Comment faire vivre à l’écran les ressorts intimes de l’engagement volontaire au sein de l’armée russe aujourd’hui, a fortiori chez un jeune soldat, cousin chéri, mort en opération ? Surmontant sa peine, Alexander Abaturov, -doté d’une solide formation acquise dans son pays et en France (en réalisation à l’école documentaire de Lussas), auteur de courts métrages remarqués et primés-, se lance sur les traces de Dima, le soldat disparu en mission, et d’autres jeunes recrues (et anciens camarades). Tout en nous immergeant dans le quotidien éreintant et les épreuves de formation d’une unité d’élite aux côtés des futurs ‘Spetsnaz’, le cinéaste accompagne pudiquement l’immense détresse des parents dans les différents rituels d’hommage familial et collectif au ‘fils’ tué au combat. Par les va-et-vient entre des scènes d’encasernement et d’entrainement et les séquences intimes, le documentaire, subtilement monté et finement rythmé par l’alternance de moments musicaux lancinants et de plages chargées de silence, nous touche profondément. « Le Fils » jette un regard cru, sans pathos, sur la ‘culture militariste’ imprégnant la jeune génération, le climat de guerre civile entretenu par le pouvoir en place tout en préservant la secrète singularité des aspirants ‘bérets rouges’. Et la figure du soldat fauché par une balle en pleine tête à 21 ans, glorifié par ses combattants amis, pleuré et honoré par sa famille, envahit progressivement l’écran. « Le Fils » prend alors une intensité émotionnelle bouleversante comme si le réalisateur tentait de combler le vide déchirant de son absence. Bien plus, en un geste de création éminemment politique, Alexander Abaturov met au jour le culte de la violence, creuset dangereux d’un patriotisme au service du pouvoir politique, pouvant conduire chacun des ‘ fils’ de la Russie à sa perte.
Impressionnante immersion
Crânes dénudés en plein rasage, vêtus d’étranges tenues de bagnards à rayures, visages poupins à peine sortis de l’enfance, les voici dans leurs casernes entre rares instants de détente et déclarations reprises en chœur de soumission aux valeurs de la patrie. Jeunes engagés volontaires dans l’armée russe, prêts à tous les sacrifices pour faire partie des Spetsnaz, unités d’élite, destinées à intervenir dans toutes les opérations de guerre, intérieures au territoire notamment. Climat de confiance, équipe réduite, directeur de la photographie et matériel adapté nous aident à pénétrer dans le quotidien harassant et les terribles épreuves du conditionnement mental aux entraînements physiques constituant les étapes de la formation de ce corps spécifiques des futurs ‘bérets rouges’. Marches forcées dans la boue, traversées de forêts, exercices d’endurance, parcours d’obstacles et simulations de ripostes avec armes à feu et explosifs contre d’hypothétiques ennemis à mettre hors d’état de nuire.
Des étapes que le réalisateur accompagne, au plus près des corps souffrants caméra à l’épaule, ou en élargissant le cadre aux visions du contexte paysager des initiatives militaires filmées en plans larges. Ce double regard, rendu possible par la complicité nouée avec les apprentis combattants, ouvre un chemin au cinéaste qui se rapproche ainsi de l’expérience récente de son cousin disparu, issu de cette unité et tué d’une balle en pleine tête le 23 mai 2013 à l’âge de 21 ans lors d’une mission au Daghestan.
Hommage fraternel, figures déchirantes de l’absence
Parallèlement à ces images impressionnantes des souffrances endurées et de l’énergie farouche déployée par ses aspirants combattants, la caméra empathique laisse percer leurs doutes passagers et fragilités profondes. Bien plus, le cinéaste se place, périodiquement, aux côtés du père et de la mère de Dima, cadrant leurs visages ravagés par le chagrin, leur corps qui se tiennent droit pour affronter la perte et le deuil. Discrète et affectueuse, la caméra film la chambre du fils, une messe en mémoire de ce dernier et son prolongement par une réunion familiale impromptue, gorgée de larmes contenues. La tragédie nous saute aux yeux avec une acuité décuplée lorsque les parents se retrouvent dans l’atelier du sculpteur face à la statue de leur fils tandis que l’artiste (hors-champ) peaufine le travail en voie d’achèvement (une commande initiée et financée par les camarades de Dima). Dans un silence chargé, sans le secours d’une partition musicale, se font entendre les commentaires à voix basse de la mère et du père, scrutant le visage modelé de leur enfant, à la recherche d’une expression dans le regard de ce dernier que le sculpteur attentionné tente de restituer, que les géniteurs éperdus ne voient pas renaître. Une séquence d’intimité douloureuse brutalement suivie (en un montage elliptique) par quelques secondes de visions en plans larges et nocturnes, trouées par des éclairs d’explosions et des bruits de tirs d’entraînement militaire.
Aucune évocation explicite de l’existence d’avant, du temps où Dima était encore vivant, soldat engagé, fils aimé, ‘petit frère’ chéri du réalisateur, au-delà de leurs divergences de point de vue sur l’existence. La figure du jeune disparu hante cependant chaque séquence de ce documentaire qui l’a fait naître. Alexander Abaturov a consacré quatre années à la réalisation de cette œuvre rare imprégnée d’un humanisme à la hauteur de la confiance que les principaux témoins ont placé en lui : les jeunes qui l’ont accueilli au sein de leur unité, les parents et les proches de Dima qui lui ont ouvert leur cœur, sans compter les autorités civiles et militaires à qui la famille a arraché bon gré mal gré les autorisations nécessaires.
Entre geste politique et poème élégiaque
La méthode ne suffit pas. Encore faut-il le talent nécessaire pour transformer les images et les témoignages recueillis en matière vive, en documentaire saisissant. Alexander Abaturov ne se contente pas de réaliser un travail d’hommage à la mémoire de son cousin. Il inscrit le destin brisé de ce dernier dans l’histoire d’une génération, celle incarnée par les visages de ses camarades de combat clôturant le film. Au-delà de l’observation attentionnée et bienveillante de ces jeunes engagés, point en filigrane l’influence déterminante d’un système étatique dévoreur de ses propres enfants guerriers. Et « Le Fils » résonne surtout en nous comme un poème documentaire aux accents élégiaques, un ‘chant de mort’ vibrant encore de l’amour pour le jeune disparu.
Samra Bonvoisin
« Le Fils », film d’Alexander Abaturov-sortie le 29 mai 2019
Sélection officielle, Festival international du film de Berlin 2019