« Symboliquement, cette circulaire de rentrée marque un tournant où l’école maternelle est consacrée comme lieu d’instruction ». Pascale Garnier, sociologue et professeure de sciences de l’éducation, a vu très tôt les implications pour l’école maternelle de l’obligation scolaire à 3 ans. Aujourd’hui, elle analyse la circulaire de rentrée 2019, largement consacré eà la maternelle. Et ce n’est pas rassurant.
La circulaire de rentrée semble sonner le glas de l’école maternelle telle que nous la connaissons, pourquoi ?
Il est sans doute trop tôt pour comprendre si et comment cette circulaire va changer l’école maternelle : les pratiques des enseignant.e.s sont, fort heureusement d’ailleurs, sur une autre temporalité que le calendrier des textes officiels successifs et témoignent d’une grande diversité de situations locales. Mais, au moins symboliquement, cette circulaire de rentrée marque un tournant où l’école maternelle est consacrée comme lieu d’instruction. L’idée même d’éducation semble avoir disparu des préoccupations officielles. Le texte le signifie tout à fait : la totalité des 24 heures hebdomadaires doit être consacrée à l’enseignement et seule une concession apparaît pour les plus jeunes enfants qui auraient besoin de faire la sieste ! Les enfants sont censés aller à l’école maternelle dès trois ans pour « entrer dans les apprentissages », alors qu’ils apprennent depuis leur naissance. C’est là une vision des apprentissages singulièrement réductrice. Plus encore à cet âge, les enfants n’apprennent pas sur commande et il ne suffit pas que les enseignants enseignent pour les élèves apprennent.
Avec cette exigence de rentabilité immédiate des heures de présence en maternelle, ce sont de fortes attentes de performances vis-à-vis de normes scolaires qui vont peser à la fois sur les enfants, les enseignants, les parents, et corrélativement des attendus croissants en matière d’évaluation.
D’où cette importance de la relation « affective » affirmée dès les assises de l’école maternelle : elle devient d’autant plus nécessaire que les jeunes enfants sont obligés de faire face à des exigences scolaires renforcées. D’où aussi cette reconnaissance, attendue de longue date, de la place des Atsem dans la classe. C’est pour ainsi dire un gant de velours qui s’impose pour adoucir une main de fer qui doit faire apprendre aux enfants ce qu’il y a à savoir dans le programme et leur inculquer dès trois ans les arbitraires scolaires.
Si cette dimension affective de la relation pédagogique est certes essentielle à l’école maternelle, et les enseignant.e.s et les Atsem en font quotidiennement l’expérience, cette insistance officielle sur une « bientraitance » à l’égard des élèves devient d’autant plus impérative que le risque grandit de maltraiter ceux qui sont scolairement « peu performants » ! C’est du moins ce que montrent des recherches récentes en école maternelle et sur laquelle insistaient déjà les sociologues Bourdieu et Passeron dans La reproduction, une analyse de la violence symbolique des systèmes d’enseignement : « La ‘manière douce’ peut être le seul moyen efficace d’exercer le pouvoir de violence symbolique dans un certain état des rapports de force et des dispositions plus ou moins tolérantes à l’égard de la manifestation explicite et brutale de l’arbitraire ».
Au reste, la « confiance en soi » de l’enfant ne se transmet pas : elle se tisse au sein des groupes de pairs et, avec le soutien des adultes, elle se construit par l’enfant lui-même dans la mesure où il éprouve effectivement son pouvoir d’agir sur son environnement et de le transformer. Encore faut-il s’efforcer de comprendre et de prendre en compte son propre point de vue, même à l’âge de 3 ans.
Le vocabulaire, la lecture syllabique, l’apprentissage des nombres. Tout cela semble très éloigné des programmes de 2015. En quoi est-ce regrettable?
L’importance donnée à la maîtrise de la langue, sous la forme d’une insistance particulièrement forte donnée au vocabulaire, au code alphabétique et à la phonologie dès la petite section n’est pas complètement inédite. Elle renouvelle celle du programme de 2008, publié à la suite du rapport Bentolila, présentant des attendus très précis entre petite et grande sections : programme qui avait déjà été critiqué à cette époque, que ce soit dans un rapport de inspection générale en 2011 qui n’a été rendu publique que deux ans plus tard ou au niveau des enseignant.e.s eux-mêmes.
Significativement, il est dit que pour la « formation spécifique » destinée aux néotitulaires nommé.e.s en école maternelle : « On insistera particulièrement sur les connaissances en matière de phonologie, de syntaxe et de lexique ». On peut difficilement être davantage tourné vers un enseignement des disciplines scolairement rentables et vidées de leur dimension culturelle. En outre, les spécificités d’une formation à l’exercice du métier en école maternelle (sa place dans la nouvelle formation en INSPE n’est pas encore connue) ignorent dans ce texte tous les autres domaines d’apprentissage qui contribuent au développement des enfants et, en premier lieu, l’idée même d’avoir affaire à des enfants.
Ces orientations ont de quoi susciter les réticences de toute une fraction des familles déjà largement tentées par des écoles dites alternatives ou par le refus de la scolarisation. Le risque est bien d’aller vers une fragmentation sociale forte que favorise d’ailleurs le soutien donné à l’enseignement privé : soit schématiquement, d’un côté, les « savoirs de base » à inculquer dès le plus jeune âge; de l’autre, une attention à la singularité de chaque enfant et à la richesse des contenus culturels des apprentissages, attendues par les familles les mieux dotées.
Ce qu’on doit aussi regretter, c’est toute la démarche inscrite dans la Charte des programmes de 2013 qui prévoyait avant leur changement une analyse de leur mise en œuvre, l’éclairage des expériences étrangères, une concertation sur les modifications à leur apporter, etc. Largement soutenu par les enseignant.e.s, le programme de 2015 mérite toute cette démarche coûteuse en temps et en négociations avec de multiples acteurs, au lieu qu’un nouvel agenda politique et l’avis de quelques experts remettent brutalement en cause les compromis qu’il représente.
Elle semble aussi donner le ton sur la vision que le Ministre a de la liberté pédagogique, qu’en pensez-vous?
La loi qui définit l’école maternelle comme un lieu exclusivement consacré à l’instruction donne le ton des orientations ministérielles. Sans reprendre ici les argumentations que j’ai développées ici et là, cette décision est lourde de conséquences à tous les niveaux et, au fond, ne règle en rien les enjeux auxquels l’école maternelle est confrontée, qu’il s’agisse de son accessibilité à tous les enfants, du taux d’encadrement, de la qualité de l’accueil soumise à des très fortes inégalités territoriales, du manque de formation des enseignant.e.s, etc.
Cette loi a tranché en faveur d’une obligation assortie de sanctions, au lieu de soutenir une institution très largement plébiscitée par les familles : est-là la meilleure façon de susciter leur confiance ? Vis-à-vis des enseignants, la même posture paraît également de mise en insistant sur une obligation de résultats mesurés par les performances scolaires des élèves. De fait ce n’est pas seulement la liberté pédagogique des enseignants qui est à questionner, mais plus largement l’ensemble du fonctionnement de l’école primaire et de sa hiérarchie administrative, depuis le rôle et de la place des directeurs d’école à celui des équipes de circonscription et des inspecteurs de l’éducation nationale.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda