On peut s’interroger sur l’absence d’orientations claires dans le domaine du numérique en éducation depuis quelques années. Même si la place donnée au code, dès l’école primaire ainsi que la mise en place d’un enseignement en classe de seconde et la création d’une filière de formation informatique en première et terminale semblent indiquer que certains choix ont été faits. Même si un plan numérique d’équipement massif avait été mis en place à partir de 2015, puis abandonné. L’impulsion déclarée en 2013 par le ministre de l’époque se voulait une stratégie semblait marquer enfin une volonté d’aller de l’avant et de donner un cap. Malheureusement, et comme on le constate depuis longtemps on ressent un manque. D’ailleurs de nombreux acteurs à tous les niveaux du système en témoignent. Quelle vision partagée du numérique pour l’éducation sous-tend l’ensemble des actions, programmes et autres déclarations ? Les deux rapports publiés en 2018, rapport Morin-Desailly en juin 2018, rapport Studer en septembre 2018, semblent indiquer la nécessité d’avancer vers une action globale et donc vers la définition d’une stratégie. Les analyses proposées dans ces deux documents sont intéressantes et un peu différentes. Cependant aucun des deux rapports ne peut constituer, l’un ou l’autre, l’un et l’autre, une armature pour un projet politique de fond. Car au-delà de l’éducation, c’est de la société en devenir dont il est question. C’est ce qui distingue largement notre pays de ce que le Québec tente de mettre en place.
La récente publication (avril 2019) du « cadre de référence de la compétence numérique » est introduite par le ministre, M Roberge, qui écrit notamment : « cette publication, qui regroupe les dimensions jugées indispensables pour apprendre et évoluer au 21e siècle ». Ce qui est un indicateur d’une politique est le premier sous-titre : « Les élèves et les étudiants : au cœur de la révolution numérique ». Cela signifie que l’on considère comme prioritaire de s’adresser aux jeunes qui construisent la société de demain ». On ressent ici nettement la continuité entre une stratégie du pays et une stratégie éducative. Il est intéressant de comparer avec ce qui s’est passé en France quand l’ex secrétaire d’état chargé du numérique était intervenu sur le domaine éducatif, en lieu et place du ministre de l’éducation. On aurait pu penser à une continuité politique, mais c’était oublier le positionnement du ministre énoncé en aout 2018 et appuyé particulièrement sur un texte d’interdiction des équipements individuels mobiles dans les établissements scolaires. Le silence de l’actuel Secrétaire d’Etat au numérique renforce encore cette impression. Une orientation business du secrétariat d’état, et une absence de perspective du ministère de l’éducation voilà où nous en sommes. Quant au sommet de l’Etat, après avoir encouragé l’interdiction des téléphones portables, il dénonce aujourd’hui « un capitalisme devenu fou » dont on sait que l’informatique et le numérique sont un des bras armés de la guerre économique.
Le marqueur fort d’un choix politique conforté par des interviews multiples du ministre et confirmé par la circulaire de rentrée 2019, révèle une vision minimaliste de cette question du numérique. La priorité est d’abord de permettre à l’école primaire de compenser les inégalités « En effet, l’inégale maîtrise des savoirs fondamentaux constitue l’un des principaux obstacles à la réduction des inégalités sociales » est-il écrit dans cette circulaire. Si l’on considère la place prise par l’utilisation quasi-quotidienne des moyens numériques dans la vie quotidienne dès le plus jeune âge, peut-on ignorer le numérique. Certains diront qu’il faut savoir lire pour accéder aux richesses du web et écrire pour y participer. Mais c’est ignorer la place prise par les photos, les vidéos et l’audio. C’est aussi ignorer qu’une nouvelle continuité informationnelle s’est désormais développée transformant n’importe quel appareil numérique en objet polyvalent : télévision, page blanche, livre etc.… pour le dire autrement l’accès et l’utilisation des moyens numériques doit prendre place dans l’école sous plusieurs formes complémentaires qui toutes concourent à développer, à l’instar du Québec, une compréhension et une maîtrise suffisante. Le terme discernement, jadis employé de manière récurrente par le ministre, n’a donc pas été traduit dans l’impulsion éducative.
Plusieurs questions se posent alors : faut-il scolariser le numérique et sous quelle forme ? Faut-il exclure le numérique de la sphère scolaire, en partie, sous une ou plusieurs de ses formes ? Faut-il considérer que la place du numérique dans le quotidien ne relève pas d’un socle commun, mais plutôt d’une spécialisation professionnelle ? A ces questions les réponses doivent être multiples et basées sur un projet. Le mode de développement industriel et économique de notre société s’appuie sur les moyens informatiques et numériques (rappelons ici que nous définissons le terme numérique pas la traduction socialisée de l’informatique). Le lien entre l’école et la société ainsi que le social a toujours fait débat : certains sauraient ce qui est bon pour les autres et l’école devrait être le lieu de transmission du meilleur, le pire étant hors de l’école. Mais cette lecture suppose une vision de l’enfance (cf. la scolarisation obligatoire à trois ans) qui s’appuierait sur plusieurs idées : une sorte de « tabula rasa », de « pâte à modeler ». Elle serait inspirée aussi par une science (pas la science et pas les sciences) qui donnerait les clefs pour agir dans le bon sens. Mais une science (fut-elle appelée exacte) peut aussi oublier les autres sciences (fussent-elles appelées humaines) et les autres visions du monde qu’elles peuvent apporter. Le débat semble clos dans l’esprit des dirigeants.
Le quotidien de la salle de classe, de l’établissement, de l’université, des salles de formation, c’est souvent l’omniprésence des usages personnels du numérique (il suffit pour s’en convaincre d’observer les comportements individuels). Désigner des coupables (les écrans les smartphones, la télévision, etc.…) et trouver des solutions externes (lois, filtrages, contrôles etc.…) n’est rien si on ne travaille pas finalement en direction de ceux et celles qui sont les utilisateurs. Ce sont eux qui engagent leur responsabilité dans leurs manières de faire. Mais cette responsabilité est souvent non consciente voire inconnue. Le monde scolaire, lorsqu’il se considère comme « en dehors » est parfois dans le déni, mais il est aussi dans l’incompréhension voire le sentiment d’impuissance. Lorsque certains revendiquent le « en dedans » ils sont aussi parfois manipulés par les industriels et commerciaux qui s’emparent d’eux comme d’habiles ambassadeurs (des infiltrés ?). Entre ces deux postures il y a d’abord la nécessité d’une prise de conscience de chacun. Ensuite l’identification de finalités communes. Pour le dire autrement comment apprendre à penser le numérique en dehors des lobbys et des idéologies ou des croyances ?
En lien avec cette posture du ministère, il faut interroger la place des collectivités dans un tel projet. En effet, si elles n’ont pas voix au chapitre sur les choix proprement scolaires, elles sont invitées (contraintes ?) à financer les moyens de ces choix. Or le financement des moyens à un effet direct sur la mise en œuvre de ces choix. Si la loi de 2013 sur la décentralisation avait fait évoluer du côté des collectivités cette part de leur action, il est indispensable que désormais elles soient « réellement » et de plus en plus explicitement associées aux choix proprement scolaires, en particulier dans le domaine du numérique (mais il n’est pas le seul domaine où cela s’avère indispensable). La différence avec certains pays étrangers dans ce domaine du pilotage scolaire (Allemagne, Suisse, Canada,) devrait être source d’inspiration… pour un « cadre de référence du numérique dans la société et en éducation ».
Bruno Devauchelle
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