Facilitation, commodité, progrès, le numérique s’est inséré dans nos vies quotidiennes après avoir envahi, sous sa forme initiale informatique, le monde du travail. Devenu « fait social total » en vingt ans, le numérique s’insère dans la vie quotidienne et ses interstices (perturbateur endocrinien ?). Observer et analyser les transformations en cours est une nécessité qui devrait tous nous concerner. Mais nous n’avons pas forcément les moyens et le temps de le faire. Et pourtant l’effet de plus de quarante années de généralisation (voire 65 si l’on prend en compte les débuts industriels symbolisés par la création du mot « ordinateur ») est de plus en plus perceptible, sociologues, anthropologues, psychologues et autres chercheurs, mais aussi philosophes et éthiciens visitent de plus en plus cette question. Trois champs sont particulièrement concernés : l’humain, le social et sociétal, la connaissance.
L’humain, le social, l’école…
Chaque être humain, en particulier dans les sociétés urbanisées et industrialisées, se trouve pris par la transformation quotidienne liées à ces technologies : surveillance, échanges, exposition, identité, relations etc. Comment je peux dans ce contexte percevoir ce qui me transforme. Pour les adultes nés avant l’arrivée massive de ces technologies, la comparaison semble aisée. Pour les plus jeunes, il y a un déjà-là face auquel on est mis devant le fait accompli, l’allant de soi, l’évidence. Question : éduquer dans ou en dehors du quotidien numérique ?
La vie sociale et l’organisation de nos sociétés évoluent progressivement sous l’effet de la généralisation des moyens numériques. Présence et distance sont désormais imbriquées. La circulation des informations, les échanges, se multiplient et s’accélèrent. A l’automatisation succède la robotisation. Cela touche non seulement les biens et leur fabrication, mais de plus en plus les services. Le développement de la e-administration en est une illustration. Question : Eduquer pour développer la compréhension critique du monde du travail ou refuser ce monde ?
L’accès à la connaissance c’est le travail que chacun fait pour s’approprier les informations, les savoirs. Dans un univers connecté, les sources se sont multipliées et les filtres traditionnels (qualité, fiabilité…) se sont transformé et dans certains cas ont disparu. L’accès direct aux sources suppose donc des compétences bien plus complexes à développer si l’on veut pouvoir les utiliser pour soi-même. Entre l’inflation des quantités d’information accessibles et le risque de mainmise des algorithmes sur les processus de recherche, il y a un risque de nouvelles fractures. Question : Suffit-il d’instruire, suffit-il d’éduquer, ne faut-il pas entrer dans un processus de responsabilisation et d’autonomisation cognitive ?
Un refus d’accepter ce que nous avons créé ?
Le développement continu des technologies de l’information et de la communication a des effets dans de nombreux domaines d’activité. Si la médiatisation tente de nous alerter sur certains points (Intelligence artificielle, robotisation, réalité virtuelle etc.…) elle fait souvent l’impasse sur des explications plus avancées, plus précises, qu’il faut alors aller chercher par soi-même. Faire de la prospective relève d’autant plus de l’art divinatoire que les brouilleurs d’information sont nombreux. L’impression ressentie est celle d’une dépendance de l’humain à toutes les technologies ou en tout cas une confiance presque aveugle comme peut le montrer cette émission sur les premiers pas de l’homme sur la lune. Allant même plus loin cette émission révèle aussi l’importance du regard que l’on peut porter sur un évènement dont la seule perception est faite au travers des médias de flux et qui en même temps apporte le témoignage des acteurs impliqués. (La collection Renbob’Ina sur la chaîne LCP est un formidable outil pour l’EMI et l’histoire)
De nombreux chantiers s’ouvrent pour l’éducation, l’enseignement. La centration sur les objets techniques et leur conception (codage, algorithme etc.) ne doit pas laisser de côté la nécessaire interrogation du sens d’une part et des transformations d’autre part. Si plusieurs chercheurs invitent à l’enseignement de l’histoire et de l’épistémologie de leur discipline c’est bien parce qu’elles ne sont pas que des techniques ou des savoirs. L’évolution des sciences et des techniques ne doit pas s’effacer au profit d’une valorisation exclusive du présent. Car c’est un des points qui fait difficulté actuellement dans la compréhension du monde c’est de situer le présent dans la continuité d’un développement et d’une évolution. Si l’on s’en tient à notre domaine d’étude, le numérique ses utilisations et son entrée en éducation, on peut s’apercevoir que le présent l’emporte trop souvent. L’absence de mémoire comme celle de vision prospective semble déposséder l’utilisateur, l’humain de la compréhension d’un phénomène conçu ailleurs. Cet ailleurs c’est un imaginaire qui se construit sur les sociétés les plus influentes, jadis IBM, aujourd’hui Apple, demain Huawey, peut-être…. Il se construit de la même façon, dans une sorte de distance construite et maintenue pour ne pas gêner les interrogations que l’on pourrait poser.
Nous entrons probablement dans une époque où la responsabilisation de l’adulte est à interroger. L’enseignant est bien sûr au cœur de ce questionnement. Tout d’abord pour lui-même : comment prend-il en compte ces transformations dans son quotidien ? Ensuite pour son métier : quelle place donne-t-il à ces évolutions dans la conduite de son activité professionnelle ? Enfin pour les élèves : quelle vision propose-t-il de ce monde en évolution et quels chemins propos-t-il aux élèves, aux jeunes dont il a la charge ? L’institution scolaire, plutôt que de se contenter de fixer un cadre réglementaire, certes nécessaire, doit aussi s’interroger sur sa responsabilité sociétale dans sa manière d’envisager les transformations du monde. Nous sommes actuellement confrontés à une mise à distance de cette question pour cause de repli sur soi et de refus d’accepter les conséquences de ce que nous avons fabriqué : l’informatique devenue numérique en fait partie.
Bruno Devauchelle