Peut-on rire de la Shoah au cinéma ? Puiser dans la plus grande tragédie du XXème siècle la matière d’une comédie ? Pour son premier long métrage, la jeune réalisatrice aux talents multiples (comédienne, auteur pour le café-théâtre, scénariste pour le petit écran), Elise Otzenberger nourrit longuement le script-écrit avec Mathias Gavarry-d’une expérience personnelle partagée avec son époux : leur premier voyage de jeunes mariés en Pologne sur les traces de leurs grands parents respectifs. La jeune femme s’affranchit cependant de cet événement fondateur, le transforme en une comédie douce-amère dans laquelle un jeune couple de parisiens aux origines juives et aux humeurs changeantes traverse découvertes touristiques, épreuves tragiques et révélations dérangeantes, avec un mélange détonnant d’humour et de désespoir. Que signifie le retour aux racines, pour la jeune génération des Juifs qui n’ont pas connu la Shoah ? De quelle manière, une fois devenus parents, transmettre la mémoire de la Shoah aux enfants ? En quoi un regard décapant sur la tragédie passée aide-t-il à appréhender les menaces du temps présent ? A sa manière décalée, mêlant fantaisie, émotion et profondeur, « Lune de miel » nous ouvre les yeux.
Anna et Adam, parentalité et judéité
Pour la première fois de leur vie, les jeunes mariés, tous deux d’origine juive, sont en partance pour la Pologne. Ils se rendent à Zgierz, le village natal du grand-père d’Adam (Arthur Igual), invités à la commémoration du soixante-quinzième anniversaire de la destruction du quartier juif et de l’élimination de sa communauté. En attendant, Anna (Judith Chemla), excitée et fébrile, multiplie les consignes (orales et écrites) à ses parents qui ont la lourde mission de garder leur bébé, un petit garçon au calme olympien. Toutes les taches son confiées à Gilbert (André Wilms) le grand-père paré des qualités de sérieux requises tandis qu’Irène (Brigitte Rouän) est dispensée de s’occuper du petit car jugée irresponsable (en particulier pour ce qui est de la composition des menus et du suivi d’un supposé régime casher assez fantaisiste).
Sans que nous en connaissions les raisons, la jeune mariée paraît davantage investie dans ce voyage et sa destination que son mari, pourtant concerné au premier chef, lequel garde une forme de désinvolture apparente.
L’arrivée en Pologne du couple prend des allures de comédie sentimentale tant l’exaltation et la soif de découverte chez Anna paraît communicative. Un emballement premier pour une Pologne rêvée, aux couleurs acidulées, aux habitantes avenantes comme la blonde vendeuse au doux sourire et à l’accent slave irrésistible, chavirée à l’évocation de Paris, la patrie des clients entrés dans sa boutique. Un enthousiasme naïf qui persuade Anna qu’elle ressent en marchant dans les rues de Cracovie ‘les sensations de ses ancêtres’, alors qu’en réalité elle en sait (encore) peu sur le passé traumatique de sa famille et sur l’histoire récente de cette terre. Une sorte de délire dans un retour à une judéité fantasmée que fustige Adam davantage ancré a priori dans la réalité, et la véritable raison de leur séjour. Peu à peu l’atmosphère entre eux se charge d’électricité et les mène au bord de la rupture. Elle :-« J’ai épousé un Juif antisémite !’. Lui : -‘Et moi, Rabbi Jacob ! ‘. Après cette crise violente, l’un et l’autre, confrontés à la cérémonie de commémoration et à des témoins vivants, vont mûrir profondément et regarder autrement le monde qui les entoure, en un tourbillon de révélations troublantes et d’émotions fortes.
Mémoire de la Shoah, temps présent
La simplicité des rituels de la commémoration de l’élimination de la communauté juive dans un petit cimetière à la lumière froide en présence d’un rabbin et de quelques descendants des disparus vibre de l’absence de ces derniers et de la douleur des survivants. Des rencontres émouvantes ou incongrues (comme celle de Clémence- Isabelle Candelier-, personnage extérieur à la tragédie, témoin à l’humour ravageur) tissent de nouveaux liens entre l’histoire intime d’Anna et d’Antoine et le destin collectif des Juifs. Et leur séjour en terre polonaise-qui charrie déjà un torrent de sentiments contradictoires- est à nouveau chamboulé par l’arrivée inopinée d’Irène, la mère d’Anna. Un tournant décisif dans la fiction dont nous tairons les rebondissements tant ces retrouvailles entre une mère et sa fille modifient les fondements d’une relation initialement fondée sur le silence et l’oubli (de la Shoah en particulier). Sans dévoiler les ressorts cachés d’un script inventif, force est de constater le rôle maternel dans l’enquête d’Anna sur la disparition de sa grand-mère polonaise, et sur l’éclaircissement de ce mystère.
En fait, plus la fiction (fantaisiste) se rapproche de la réalité (historique), plus elle devient émouvante. Ainsi, en se situant parfois à la lisière du documentaire, la cinéaste atteint le cœur de son propos. Aux abords du petit cimetière, le couple fait la connaissance d’Evelyn Askolovitch, rescapée des camps de la mort. La vieille femme, déportée alors qu’elle était petite, consacre son temps à raconter son expérience de la Shoah aux enfants des écoles qu’elle visite régulièrement. Elle n’est pas actrice. Selon le vœu de la réalisatrice, elle confère, en tant que vrai témoin, toute sa charge émotionnelle et son poids symbolique à une séquence filmée sans affèterie.
Sous ses dehors fantasques, ses embardées cocasses et ses éclats tragiques, modulés par la partition originale du musicien David Stzanke et ses pointes ironiques, « Lune de miel » soulève bien des questions inhérentes à la transmission de la mémoire de la Shoah, des questions d’aujourd’hui qui dépassent largement le rapport à leurs origines juives des nouvelles générations et nous concernent tous. Autrement dit, un spectacle éclairant.
Samra Bonvoisin
« Lune de miel », un film d’Elise Otzenberger-sortie le 12 juin 2019