« Comment demain un enseignant pourra t-il muter d’un département à un autre ? Il sera entièrement dans les mains de sa hiérarchie sans garantie d’équité ». Olivier Marleix (LR) salue ainsi le projet de loi de transformation de la fonction publique adopté par l’Assemblée nationale en première lecture le 28 mai. Ce texte modifie profondément le fonctionnement de la fonction publique en généralisant le recours aux contractuels, en éliminant le contrôle syndical et en préparant le départ de nombreux fonctionnaires individuellement ou en bloc.
De nouveaux leviers manageriaux
Suffit-il de six jours pour changer les règles des fonctions publiques ? Apparemment oui. Du 13 au 23 mai, en 6 journées, l’Assemblée a défini le texte d’un projet de loi qui ouvre des opportunités importantes de démantèlement de la fonction publique.
Le 28 mai, les différents groupes de l’Assemblée disposaient de quelques minutes pour peser sur le vote. Du coté des partisans du projet de loi, Guillaume Gouffier-Cha souligne que le projet de loi est fait pour « assurer un meilleur fonctionnement de la fonction publique, la rendre plus réactive » et moderniser le statut. « Cette loi met en place des leviers manageriaux pour une action publique plus efficace », ajoute-il. « On ne doit plus avoir peur de parler de management ». En effet la loi retire aux commissions administratives paritaires tout controle sur les mutations et l’évaluation qui reposent dorénavant sur le supérieur hiérarchique direct à travers un entretien annuel. Celui ci peut aussi prendre des sanctions directement jusqu’à l’exclusion de 3 jours.
Dans le même esprit, Laurence Vichnivesky, pour le Modem, souligne la « simplification » apportée par la loi qui « fluidifie le dialogue social en recentrant le rôle des commissions paritaires » et « ouvre le recrutement ». Elle fait allusion à la généralisation de la contractualisation, possible dorénavant même pour des postes de direction. La loi institue aussi un « contrat de projet » permettant de recruter des contractuels pour le temps d’une mission définie.
LREM et le Modems sont les seuls groupes à soutenir le projet de loi qui a réuni les oppositions de droite et de gauche contre lui. Les députés d’extreme droite se sont abstenus.
Retour au clientélisme
Pour B Vallaud (PS) le projet de loi « n’est pas une addition de modifications techniques mais une rupture… Vous faites du contrat un parangon de modernité et le pivot de l’efficacité de l’action publique. J’y vois, à trop l’étendre, le risque de sa corruption. Le statut n’est pas d’abord protecteur des agents : il est, avant tout, protecteur de l’ordre républicain et de l’intérêt général ».
Pour B. Vallaud le gouvernement pourrait faire passer le taux de contractuels dans la fonction publique de 20 à 40% d’ici la fin du quinquennat grâce à la loi. » Avec le contrat, concurrent du concours, vous prenez le risque de l’arbitraire, de la rupture d’égalité, du clientélisme dans le recrutement. Avec le contrat ouvert à la très grande majorité des emplois de direction des trois versants de la fonction publique, vous prenez le risque de la confusion entre les intérêts publics et les intérêts privés, à la faveur du pantouflage ou du rétro-pantouflage, et vous affaiblissez de concert les perspectives d’évolution professionnelle des fonctionnaires. Avec le contrat et ses avatars – ils sont nombreux dans votre projet de loi –, avec la possibilité de recourir aux ruptures conventionnelles ou de déplacer d’office certains fonctionnaires dans le privé en cas d’externalisation, vous ouvrez la voie au rétrécissement de l’action publique ».
Une loi d’extinction de la fonction publique
Ugo Bernalicis (LFI) reprend le thème et va plus loin. « Cette réforme se fait contre la fonction publique. Vous n’aimez ni les fonctionnaires, ni les syndicats, ni l’État, ni les collectivités locales. Vous n’aimez pas le secteur public. Pour vous, les usagers sont des consommateurs et les services publics des prestations de service comme d’autres. La banalisation du contrat risque de conduire à la « benallisation » de la République ».
Stéphane Peu (PC) a longuement combattu le projet en séance. Il y voit » projet de loi d’extinction de la fonction publique… quand vous ne confiez pas au privé les missions du public, vous injectez dans le public les méthodes du privé. C’est l’esprit et la lettre de votre projet de loi que l’État soit « géré comme une entreprise » – pour reprendre la formule d’Emmanuel Macron… Comme dans le privé, vous supprimez les CHSCT et réduisez les prérogatives des commissions administratives paritaires. En réalité, votre texte est la « loi Travail » de la fonction publique ». La loi permet en effet des « ruptures conventionnelles » pour les fonctionnaires et même le passage d’office au privé par service entier si l’Etat le souhaite. Avec la généralisation de la contractualisation, et en l’absence d’engagements et même de réponse du gouvernement aucune limite n’est apportée par la loi au taux de contractuels.
Doute sur l’objectif de la loi
Pascal Brideau (UDI) se montre lui aussi adversaire de la loi. » Avant le texte, la fonction publique bénéficiait d’un cadre de dialogue social clair, que s’étaient approprié les employeurs publics et les représentants du personnel. Avec la suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – CHSCT – et avec des commissions administratives paritaires réduites aux acquêts, vous proposez un dialogue social vidé de sa substance, déstructuré, déséquilibré et source potentielle de contentieux accrus », dit-il. » À l’issue de cette première lecture, nous pouvons dresser un bilan des changements induits par le texte, mais personne n’est capable de dire quel est l’objectif final du Gouvernement, ni quel avenir vous préparez pour la fonction publique ».
Des fonctionnaires livrés à leur hiérarchie directe
Olivier Marleix (LR) regrette que la loi » n’engage pas, en effet, la réforme systémique qu’un certain nombre de pays ont eu le courage de mener à bien… Votre texte se borne à deux évolutions : faciliter le recours au contrat d’une part, vider de leur contenu les CAP de l’autre… S’agissant du recours aux contractuels, la question posée est celle de l’avenir que vous proposez aux jeunes qui entrent dans la fonction publique en préparant des concours, par exemple pour des postes d’attaché ou d’ingénieur. Ces jeunes subiront, y compris pour des emplois de direction, la concurrence que vous ouvrez, de façon un peu désordonnée, avec des contractuels ».
» Quant aux CAP, elles ont tous les défauts qu’on veut, mais elles garantissent de la transparence et de l’équité au sein du système. Leur suppression pure et simple – puisque vous les videz totalement de leur contenu – suscite des inquiétudes auxquelles vous n’avez pas répondu. Comment, demain, un enseignant ou un fonctionnaire de police pourra-t-il être muté d’un département à un autre ? En réalité, il sera entièrement entre les mains de sa hiérarchie, sans aucune garantie de traitement équitable de son cas ; c’est évidemment regrettable ».
Le projet de loi est finalement adopté par 351 voix contre 156 et 53 abstentions. Se sont abstenus une vingtaine de députés LR et autant d’UDI ainsi que les élus Front national. Ont voté pour la loi les députés LREM (sauf deux) et Modem (sauf deux). Le texte a réuni droite et gauche contre lui. Tous les députés PS, LFI et GDR (PC) ont voté contre ainsi que 77 Républicains. Une vingtaine de Républicains se sont abstenus (dont Genevard, Ciotti, Carrez) et 5 ont voté pour le texte.
F Jarraud