Comment aider les élèves à affronter les difficultés de lecture que leur posent certaines œuvres littéraires ? Quelles stratégies inventer pour que chacun.e, d’une façon ou d’une autre, parvienne à se les approprier ? A Tours, au lycée Jacques de Vaucanson, Claire Tastet s’est confrontée concrètement au problème lors d’une séquence en seconde sur « Le Tartuffe » de Molière. Elle a constitué des groupes différenciés de lecteurs, adapté les consignes, favorisé l’appropriation de la pièce par la tenue d’un carnet de lecture, exploité l’horizon d’attente que crée l’auteur en demandant de produire une image de ce que sera Tartuffe lorsqu’il entrera en scène, orchestré des échanges sur ces créations … Au final, le dispositif fortifie tout à la fois la compréhension et le plaisir de l’œuvre. Il favorise même l’entraide, et ce dans tous les sens : « un groupe de lecteurs en difficulté a suscité le jugement critique et interprétatif du groupe des lecteurs autonomes en proposant une interprétation subtile et inattendue »…
Comment est né ce travail de lecture différenciée autour de Tartuffe ?
Le projet est né d’un constat. En ce début de deuxième trimestre de Seconde, des élèves viennent me faire part de leur difficulté à lire Tartuffe, l’œuvre de Molière, dont l’analyse commence à peine. La classe est divisée : une moitié d’élèves éprouve des difficultés d’ordres divers (compréhension de la langue du XVIIème siècle, versification, absence de prise en compte des enjeux dramaturgiques, non adhésion à une action qui leur semble à mille lieues de leurs intérêts), une autre moitié, plus à l’aise, avance dans sa lecture. Les objectifs qui se posent à moi, sont alors multiples : réconcilier les élèves du premier groupe avec une lecture difficile pour éviter le décrochage, leur redonner une place de lecteurs au sein de la classe, attirer la bienveillance et le respect des autres lecteurs tout en leur proposant des activités plus analytiques pour ne pas générer l’ennui.
Quelles modalités de travail avez-vous alors choisi de mettre en œuvre ?
Je décide alors de scinder ma classe en deux groupes, en accord avec les élèves, qui choisissent de se situer : ceux qui éprouvent le besoin d’être aidés dans leur lecture et ceux qui n’éprouvent pas le besoin d’être aidés dans leur lecture (respectivement 16 et 17 élèves).
Comment avez-vous accompagné les élèves qui éprouvent des difficultés à lire la pièce ?
C’est le premier groupe qui concentre toute mon attention. Je décide de leur offrir une possibilité que je sais ne pas être consensuelle chez les professeurs de Lettres : les décharger d’une partie de la lecture afin de faire porter leurs seuls efforts sur les actes I et II. Les actes III à V seront visionnés ultérieurement, à travers la captation vidéo des mises en scène de Jacques Charon et de Georges Bensoussan. Nous commençons ensemble la lecture en heure de groupe et j’essaie de lever les difficultés liées à la versification. Je demande alors à ces élèves de tenir un carnet de lecture pour ces deux actes en relevant tout ce qu’ils apprennent sur le personnage de Tartuffe mais aussi en notant les passages qu’ils ne comprennent vraiment pas.
Vous les avez aussi amenés à imaginer l’entrée en scène de Tartuffe : de quelle façon s’est passée cette activité spécifique ?
Une semaine après avoir lancé le portfolio de lecture, je vérifie par les activités orales et par le carnet que chaque élève joue le jeu : deux élèves seulement semblent encore résister. Je leur propose alors de se mettre dans la peau d’un metteur en scène (la notion a été travaillée en classe entière) et d’imaginer l’entrée en scène de Tartuffe (qu’ils n’ont pas encore lue mais que l’autre groupe travaille en parallèle de manière analytique). Par binôme, ils doivent rédiger un texte qui explique leur choix et proposer, s’ils le désirent, une illustration. Je leur laisse la plus grande liberté quant à la nature de celle-ci, ce qui engendre chez eux, une certaine angoisse : chaque groupe est venu me demander l’autorisation de faire un dessin / utiliser une photo d’acteur / se focaliser sur un seul détail… Je leur demande de déposer leur travail sur un « padlet » que j’ai créé.
Comment avez-vous exploité pédagogiquement ces productions ?
Nous avons confronté les productions et corrigé les textes fautifs à l’aide des surlignements engendrés par l’éditeur du texte (il est d’ailleurs à noter que les élèves sont prompts à se corriger mutuellement dans un exercice qui n’est rien d’autre qu’un détournement de la dictée). Je demande à l’autre groupe d’analyser les propositions du groupe 1 afin de remettre le « prix de la critique » qui propose 4 catégories.
Est-ce que certaines propositions ont suscité des échanges intéressants ?
Une proposition a suscité le débat car elle a d’abord été vue comme un contre-sens. Il s’agit de la proposition de Clara et de Gustave. En effet, ces deux élèves ont proposé un acteur connu pour sa beauté, Pierce Brosnan. La beauté de Tartuffe est un choix qui est assumé par ce binôme comme en témoigne leur écrit. Elle fait l’objet d’un vif débat au sein du groupe des lecteurs avancés. Finalement, force est de constater que Clara et Gustave, parce qu’ils résistent à l’adhésion, du fait de leurs difficultés de lecture, ont perçu la manipulation. En effet, les seules caractéristiques physiques de Tartuffe sont apportées par Dorine, qui le déteste ! Est-elle objective ? Le groupe 2 a constaté, par une relecture minutieuse, la propension de Dorine à caricaturer, à exagérer. Un travail a été mené sur les figures de l’amplification. Les reproches de Mme Pernelle à sa belle-fille ont été relus d’un autre œil. C’est bien Gustave et Clara qui ont reçu le prix de l’originalité !
Quel bilan tirez-vous de ce travail ?
La principale difficulté que j’ai rencontrée dans cette expérience est la gestion des horaires entre temps partagé et temps divisé, nécessaires à la différenciation.
Cette activité a permis au groupe 1 de reprendre pied dans la lecture. Sur ces 16 lecteurs, 10 ont finalement décidé de lire les actes III à V et 6 ont continué le carnet de lecture, pour « être accompagnés ». 1 élève est resté imperméable à la lecture du fait, probablement, de difficultés de déchiffrage très profondes. Beaucoup ont perçu aussi le fonctionnement particulier du texte de théâtre entièrement tourné vers le spectateur et le jeu (c’est surtout ceux qui ont fait le choix d’accompagner leur texte d’une illustration). Chaque choix a fait l’objet d’une réflexion perceptible dans les discussions qui ont animé les binômes ; les élèves ont retrouvé le plaisir de l’échange autour de la lecture. Enfin, ce qui, à mes yeux, a été le plus intéressant sur le plan du fonctionnement de la classe, c’est qu’un groupe de « lecteurs en difficulté » a suscité le jugement critique et interprétatif du groupe des « lecteurs autonomes » en proposant une interprétation subtile et inattendue. Ils ont ainsi relancé la lecture analytique du groupe 2. De quoi faire réfléchir sur les valeurs de l’échange et sur ce que l’on doit à l’autre !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut