À quoi sert l’enseignement de la littérature ? se demandent encore trop souvent les élèves. À construire et interroger des valeurs, répond un passionnant ouvrage dirigé par Nicolas Rouvier. Il ne s’agit pas de revenir à la conception moralisatrice qui jusque dans les années 60 donnait à cet enseignement une mission d’édification, religieuse, puis patriotique et laïque. Il s’agit de dépasser certaines « dérives formalistes » pour ne plus évacuer les questions morales que posent les œuvres et qui sont selon Jean-Louis Dufays « les pratiques de lecture les plus spontanément mises en œuvre par les apprentis lecteurs ». Dans ces conditions, comment considérer le sujet lecteur comme un sujet moral à part entière ? L’ouvrage analyse ce possible « tournant éthique de l’enseignement des lettres » selon des perspectives variées : les programmes, les corpus d’œuvres abordées, les méthodes de travail en classe…
Points de vigilance
En la matière, il y bel et bien des dangers, que n’élude pas l’ouvrage. Il en est ainsi de l’instrumentalisation idéologique des textes qu’éclaire Isabelle Calleja-Roque : longtemps « Les femmes savantes » furent enseignées comme pièce maîtresse de Molière en tant qu’exemple des « ravages qu’exerce dans la famille la manie outrée de la science chez les femmes » ; désormais c’est « L’Ecole des femmes » qui s’impose pour véhiculer un message d’émancipation féminine ! De la même façon, Sylvain Brehm étudie la manière dont les manuels québécois valorisent la littérature migrante afin de promouvoir un Québec pluriculturel.
Le risque aussi est de ne plus aborder des œuvres ou des passages moralement incorrects : que faire par exemple de la littérature médiévale, des scènes de violence sexuelle dans les romans, des mangas … ? Analysant une séquence sur la tolérance menée en lycée professionnel, Marion Mas insiste sur la nécessité de ne pas choisir des textes « idéologiquement concordants », de « laisser place à la contradiction et à la nuance », de « miser sur l’effet d’ « estrangement » et de détour (temporel, culturel) », d’accueillir des textes provocateurs pour peu qu’ils soient complexes : il s’agit de « prendre conscience que l’égalité, ou la tolérance, ne sont pas des évidences, mais des choix politiques autant que des acquis historiques. »
Pistes de travail
Selon Yves Citton, la lecture ressemble à « une cabine d’essayage » de possibles de soi, de figures d’identification ou de répulsion. Quelles démarches d’enseignement favoriser en classe pour faire place à ce « moi fictionnel éthique », pour l’amener à s’exprimer, à se laisser reconfigurer, à fortifier ses choix et sa pensée ? L’ouvrage souligne en particulier l’importance de l’écriture empathique. A travers un carnet de lecture, il devient possible de prendre en considération l’émotion du lecteur, de favoriser un travail d’identification et de décentrement, d’amener à verbaliser des appréciations et des jugements. Par exemple, le « dilemme moral » conduit l’élève à se demander ce qu’il ferait à la place du personnage dans la même situation.
Il est tout aussi essentiel de partager ce travail d’écriture pour échanger et prendre de la distance. Par exemple, un « débat interprétatif », un travail de recherche, ou un « écrit méta-réflexif » vont permettre de confronter les points de vue, d’argumenter, de problématiser, de conceptualiser, de contextualiser, d’actualiser … : il devient alors possible de mettre en perspective et en question ses propres valeurs. Sylviane Ahr souligne aussi combien il peut être fructueux d’étudier la « poétique des valeurs », d’analyser « la mise en scène de l’idéologie », de « s’intéresser à la manière dont une fiction construit un univers de valeurs et dont elle construit la réception de cet univers ».
La double démarche, tout à la fois participative et réflexive, d’immersion et de distanciation, apparait au fil des pages et des exemples comme la condition sine qua non du déplacement et de l’enrichissement éthiques.
Et les programmes ?
« Depuis quelques années en France, les programmes semblent encourager un tournant éthique de l’enseignement des lettres », fait remarquer Nicolas Rouvière. En témoignent les programmes 2015 de français au collège qui « associent explicitement l’étude de la littérature à la formation de la personne et organisent son enseignement à travers quelques entrées thématiques universalistes à portée éthique » : se chercher, se construire ; vivre en société, participer à la société ; regarder le monde, inventer des mondes ; agir sur le monde.
Les programmes 2019 de français au lycée paraissent marquer un coup d’arrêt à ce mouvement de fond : à quoi y sert l’enseignement de la littérature ? Si on regarde non les finalités officiellement affichées en préambule, mais les contenus, les modes d’évaluation, la lourdeur des tâches, il s’agirait essentiellement d’enseigner la littérature pour la littérature : ses genres reconnus, ses œuvres patrimoniales, ses thématiques propres, ses approches scolaires les plus traditionnelles. Cela risque de creuser le fossé entre le collège et le lycée, de donner aussi à beaucoup de lycéen.nes « le sentiment d’une absence de sens qui les concerne, or l’exigence que le lien au langage soit un rapport de vérité et partant de justice n’a sans doute jamais été aussi vive. ». L’ouvrage dirigé par Nicolas Rivière aurait pu par ailleurs servir de référence à la spécialité nouvellement créée au lycée pour articuler littérature et philosophie : les programmes en sont a priori fort éloignés.
Dans l’immédiat, envers et contre tout, l’ouvrage fournit des pistes de travail et de réflexion suffisamment riches pour irriguer notre didactique. On ose espérer que beaucoup d’enseignant.es, à la lumière de ce livre, sauront s’immiscer dans les interstices des nouveaux programmes pour explorer des modalités de travail susceptibles de donner à l’enseignement du français un enjeu autre que strictement et tristement scolaire. Et on prend rendez-vous pour en réaliser les promesses : « apprendre à questionner les valeurs, dans les textes et leur lecture, constitue à l’évidence un nouveau défi à relever pour la formation des enseignants. »
Jean-Michel Le Baut
« Enseigner la littérature en questionnant les valeurs », Nicolas Rouvière (éd.), Editions Peter Lang, ISBN 978-3-631-77053-5
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