Les professeurs de philosophie sont sous le choc. Les projets de programmes pour les futures classes de Terminale publiés par le Conseil supérieur des programmes n’ont plus rien à voir avec la version provisoire qui avait été présentée aux associations et syndicats au mois de mars dernier. Pire : il s’agit d’une liste de mots simplement énumérés dans l’ordre alphabétique, sans articulation et sans aucune indication en précisant le contenu ni l’approche. Un tel programme est en réalité un non-programme. Il est anti-démocratique à un double titre.
Anti-démocratiques, d’abord, par la façon dont ils a été élaboré. L’autonomie du groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP) a été niée par la présidente du Conseil supérieur des programmes (CSP), Mme Souâd Ayada. Aucune rencontre n’a pu avoir lieu entre le GEPP et les associations de professeurs, en contradiction avec la Charte réglementaire du CSP qui prévoit que les GEPP, « dans le cadre de leurs travaux, consultent les spécialistes et partenaires dont l’expertise leur paraît utile ». Pour finir, après que le GEPP a présenté son projet au CSP le 15 mai, c’est un revirement sans précédent dans l’histoire des programmes de philosophie qui a lieu le 17 mai : une version complètement transformée, défigurée, est publiée sur le site du CSP. En seulement deux jours, on a donc vu torpillé un an de travail d’un groupe d’experts dont la présidente du CSP avait pourtant elle-même nommé les membres, sans la moindre considération pour les critiques et propositions des associations de professeurs de philosophie, qui savent très bien qu’une liste alphabétique n’est pas un programme. Les quelques timides garde-fous qui limitaient l’étendue possible des sujets du baccalauréat ont sauté. Jamais on n’avait connu un tel autoritarisme, ni une telle négation de toute délibération sérieuse et collective. Le ministre de l’Éducation nationale ne peut laisser le dernier mot à une confiscation à ce point autocratique de l’enseignement de la philosophie.
Anti-démocratique, ensuite, pour les élèves : une simple liste alphabétique de notions autorise toutes les interprétations, toutes les associations possibles entre notions et donc tous les sujets de baccalauréat, sans limitation aucune. Autant dire que rien n’est hors programme.
Un tel choix prétend garantir la liberté philosophique des professeurs, mais accomplit en réalité l’inverse car ce n’est pas parce qu’un programme est indéterminé qu’il offre davantage de liberté. Au contraire : plus il est centré sur quelques problèmes précis à étudier, sur lesquels les candidats à l’examen pourront être évalués, plus les professeurs ont de temps et de latitude pour approfondir et diversifier les approches philosophiques avec leurs élèves. L’ACIREPh avait fait des propositions constructives pour réduire drastiquement les programmes : celles-ci sont évidemment discutables, mais elles émanent des professeurs et auraient pu être prises en compte.
La philosophie est déjà l’une des disciplines les plus socialement discriminantes en raison justement du flou de ses programmes, de ses attendus à l’examen, de ses critères d’évaluation. Ces nouveaux programmes aggraveront la situation : plus lourds, en vérité illimités, ils accentueront le caractère inégalitaire de la philosophie au lycée. Dans la voie générale, vingt-et-une notions à traiter, aussi bien en elles-mêmes que dans leurs possibles articulations aux autres, en une trentaine de semaines effectives de cours par année scolaire, à raison de quatre heures hebdomadaires : comment imaginer sérieusement que cela soit possible ?
Ces programmes sont sourds aux demandes et aux besoins des élèves : tous nos élèves disent qu’en un an ils n’ont pas le temps d’assimiler une discipline aussi nouvelle. Leur indétermination est contraire à la démocratisation de la philosophie ; car l’étendue des problèmes à aborder pour une seule et même notion est beaucoup trop vaste relativement à ce qu’un cours sérieux peut apprendre à un élève sérieux. Celui-ci pourra donc toujours tomber, à l’examen, sur un sujet pour lequel il n’a pas été armé, pour lequel il n’a que des connaissances vagues à mobiliser, voire aucune. Nous ne connaissons que trop bien le résultat : des professeurs qui craignent chaque année, la veille du baccalauréat, que leurs élèves n’aient pas les outils adéquats pour traiter les sujets ; des élèves sérieux et travailleurs qui obtiennent des notes médiocres, voire infamantes ; un capital culturel et linguistique, acquis en dehors de l’École et connu pour n’être pas le mieux socialement partagé, qui permet à une minorité d’élèves de briller ; le sentiment généralisé d’une loterie et d’une distorsion entre le travail de l’année et les sujets de l’examen.
Cette situation doit cesser. La philosophie au lycée mérite un vrai programme, moins lourd et clairement délimité, qui rende possible sa démocratisation, c’est-à-dire un enseignement exigeant et formateur pour tous les élèves.
Frédéric Le Plaine
professeur de philosophie, président de l’ACIREPh