Le colloque international sur » Les conditions de réussite des réformes en éducation « , organisé du 12 au 14 juin 2019 par le CIEP (centre international d’études pédagogiques) à Sèvres, s’est poursuivi hier avec des ateliers où spécialistes et chercheurs ont confronté leur expérience. Quel rôle jouent les financements dans la réussite ou non des réformes ? Qu’entend-on par la » qualité » de l’école ? Comment juger d’une gouvernance efficace ?… Dans l’atelier » Mettre en oeuvre les réformes. Acceptabilité et mobilisations « , quatre intervenants – du Canada, de France, du Mali et du Mexique – ont montré qu’au delà de contextes différents, on pouvait dégager des points communs, parmi lesquels : Il ne suffit pas de faire passer formellement une réforme pour qu’elle soit appliquée, Trop de réformes produit le résultat inverse, c’est-à-dire blocages et replis, ou encore Pour juger de la réussite d’une réforme, mieux vaut attendre vingt ans…
Dans l’atelier sur » l’acceptabilité et les mobilisations » autour de la mise en oeuvre des réformes, les organisateurs avaient choisi de retenir l’exemple de l’ouverture aux filles. » Une réforme qui a priori n’est pas aussi sensible que celles touchant à la pédagogie par exemple et que l’on pense facile à mettre en place. Or elle se heurte à de nombreux obstacles « , a souligné le coordinateur de l’atelier, Jose Weinstein, professeur à l’université Diego Portales du Chili et ancien vice-ministre de l’éducation.
Au Mali, le poids des traditions
Seydou Loua, professeur à l’Ecole normale supérieure de Bamako (Mali), a rappelé la longue liste des réformes de l’éducation dans son pays depuis l’indépendance en 1960 avec à chaque fois, parmi les objectifs affichés, l’élargissement de l’accès des filles. Il faut dire que l’on partait de loin : à la fin de la colonisation, on ne comptait que 7 à 8% d’enfants scolarisés, tous des garçons, fils de chefs locaux.
Dès 1962, le nouvel Etat lance le programme » Pour une éducation de masse et de qualité » qui inclut la scolarisation des filles. Au lendemain de la chute du régime militaire en 1991, la réforme est relancée avec la mise en place en 1994 de La nouvelle école fondamentale. En 1998, l’Etat lance le programme » Un village une école » avec l’espoir qu’en construisant une école près de chaque village, les filles viendront davantage, l’éloignement étant souvent une raison avancée pour ne pas les envoyer.
Des résultats ont bien été enregistrés. Aujourd’hui, 60,4% des petites maliennes sont scolarisées en primaire contre 61,4% pour les garçons. Mais après, leur nombre chute drastiquement et l’écart se creuse avec les garçons. Elles ne sont plus que 15,4% scolarisées dans le secondaire contre 22,7 % pour les garçons.
Les causes sont connues, explique Seyou Loua : les grossesses des toutes jeunes filles qui quittent alors l’école, les mariages précoces – 20% des unions sont conclues avant 15 ans pour les filles, 50% avant 18 ans -, les coutumes, toujours, qui font que les femmes assument très tôt les travaux ménagers, les considérations religieuses qui vont dans le même sens, la pauvreté enfin.
Constatant le nombre de filles abandonnant l’école car enceintes, une ONG internationale a lancé une expérimentation intitulée » Approche grands-mères ». Se basant sur le fait que les filles se confient plus à leurs grand-mères, elles ont travaillé avec ces dernières. Le but : leur faire comprendre que leurs petites-filles doivent rester étudier enceintes et les mettre en garde contre les enseignants et les logeurs qui, souvent, les mettent enceintes . » En deux ans, cela a donné des résultats, plus que l’Etat malien a obtenu en vingt ans « , a souligné le chercheur.
En France, la persistance des stéréotypes de genre
Malgré tous ses efforts, la France enregistre elle aussi un échec dans la question du genre, dans l’enseignement supérieur. Les jeunes françaises y accèdent autant que les hommes. Depuis un vingtaine d’années, leur proportion s’est même stabilisée autour de 55-56%. Mais alors qu’elle réussissent souvent mieux au niveau scolaire que les garçons, elles restent cantonnées dans des filières moins prestigieuses offrant une moins bonne insertion professionnelle, risquant ainsi davantage le chômage, le temps partiel et la précarité.
Dominique Epiphane, ingénieure de recherche au CEREQ (Centre d’études et de recherches sur les qualifications), a rappelé que la première convention signée entre le ministère de l’éducation et celui du droit des femmes pour » diversifier l’orientation » des jeunes fille remontait à décembre 1984. D’autres conventions, englobant toujours plus de ministères, ont suivi en 1989, 1991, 2006, 2013…
Les résultats sont modestes. Si la présence des filles a nettement progressé en droit, gestion et médecine, elle restent largement sur représentées en lettres et sciences humaines et sous représentées dans les sciences et techniques. Elles sont moins de 20% parmi les diplômés en informatique, en automatisme ou en mécanique – qui conduisent à des emplois bien rémunérés.
La raison, selon Dominique Epiphane : la persistance des stéréotypes de genre : » Les réformes réussissent quand elles répondent à une attente sociale. Ici celle des parents et celle des recruteurs qui ont encore tout un discours sur les compétences des femmes et des hommes. »
Dans l’échange qui a suivi, la chercheure a souligné l’importance d’intervenir auprès des enfants dès leur plus jeune âge pour combattre les stéréotypes et de former les enseignants ainsi que tout le personnel périscolaire. La discussion s’est arrêtée là. Mais on aurait pu rappeler le tollé suscité par les « Abcd de l’égalité », dispositif de lutte contre les clichés de Najat Vallaud-Belkacem qui avait dû être abandonné, et l’on aurait pu se demander s’il serait plus acceptable aujourd’hui…
Au Canada, des syndicats qui varient
Les deux autres intervenants de l’atelier avaient auparavant parlé du rôle des syndicats enseignants, dans le blocage ou l’accompagnement des réformes. » On les présente souvent comme réactionnaires, faisant obstacle aux réformes, a expliqué Nina Bascia, professeure à l’université de Toronto (Canada), qui travaille sur les syndicats enseignants depuis plus de trente ans. Or leur point de vue est beaucoup plus divers que cela. Et les réformes auxquelles ils résistent sont souvent celles qui ont été impulsées sans prendre en compte les conditions d’enseignement. »
A l’appui de sa thèse, la chercheure a présenté trois exemples. Dans les années 2000-2010, en Colombie britannique, le gouvernement a coupé dans les ressources allouées aux écoles, ce qui a fait augmenter la taille des classes et détérioré les conditions d’enseignement. La Fédération des enseignants de la province a alors résisté, mené des actions. Elle a même intenté un procès au gouvernement provincal, qu’elle a gagné.
Au début des années 90, dans l’Ontario, le gouvernement provincial a délégué certaines missions aux conseils d’école – dans l’évaluation, dans l’élaboration de certains programmes…. La Fédération des enseignants de l’Ontario a alors soutenu la réforme et proposé une aide technique aux enseignants, au niveau local.
Enfin, depuis le milieu des année 90 en Alberta, l’Association des enseignants travaille en toute indépendance, sur ses propres idées de réformes, ou alors coopère avec le gouvernement et d’autres partenaires.
» Les syndicats sont les seuls à s’occuper des conditions d’enseignement sur le terrain, a conclu la chercheure, ils soutiennent un système public de qualité. Comprendre leur réaction est très instructif pour ceux qui veulent mener des réformes, afin de savoir lesquelles pourront réussir. «
Au Mexique, le syndicat tout-puissant
Professeur à l’Université autonome métropolitaine du Mexique, Carlos Ornelas a évoqué le cas surréaliste de son pays où l’Etat a tenté de remettre au pas le puissant syndicat enseignant, de plus de deux millions de membres, et de reprendre le contrôle du système éducatif, afin d’imposer une réforme. En vain.
En arrivant au pouvoir en 2012, le président Enrique Peña Nieto annonce une vaste réforme éducative. Il veut moraliser et professionnaliser le secteur. Pour cela, il entend introduire des régles pour devenir enseignant puis pour évoluer » en fonction de son travail et de ses mérites. «
Dans ce pays gangréné par la corruption, les enseignants paient pour obtenir un poste. Ceux qui partent à la retraite peuvent transmettre ou vendre, voire louer leur poste au plus offrant… Plus de 30 000 enseignants sont par ailleurs payés alors qu’ils travaillent pour le syndicat.
En 2013, le président fait passer plusieurs lois. Les enseignants seront évalués avant d’être promus à des postes de direction. Ils devront se former et leur engagement professionnel sera reconnu avec des salaires au mérite.
Au sein du syndicat, où l’adhésion est obligatoire, le président se heurte à des oppositions. Il tente des compromis. Et finit par reculer. Fin 2018, son successeur, Andrés Manuel López Obrador, annonce une réforme de la réforme.
» La première leçon est que le changement de loi est insuffisant pour consolider une réforme ambitieuse, commente Carlos Ornelas. La réforme a par ailleurs été prisonnière du « temps mexicain », les six ans du mandat présidentiel. Or ce type de réforme nécessite beaucoup de temps, elle ne peut réussir que si elle emporte la conviction des enseignants. «
Points de vigilance
Concluant l’atelier, le rapporteur Patrick Rayou, professeur émérite à l’université Paris 8, a évoqué plusieurs » points de vigilance « . » Il faudrait sortir du schéma imposition-résistance (aux réformes). On l’a vu avec le Mali, lorsque Seydou Loua a expliqué que les enseignants maliens ne s’opposaient pas ouvertement aux réformes mais qu’ils ne les appliquaient pas. En France, des travaux ont montré que plus on impose, moins ça change et que, plus on veut réformer, plus on prend à rebours des enseignants qui se replient sur ce qu’ils savent faire. «
Autre point de vigilance, a-t-il poursuivi, » on parle de l’école et de la société. Mais au Mexique qui maîtrise qui, qui maîtrise quoi ? Il y a une imbrication Etat-syndicat. Il faut parler d’une multiplicité d’acteurs, comme les ONG au Mali mais aussi l’Unesco (pour la non discrimination filles-garçons) ou encore les enquêtes internationales… Enfin, il faut bien distinguer la temporalité politique et la temporalité sociale. Si une réforme votée au Parlement est considérée comme réussie, il y en a beaucoup. Si vous regardez vingt ans après, c’est autre chose. Il faut un temps d’infusion avant d’évaluer ce qui a réellement changé. «
Véronique Soulé