« Pour la première fois de l’année, je leur distribue un plan de travail non-complété, en leur disant que c’est à eux de le faire… De se projeter dans ce qu’ils ont à faire ». La suite et la fin de ce journal d’un enseignant en pleine recherche…
Mardi : traverser les visages fermés
Matinée-grillage. En cette dernière semaine d’avant vacances, j’arrive avec la conviction qu’il nous faut vivre une journée sans écarts. Sans sorties de piste. Sans risque de dérapage. Une journée qui, pour une fois, serait banale. Normale. Normée par un emploi du temps dénué de surprises. J’incarne avec zèle mon rôle de gardien du cadre, bloquant les surgissements, les tirs de leurs désirs, qui nous conduiraient hors du terrain : « D’accord, mais ça n’a pas de rapport avec ce dont on est en train de parler. Reviens avec nous s’il te plaît… »
Et ce jour, comme tout jour, est parsemé de micro-réussites. A commencer par la plante. C’était leur envie, leur projet : « Il faudrait qu’on ait une plante dans la classe ! » Ce matin, après avoir récupéré des pots, de la terre et des graines, après avoir discuté d’où l’on devait la poser, après avoir décidé de qui devait l’arroser, après avoir défini combien de centilitres d’eau il faudrait lui donner et à quelle fréquence… ça y’est, enfin, ce matin, on peut concrétiser le projet. Un petit pot de terre est posé sur la « table des curieux ». Il y a une graine dedans. Et une fenêtre au-dessus, pour qu’elle puisse prendre le soleil.
Il y eut aussi les mini-problèmes de multiplication : l’euphorie de s’essayer à fabriquer des histoires de multiplication, après en avoir subi. Le constat, aussi, que ce n’est pas si facile : il ne suffit pas d’imaginer des branchages-à-cabanes et de leur attribuer des nombres pour aboutir à une histoire appelant une multiplication…
Et il y eut ce dysfonctionnement en « production écrite » qui nous conduisit à inventer une solution : deux minutes après le début de la séance, je suis entouré par un aréopage d’élèves qui « ont besoin d’aide » parce qu’ils « n’ont pas d’idée ».
J’interromps la classe pour parler de la situation : Ok. Stop. Posez vos stylos, j’ai besoin de votre attention. Regardez ce qui est en train de se passer : j’ai un, deux, trois… – je compte – …neuf élèves qui réclament mon aide parce qu’ils ne trouvent pas d’idée ! Là, je vais pas y arriver. Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour les aider ?
Raffut des mains levées (« Moi je sais ! Moi je sais ! »). Je rappelle les règles de prise de parole quand on est nombreux et donne la parole à un élève qui n’est pas en train de grimper sur sa chaise en réclamant bruyamment. Comme rappel ça fonctionne, la plupart du temps :
_ Ils pourraient écrire l’histoire de…
_ Non ! Ils pourraient écrire une histoire de…
_ Moi je crois qu’ils pourraient écrire…
C’est parti : ils veulent tous donner leur idée, y compris une poignée de ceux qui sont venus me voir parce qu’ils n’en avaient pas. Je laisse encore passer 3-4 propositions avant d’intervenir, pour recentrer l’attention sur les demandeurs d’aide : Ok, les autres vous ont proposé des idées. Est-ce que ça vous suffit ? Est-ce que vous pouvez démarrer ?
Certains, oui. D’autres, non. Je relance :
_ Vous avez vu ? Il y a R., A., M., L., T. et I. qui sont encore bloqués. Qu’est-ce qu’on fait ?
(Moi je sais ! Moi je sais!)
_ Moi, je vais écrire une histoire de…
J’interromps :
_ Oui, d’accord, mais ça c’est ton idée à toi. Et tu as vu que, pour eux, ce matin, ça ne suffit pas. Ça ne les aide pas. Alors qu’est-ce qu’on peut faire pour les aider ?
Ça y’est. Mes élèves passionnés de tutorat ont capté mon appel de pied :
_ Moi, je peux l’aider.
(Moi aussi ! Moi aussi ! Moi aussi !)
_ Bon, vous avez entendu, il y a plein de monde qui veut bien vous aider. Alors comment on peut faire pour demander de l’aide ?
_ On lève la main !
_ On va voir le maître !
(Non ! Non ! Mais non ! Moi je sais !)
_ Ben non, ça va pas marcher ça. Le but, c’est justement de pas être obligé d’attendre que je sois disponible…
_ On appelle G. pour qu’il vienne nous aider !
_ Non, on va le voir !
_ Mouuui… Je pense que ça va déranger tout le monde si on fait comme ça…
_ On se déplace mais on chuchote !
(Oui ! Oui ! Voilà !)
_ D’accord. Et si jamais la personne ne peut pas nous aider tout de suite, on fait quoi ?
(Silence)
_ Ben oui, imaginez, par exemple, qu’elle soit en train d’écrire : elle a son texte à écrire, elle aussi…
_ On lui redemande ?
_ On attend qu’elle ait fini ?
_ On va voir le maître ?
_ On n’a pas un outil dans la classe qui permet de demander de l’aide et d’aller faire un autre travail en attendant ?
_ Le passeport !
_ Ah mais oui ! Le passeport !
_ Du coup, voici la règle : ceux qui ont besoin d’aide peuvent en demander à un autre élève en posant leur passeport sur sa table à lui. Le tuteur viendra quand il sera disponible. En attendant, si vous êtes complètement coincé, vous faites autre chose. Vous pouvez prendre un livre ou avancer un autre travail. Mais vous n’avez pas le droit de rien faire ! Je veux pas avoir à vous reprendre parce que vous vous promenez ou parce que vous dérangez les autres ! Est-ce que ça vous convient ?
« Oui » général. C’est un « oui » mécanique. Un réflexe scolaire acquis. Il ne vaut pas forcément approbation. Mais je m’en satisfais, sans être complètement dupe :
– Alors on reprend : c’est parti ! »
Je suis plutôt content. Je me dis qu’on n’est pas mal pour un mardi matin. Mais j’ai vu l’ombre planer, au retour de récré. Ça commence, comme souvent, par une embrouille autour du foot. Et je vois mes grands nerveux, les baromètres de nos orages, déjà hauts en tension. Je leur parle. Je tempère. Je me dis qu’ils ont faim et que ça va passer. Raté. Au retour de cantine, la moitié de ma classe a le visage fermé, le front baissé, la nuque raide et un regard de taureau assassin.
Bien. Bien, bien, bien… Comment est-ce que je vais les récupérer ? J’ai pas vraiment de solution. Je suis pas magicien. Alors j’essaie de leur parler : « Je sais pas ce qui s’est passé mais, visiblement, vous n’êtes pas en état de vous mettre au travail. Alors on va commencer par prendre un temps pour souffler : relaxation. »
C’est un collègue de CP qui nous a appris ce rituel, à moi et aux élèves. Une histoire de respirations et de contractions contrôlées. Je ne suis qu’à moitié convaincu de son efficacité. Mais c’est un moyen de prendre en compte leur énervement et de leur donner quelque chose à faire pour essayer de l’apaiser. Encore faudrait-il essayer.
Nombre d’entre eux ne jouent pas le jeu et restent crispés sur leur colère. Je mise tout sur le mimétisme et mène le rituel à son terme. Pas un visage ne se rouvre. Tant pis.
De la voix la plus posée du monde, j’annonce qu’on va reprendre le travail comme d’habitude. Qu’ils vont avoir un temps pour avancer leur plan de travail, comme d’habitude. Que ceux qui savent où ils en sont peuvent se lever tranquillement pour aller chercher une fiche. Comme d’habitude. Que je vais prendre cinq minutes pour aller voir ceux qui ne savent plus ce qu’ils doivent faire, ceux qui se sentent un peu perdus. Comme d’habitude.
La tension reste palpable. Certains font l’effort de s’y mettre. D’autres restent bloqués. Murés en eux-même. Dans cette ambiance délétère, Y. pique une crise de rage. Évidemment. Ne pas se laisser emporter. Attendre que le feu se consume en l’empêchant de se propager. Je parle aux autres élèves : « Vous l’avez vu comme moi : Y. est très énervé. Vous savez que, dans ces moments-là, on a tous besoin de temps pour réussir à se calmer. Du coup, on va essayer de le laisser tranquille. Y, est-ce que tu veux prendre cinq minutes au coin bibliothèque ? » Il ne me répond pas. Il se bouche les oreilles.
Ne te laisse pas entraîner. Ce n’est pas le moment de lui faire remarquer que son geste est grossier : il ne saurait pas quoi en faire ; il y trouverait un nouveau motif de s’enrager. Il sera toujours temps d’en reparler après. Laisse-le respirer. Sans complètement l’abandonner : « Bon, Y., je sais pas ce qui t’arrive. Je vais aller aider les autres élèves. J’aimerais que tu me fasse signe quand tu seras capable de m’expliquer parce que, pour le moment, je ne comprends pas ce qu’il se passe. Du coup, je ne peux pas t’aider. »
Lentement, lentement, la tension baisse. Nous passons aux arts visuels. Et c’est la délivrance. Le calme immense d’après brasier. Un silence. Un silence non-retenu. Un silence volontaire. Pour la première fois de l’année. Les élèves se concentrent intensément sur leurs propositions de dessin pour la fresque. Et ça dure. Quelques murmures à peine. Personne ne veut briser cette paix retrouvée. Soulagement partagé.
Sans trop savoir si j’ai raison de le faire, je finis par mettre un fond de musique.
Et l’après-midi s’achève dans la douceur. Et c’était pas gagné.
Mercredi : une odeur de vacances
Ça y’est, ça sent les vacances. On a touché la limite. Rien à voir avec la violence d’hier. Simplement, on n’y est plus. Moi-même, je suis arrivé ce matin avec des préparations assez approximatives.
Quant aux élèves… leur attention fait des confettis. Elle se réoriente vite, vraiment très vite, vers le copain d’en face ou d’à côté. Elle se réoriente et perd tout le reste ; le reste étant la prise en compte du groupe-classe et du maître : la loi du « cours dialogué ». Ça sent le dehors. Je n’arrive plus à les captiver.
Il nous reste, heureusement, des projets à finir qui peuvent encore les ressaisir : un livre à terminer et la « fête des 100 jours ». Alors nous achevons la lecture du mystère Ferdinand dans un enthousiasme bien trop bruyant et contagieux. Bon, au moins, la fin de l’histoire les aura accrochés…
Passage aux mathématiques : calcul vivant improvisé. « Nous allons écrire des histoires avec les 100 mots que les CP nous ont confiés. Je les ai tous mis dans cette boîte et, maintenant, il faut nous les repartir. Combien allons-nous chacun en piocher ? »
Une fois le problème résolu et des duos d’écrivains constitués, une fois les mots piochés, je me recule et je les laisse longuement écrire : la « fête des 100 jours » d’école est vendredi. Il nous en reste un seul pour fabriquer nos « petits livres ».
Mais bon, tout ça, ce sont mes préoccupations d’adulte. La vraie nouvelle du jour s’est jouée bien plus tôt : depuis hier, la plante n’a pas poussé ! Immense déception… aussitôt compensée par une découverte extraordinaire : « regardez ! Regardez ! Il y a une bête dans la terre ! » Et les enfants de se précipiter autour du tout petit pot de fleur. Le banal peut ressurgir parfois, lorsque mon commentaire se tait…
Jean Teissier
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