Apparemment, le développement des moyens numériques et informatiques n’a pas fait diminuer l’utilisation du papier dans les établissements scolaires. Même dans les lieux dans lesquels les élèves sont dotés d’équipements individuels mobiles, le nombre des photocopies et le poids des cahiers pèsent aussi bien sur le budget des établissements que sur le cartable des élèves. Ces éléments sont confirmés par les déclarations des élèves que nous avons interviewés ainsi que les chefs d’établissements. Comment objectiver cela ? D’abord en essayant d’identifier dans le budget d’un établissement ce qui relève des ramettes de papier, des photocopieurs, de l’encre et de la maintenance de ces appareils. Ensuite en examinant les listes de fournitures scolaires demandées aux élèves et payées par les familles au début de l’année mais aussi en cours d’année. A cela s’ajoute selon les établissements, la mise à disposition de cahiers et papiers divers soit pour le travail scolaire soit pour l’administration.
Dématérialiser l’éducation ?
Tenter d’expliquer cette question c’est essayer de comprendre plus largement ce que l’on appelle (injustement d’ailleurs) la dématérialisation. Tout d’abord il s’agit de transférer un support matériel (papier) sur un autre support matériel (électronique). Dans les deux cas nous avons affaire à du « matériel, de la matérialité, mais comme la présence physique de l’objet numérisé semble moins perceptible, on en ignore le support électronique. Il faut aussi bien sûr comprendre ce que signifie le passage d’un support papier à un support numérique pour celui à qui il est imposé. Si dans le cas des impôts cela semble « facilitant » tout comme la carte vitale et le tiers payant chez le médecin, dans l’enseignement cela ne va pas de soi. Il faut rappeler que le monde scolaire s’est fabriqué autour de l’écrit, du livre à la feuille de papier. L’histoire du livre scolaire et de tout ce qui tourne autour est marquée par la domination de l’écrit imprimé et de l’écrit manuscrit. Au moment de passer le bac, les millions de copies noircies de l’encre des élèves rappellent à chacun de nous que l’écrit à la main et le papier sont deux valeurs sûres de notre système scolaire.
Pour les personnes qui ont effectué leur scolarité avant 1980 cela semble « naturel ». Ils oublient aussi qu’il y a eu jadis une vie avec peu de papier et peu de livres, mais contrairement à ce qui se passe actuellement, le tuilage pour le passage de l’oral à l’écrit s’est fait dans une très longue période de temps. Alors qu’avec la généralisation de l’informatique puis du numérique, sa traduction sociale, nous sommes en présence d’un recouvrement des périodes, des cultures, des représentations. Les promesses de l’informatique et du numérique, émises le plus souvent par les industriels du secteur, sont largement relayées dans les médias et dans les cercles spécialisés. Elles sont parfois portées par les enseignants eux-mêmes. L’arrivée des manuels numériques, qui n’est pas récente, est une illustration récurrente de ces discours prophétiques non traduits dans les faits, tout au moins pour l’instant. Le récent projet du Lycée 4.0 du Grand Est en est l’une des dernières annonces, mais déjà comme dans de nombreux établissements, les difficultés multiples et diverses semblent freiner les mouvements.
Le papier, un « plan B » ?
Rappelons cet aphorisme « au moins le papier lui ne tombe pas en panne », ou encore cet autre : « on n’a pas à attendre pour se mettre en activité sur le papier ». On connait aussi le leitmotiv du « plan B » à prévoir car le numérique ne marche pas toujours très bien. Et pourtant au quotidien, ces mêmes personnes utilisent ordinateur et smartphone pour leur vie privée comme pour leur activité professionnelle et ne cherchent plus à revenir au papier : le courrier en est une illustration parfaite qui est désormais remplacé par plusieurs services numériques de l’instantané au différé, du texte au multimédia… Il faut donc rechercher ailleurs que dans l’éternelle critique de la frilosité enseignante la difficulté à diminuer la quantité de papier utilisé dans l’école. On rappelle ici l’importance de ressentir une facilitation, une commodité dans l’utilisation des « instruments » de travail pour en favoriser l’utilisation et l’appropriation. Mais cela ne peut se faire indépendamment du contexte d’exercice de l’activité professionnelle.
Pour l’enseignant il y a deux univers principaux : celui de son travail personnel en amont et en aval de ses cours, et celui de la salle de classe dans laquelle il est amené à exercer son activité professionnelle avec des élèves. Un fait observé : faire appel à des ressources sur Internet est une pratique ordinaire. Un autre fait : le sentiment fréquemment exprimé de ne pas savoir où trouver les ressources adaptées parmi toutes celles auxquelles on peut accéder sur Internet mais aussi ailleurs. Un troisième fait : l’enseignant est d’abord un assembleur dont la principale compétence est d’organiser des ressources pour en faire la base de la transmission (transmission ne signifiant pas magistral ici) des savoirs aux élèves et ensuite de la mettre en forme dans le cadre d’une ingénierie pédagogique et didactique adaptée (alignement pédagogique). Le temps d’enseignement ajouté au temps de suivi des élèves (évaluations, accompagnement, réunions), à la mise à jour selon l’évolution des programmes et des connaissances n’est pas extensible à l’infini. Et cela tout au long de l’année. Car c’est un autre paramètre souvent laissé de côté quand on regarde de l’extérieur le métier, il faut réaliser toute l’année cette tâche et la recommencer : c’est bien différent que de venir observer une classe pendant une ou deux heures. L’enseignement doit être non seulement économe de son temps, mais aussi de celui de ses élèves. Il doit leur permettre d’accéder au mieux aux activités qui vont lui permettre d’apprendre. Or pour l’instant le papier reste encore plus fonctionnel dans plusieurs circonstances.
Le numérique à l’appui du papier ?
Récemment Margarida Roméro disait que le métier d’enseignant est un de ceux qui ne pourra pas être robotisé. Il faut voir la persistance du papier comme un indicateur de la manière de faire qu’impose actuellement le contexte scolaire. Le monde scolaire ne sera jamais à cent pour cent numérique, c’est une évidence qu’il faut rappeler à tous les passionnés et zélateurs du numérique éducatif. Apprendre est multiforme. C’est justement cela la qualité d’un enseignement : d’offrir à ceux qui apprennent des moyens variés et riches de faire leur parcours scolaire. La place de l’écrit change petit à petit. La sophistication des photocopieurs (et leur fiabilité), devenus imprimantes partagées dans les établissements, a renforcé le sentiment d’utilité du papier, si facile à produire. L’image de fragilité fonctionnelle du numérique (hormis les smartphones peut-être) reste forte dans la communauté scolaire. Mais il faut dire que l’enseignement est une activité singulière au croisement de l’industrie et de l’artisanat et qu’il faut prendre en compte ces deux dimensions si l’on pense faire évoluer les pratiques.
Bruno Devauchelle