver son budget était de 18 mois. Résultat, selon la Cour, seulement 307 millions ont été effectivement dépensés avant le gel imposé par JM Blanquer sur le milliard prévu. La Cour conteste d’ailleurs que le PIA puisse financer de l’équipement numérique (les tablettes pour les collégiens) car ce sont des dépenses de fonctionnement et non d’investissement. C’est une des raisons pour lesquelles la Cour demande l’abandon de la politique d’équipement des élèves.
Changer les rapports entre le ministère et ses opérateurs
Le rapport critique aussi la façon dont l’Education nationale pilote ses opérateurs numériques, Canopé, le Cned et l’Onisep. La Cour salue le développement du Cned (dont on apprend que le contrat d’objectifs et de performance est suspendu alors qu’il aurait du être signé fin 2017) et Canopé. C’est à l’Onisep, déjà frappé par la loi Avenir professionnel, que la Cour adresse ses reproches. « Le constat peut sembler paradoxal : le site www.onisep.fr draine, en effet, actuellement un volume significatif 47,6 millions de visites par an. Or, les publications numériques sont proposées à la vente uniquement via la librairie web. Elles représentent un chiffre d’affaires d’environ 100K€ à mettre en regard du budget de 41 M€ de l’ONISEP ».
Mais le rapport souligne surtout le mélange des rôles entre opérateurs et ministère. Le ministère passe des commandes imprévues qui perturbent les opérateurs. Surtout il concurrence les opérateurs en réalisant, via la Dgesco et Eduscol, des ressources concurrentes à celles des opérateurs. » La Cour recommande donc d’éclaircir le rôle de chacun des opérateurs du service public du numérique éducatif, la manière dont ils doivent coopérer entre eux et avec l’administration centrale, et d’élaborer une stratégie globale du ministère, partagée avec les opérateurs, pour la production de ressources et services numériques. Il conviendrait, à cette occasion, de préciser les missions de service public des opérateurs et d’éclaircir l’intérêt de leurs interventions dans le champ concurrentiel ». Et la Cour recommande un grand portail unique de ressources éducatives, mirage régulièrement poursuivi dans l’Education nationale…
Le choix du BYOD
Le principal reproche de la Cour c’est d’avoir sacrifié les réseaux et l’investissement à l’équipement des élèves , les fameuses tablettes. L’objectif était de doter chaque élève de 5ème d’une tablette ou de financer des classes mobiles. Finalement pour la Cour, ce plan a été une aubaine pour les collectivités locales qui ont saisi l’occasion pour équiper leurs établissements avec le soutien financier de l’Etat. On est passé de 2 millions dépensés en achat de tablettes par les départements à 20 millions en 2016 et 2017. Des départements ont atteint la tablette par élève (comme la Corrèze, les Bouches du Rhône ou les Landes). Pour la Cour cette politique était inutile car les jeunes sont déjà équipés de smartphones et tablettes. Il aurait suffi de cibler sur des publics spécifiques et de faire appel au BYOD. » La Cour suggère de mettre en place des dispositifs d’aides ciblées, en faveur des élèves qui en font la demande, et qui satisfont à des critères sociaux ».
De ce fait l’Etat a accentué les inégalités entre établissements. Pour la Cour le choix de la méthode d’appels à projet pour équiper les collèges « connectés » a accentué les inégalités. Pour la Cour, » le ministère aurait pu rechercher davantage d’homogénéité, et viser la mise en place d’un socle minimum d’outils et pratiques numériques dans l’ensemble des établissements, en favorisant leur convergence… A l’heure actuelle, l’accès au numérique n’est pas garanti pour tous les élèves, et au cours de son parcours scolaire, un élève n’a pas l’assurance, tant s’en faut, de bénéficier d’une continuité pédagogique : le numérique est peu développé à l’école élémentaire, puis inégalement déployé au collège et au lycée ».
Les ENT dépassés
La Cour souligne un investissement insuffisant dans les réseaux, les collectivités ayant plutot acheté des tablettes à cause de la politique nationale. Elle souligne les « résultats décevants des ENT » qui n’ont pas réussi à devenir les supports d’usages pédagogiques comme on l’avait imaginé. » Entre 7 et 8 enseignants sur 10 déclarent ne jamais utiliser les ressources ou les services de l’ENT pour préparer leurs cours, personnaliser l’accompagnement des élèves, produire des contenus pédagogiques avec les autres enseignants ou encore faire collaborer les élèves entre eux », note le rapport. Les enseignants préfèrent d’autres outils pour collaborer. Pour la Cour il est clair que les ENT sont dépassés. » L’efficacité des espaces numériques de travail (ENT) en termes de sécurité et d’usages s’avérant décevante, leur pérennité, dans un environnement technologique qui a beaucoup évolué depuis leur création mérite aujourd’hui d’être réinterrogée ».
La Cour s’aventure encore dans l’édition privée pour craindre pour la sécurité et la souveraineté. Si le risque de récupération des fichiers élèves par les Gafam est bien réel, la Cour est très inquiète de la domination d’entreprises privées en ce qui concerne les notes des élèves. » Dans presque tous les établissements du 2nd degré, la confection des emplois du temps repose désormais sur un unique logiciel externe qui expose potentiellement toute l’institution à un risque de vulnérabilité », note le rapport. » La DINSIC (Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’Etat) partage le constat d’une quasi-dépendance du ministère de l’Éducation nationale s’agissant des logiciels de gestion de la vie scolaire. Cette situation doit, selon cette direction, conduire à interroger « des choix technologiques profonds au ministère de l’Éducation nationale ». En clair, la Cour recommande d’interdire ou de racheter Pronote.
Un socle numérique de base
Tout cela amène la Cour à demander de « réorienter la politique numérique » et à faire des recommandations. Pour assurer un déploiement égal du nuémrique, la Cour recommande de définir un « socle numérique de base » pour chaque catégorie d’établissement. Elle souhaite le rétablissement de la certification numérique des enseignants. Elle souhaite aussi que le soutien public à l’achat d’équipements individuels soit ciblé sur critères sociaux. La principale recommandation concerne la politique d’ensemble : » S’inscrire dans la doctrine d’emploi du programme d’investissements d’avenir en ne mobilisant ses financements, dans le domaine du numérique éducatif, que vers des actions traduisant une véritable logique d’investissement ou de soutien à l’expérimentation et à l’innovation pédagogiques ». Et donc abandonner le plan tablettes, de fait d’ailleurs déjà mort.
Des recommandations déjà périmées ?
Le bilan de la Cour est donc très sévère pour le plan numérique Hollande et les politiques menées entre 2013 et 2017. Curieusement la Cour évoque très peu (uniquement à l’occasion de la RGPD) ce qui se fait depuis 2017 , c’est à dire l’absence de toute politique numérique, l’abandon des acteurs à eux mêmes, la mise en difficulté des entreprises et le gel des dépenses.
La Cour a sans doute raison de souligner les inégalités d’équipement, criantes dans le premier degré, encore importantes dans le second. Elle est quand même bien sévère pour les collectivités locales qui se sont particulièrement emparées du numérique, parfois sans soutien réel de l’Etat, et qui ont fait oeuvre de pionniers.
Elle a raison de dire que « la mise en oeuvre du service public du numérique éducatif et du plan numérique pour l’éducation de 2015 a souffert d’un diagnostic initial insuffisamment étayé par l’étude des besoins ». Mais à vrai dire quelle politique de l’Education nationale, à l’exception peut-être de l’éducation prioritaire avant 2017, écoute les besoins du terrain ?
Par contre la réorientation politique voulue par la Cour semble totalement déconnectée de la réalité. Après des mois de gel numérique, 5 grandes régions viennent tout d’un coup d’investir massivement dans l’équipement des lycées. Ainsi l’Ile de France annonce 160 000 tablettes pour les lycéens franciliens à la rentrée. Si elles le font c’est qu’elles n’ont aps le choix. Pour pouvoir maintenir la dotation gratuite en manuels scolaires, les régions sont contraintes par la politique ministérielle à passer au manuel numérique. Et comme elles y sont obligées à très grande échelle elles ont aussi amenées à revoir les réseaux numériques pour les renforcer. Sur ce terrain le rapport est déjà décalé avec la réalité.
Il y a un autre décalage peut-être encore plus important. C’est la croyance de la Cour dans le fait que le numérique va changer radicalement l’Ecole. » Le développement très rapide de l’intelligence artificielle, qui permet une exploitation algorithmique de données massives, ouvre pour les prochaines années la perspective d’une amélioration des processus d’apprentissage fondée sur l’étude des « traces numériques » des élèves qui utilisent des outils numériques en situation d’apprentissage. Le numérique doit ainsi faciliter la mise en place d’une pédagogie plus différenciée ». Presque 40 ans après le lancement du premier plan numérique, on sait que le numérique ne change pas l’Ecole. Il n’est pas pour autant inutile car les élèves vivent dans une société numérique où la culture est numérique. Il peut aussi y avoir des usages pédagogiques extrêmement pertinent du numérique. Mais globalement le numérique ne va ni sauver l’Ecole, ni supprimer les difficultés scolaires, ni changer le paradigme scolaire. Il est intéressant de voir que la Cour, si critique du plan numérique de F Hollande, en partage finalement les convictions.
François Jarraud
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