Eirick Prairat enseigne la philosophie de l’éducation à l’Université de Lorraine. Il est également chercheur associé à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et a récemment publié « Eduquer avec tact » (ESF, 2017) et « Propos sur l’enseignement » (PUF, 2019). Ses travaux ouvrent de perspectives très heuristique pour penser le bonheur. Il était donc particulièrement pertinent de l’interroger sur la notion d’hospitalité scolaire qu’il a définie.
Vous avez forgé la notion d’hospitalité scolaire. De quoi s’agit-il ?
Parler d’hospitalité scolaire, c’est déjà parler d’une institution ouverte et accueillante. L’école doit accueillir tous les enfants : le blanc, le noir, le droit, le tordu, le sain, le malade… Parce que chaque enfant est convié à réaliser en lui l’idéal d’humanité. Parce que chaque « nouveau venu », selon l’heureuse formule d’Hannah Arendt, est promesse d’humanité, l’école se doit d’être ouverte à toutes et à tous. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre l’étonnante formule du philosophe Alain selon laquelle l’école est « chose naturelle».
Mais nous ne saurions réduire la question de l’hospitalité scolaire à la seule question de l’accueil. Elle est aussi affaire de pédagogie. Je veux dire par là qu’elle est invitation à s’ouvrir non seulement à des contenus d’enseignement spécifiques – contenus qui font place à la découverte d’autres civilisations et à l’apprentissage de langues étrangères – mais aussi à des formes d’étude qui sachent rendre sensibles l’expérience de l’altérité. Pensons aux voyages, aux visites, à l’accueil d’élèves étrangers, aux multiples formes de l’échange et de la correspondance. Bref à tout ce qui permet d’expérimenter qu’en matière de culture, il n’est précisément pas de frontières qui soient infranchissables.
L’hospitalité scolaire, c’est enfin une question d’éthique. L’éthique du professeur doit être une éthique de la présence. La présence, c’est d’abord un art d’être présent : présent à soi, aux autres, aux élèves, être en résonnance avec la classe, avec le groupe avec lequel on travaille. D’un mot, être attentif. La présence, c’est aussi un art d’être au présent, d’être là, ici et maintenant, dans l’immédiate actualité de ce qui se déploie. Etre disponible en somme. La présence, c’est enfin un art du présent au sens de ce que l’on donne, le présent, le cadeau : don de ses connaissances, de son savoir-faire, de son expérience… La présence c’est une manière d’être ; mieux, c’est une manière d’habiter la classe.
De l’institution à l’éthique, l’hospitalité se décline. C’est une notion, on le voit, plus ample, et par là même plus féconde, que celle d’école inclusive, souvent « refermée » sur les aspects juridiques et fonctionnels de l’accueil.
Les écoles, dans les démocraties modernes, ne tendent-elles pas à devenir des institutions plus hospitalières ?
Oui, vous avez raison. Les premières écoles n’étaient pas des lieux hospitaliers ; elles étaient des lieux réservés à des publics déterminés et choisis. Nos écoles, celles des démocraties modernes, sont devenues des lieux plus hospitaliers. On peut précisément décrire l’histoire de l’institution scolaire comme la lente ouverture à des publics de plus en plus amples. Accueil tout d’abord des enfants de la bourgeoise puis du peuple au XVIIème avec la généralisation des écoles paroissiales et charitables, accueil des filles et de ceux que l’on appellera au XIXème siècle les « arriérés mentaux ». Accueil enfin, ultime moment de cette politique d’ouverture, des enfants dits « à besoins particuliers ».
On peut assurément écrire une histoire de l’école à l’aune de la lente extension du principe d’hospitalité. Il faudrait dans cette histoire consacrer un chapitre particulier à la question de la gratuité scolaire, garantie matérielle d’un égal accès, et qui trouvera chez Smith et Condorcet ses plus ardents défenseurs. Il faudrait aussi réserver quelques belles pages pour présenter l’idéal de laïcité qui a inspiré le projet de l’école républicaine. Car, comme l’écrit fort justement Henri Pena-Ruiz, Il ne doit pas y avoir d’étranger dans l’école de la République. Le combat juridique est aujourd’hui gagné, il convient maintenant de rendre l’école hospitalière dans l’effectivité de son quotidien
C’est-à-dire penser maintenant à des dispositifs et à des modalités concrètes ?
Oui absolument. Il faut déjà s’intéresser à la question de l’accueil. Car c’est la qualité et la forme que prend ce dernier qui transforme l’impératif de venir s’instruire en une invitation à se cultiver. C’est l’accueil qui, dans sa double dimension de temps social et de moment symbolique, transforme la nécessité de se rendre à l’école en une invitation. L’accueil est à strictement parler un commutateur. Si dans son domaine de la technologie électrique, un commutateur permet d’inverser le sens du courant, c’est-à-dire sa direction ; dans le jeu des relations sociales il en inverse aussi le sens, c’est-à-dire ici sa signification. Les écoles maternelles qui attachent une grande importance à ce moment inaugural de l’accueil l’ont compris depuis bien longtemps.
Il faut s’intéresser à des dispositifs qui ressemblent à ce que la tradition institutionnaliste a appelé « Le quoi de neuf ? », moins parce qu’il est un dispositif de libre expression offert aux élèves comme on a pu le dire et le redire, que parce qu’il est un moment au sein duquel le « dedans » et le « dehors » cessent de se faire face pour s’appeler et se répondre. « Le quoi de neuf ? » est une manière de parler de l’ailleurs au cœur de la classe, une façon d’être encore un peu dehors tout en étant déjà dedans. Cette symbolique de l’accueil donne une épaisseur à la rencontre, moment qui d’une autre manière inaugure le temps du séjour.
Car pour important que soit l’accueil, l’hospitalité scolaire est bien plus que l’accueil, elle est aussi « l’espace fait à autrui ». Quelle forme organisationnelle privilégier pour que le séjour de l’élève soit un moment agréable ? L’école, en tant que lieu de vie, invite les élèves à prendre part à la mise en oeuvre de dispositifs qui facilitent la vie studieuse. Il s’agit de rendre l’école habitable en donnant à l’élève un pouvoir qui lui donne prise sur son quotidien. Car habiter un lieu, c’est se l’approprier. Un élève doit pouvoir dire en son for intérieur : « cette école, c’est la mienne ».
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise