A quoi reconnaît-on un grand cinéaste ? Loué et récompensé sur la scène festivalière internationale en 2015 avec « Senses » (Locarno) et « Asako I & II » en 2018 (Cannes), Ryusuke Hamaguchi, jeune cinéaste japonais et analyste subtil du sentiment amoureux, dépasse les frontières de son pays d’origine et touche alors les spectateurs du monde entier. Il n’en est cependant pas à son coup d’essai, comme en témoigne son premier long métrage, « Passion » à l’affiche ce jour en France. A travers l’observation minutieuse des jeux cruels de l’amour et du désir au sein d’une petite bande de citadins trentenaires, le réalisateur, fraichement diplômé de l’Université des arts de Tokyo, signe un film puissant à la forme maîtrisée. Nourri par les grands maîtres du cinéma japonais (dont Kiyoshi Kurosawa, son professeur), adepte revendiqué de créateurs exigeants comme John Cassavetes ou Robert Bresson, Ryusuke Hamaguchi dès ses débuts (nous sommes en 2008, il a 29 ans) réussit une fiction impressionnante, alliant une remarquable exploration de l’intime et le portrait tourmenté de sa génération.
Mariage annoncé, conséquences insondables
Au fond du cadre le gigantisme des buildings d’une métropole aux couleurs grises. Un jeune couple taciturne, visage fermé, regard grave, s’adonnent à un étrange rituel, en plein air, comme les prémisses d’une petite plantation sur le toit herbeux d’un grand immeuble. Dans la soirée, nous les retrouvons à bord d’une voiture : cadrés de face, côte à côte, toujours sérieux. Ils se rendent pourtant à un dîner en ville entre amis. A peine audible, le souhait de la jeune femme se formule à bas bruit : et s’ils annonçaient à cette occasion leur mariage prochain? Au restaurant, l’ambiance festive d’un joyeux anniversaire s’assombrit brusquement dés lors que le couple fait part de son projet. L’un des convives interpelle en criant la future mariée et l’informe qu’il attendra qu’elle divorce afin de l’épouser. Il se lève et s’en va laissant la tablée à sa stupéfaction et la nuit au désordre affectif qui en découle. Apparente douceur, fausse harmonie et vraie violence cohabitent ainsi dés la phase inaugurale de ce ‘conte moral’ digne d’Eric Rohmer, même teinté des couleurs du mélodrame.
Tandis que les deux jeunes femmes (dont Kaho la promise) rentrent chez elles à bord d’un taxi, les jeunes gens (dont Tomoya le promis) décident de rester ensemble. Indécis quant à leur objectif nocturne, ils commencent par jouer comme des adolescents à se courir après et à se battre en pleine rue. Avant de décider de rendre visite à Takako une amie commune.
Là, dans le petite appartement que cette dernière partage avec une auteure à succès de romans d’amour (laquelle fera une brève apparition remarquée au cours de la soirée), entre balcon pour fumer et canapé pour deviser, rien ne se passe comme nous aurions pu l’imaginer pour les garçons en virée de camaraderie virile. La jeune hôtesse au regard frondeur paraît mener sa barque avec maestria. On propose de sortir pour acheter vin et cigarettes. Comme des béances dans le récit hasardeux confiné aux murs du logement, le cadre s’élargit et nous plongeons dans la nuit suivant les pas d’un des protagonistes en pleine errance sentimentale au gré des rues sombres vaguement éclairées par quelques réverbères ou accompagnant le trajet d’un autobus par les vitres duquel filent les surfaces scintillantes d’immeubles géants. Un insert fugitif nous fait aussi entrevoir Kaho seule de retour au domicile esquissant quelques légers pas de danse debout sur le blanc canapé la fenêtre ouverte en pleine nuit. La nuit, où la vie prend décidément d’autres formes pour les hommes qui s’y abandonnent, pris par la violence de désirs contradictoires.
Mystères de l’amour, pureté de la forme
Le logement de Takako l’intrépide focalise en tout cas notre regard tant il apparaît comme un point d’aimantation pour ces jeunes gens en plein désordre affectif. L’un d’eux (Tomoya) après avoir obligé chacun des présents à partager au goulot une bouteille d’eau minérale (!) propose de jouer au jeu de la vérité qu’il présente comme ‘le meilleur moyen de se connaître soi-même’. Entre inconscience et soif du risque, la partie mène chacun des participants à son corps défendant à une mise en danger psychologique plus proche du jeu de massacre et des pulsions sadiques que du joyeux marivaudage. C’est ainsi que la chronique acérée des troubles du désir et de l’amour chez quelques trentenaires en virée nocturne débouche sur une étude fouillant les profondeurs de l’âme et une radiographie saisissante des désarrois d’une jeunesse japonaise en quête de repères. Chacun des héros des deux sexes, dans cette étrange affaire de métamorphoses intimes que véhicule « Passion », prétend sans cesse être à la recherche d’une vérité qui toujours se dérobe.
Puissance du désir difficile à contenir, pulsion de violence manifeste propre à se muer en tendresse cachée, évidence d’un amour qui crève les yeux et brûle sans se faire entendre.
Dans une séquence en extérieur, debout avec son soupirant qui lui déclare sa flamme (à nouveau), devant une usine bruyante dotée d’une grande cheminée crachant d’épais nuages noires, la jeune femme émue reconnait sa cruauté à ne pouvoir aimer celui qui lui offre son amour, l’écoute détailler les parties de son visage qu’il apprécie, l’embrasse et l’enlace avant de s’éloigner sans se retourner. Est-ce la même que nous retrouvons en jupe blanche assise sur le canapé immaculée rejointe par son amoureux lui annonçant qu’il en aime une autre sans être payé de retour ? Une autre scène, la dernière, commence, un long plan-séquence au cadre fixe figure alors jusqu’au vertige les flux et les reflux des sentiments, du renoncement à l’amour, de l’indifférence à la tendresse, dans un imperceptible mouvement de balancier d’accalmie en sursauts, jusqu’au dénouement saisi en un souffle, comme une vérité captée dans la fragilité de l’instant.
Ainsi cette douloureuse histoire d’une jeune japonaise d’aujourd’hui sommée par les hasards de l’existence de choisir entre deux amants entrerait en résonance avec le destin tragique de Catherine l’irréductible héroïne de « Jules et Jim » de François Truffaut ?
La cruelle confusion des sentiments et la force subversive de l’amour rapprochent les deux personnages, par-delà les différences de culture et d’époque. Le cinéaste Ryusuke Hamaguchi demeure cependant éloigné de l’univers romanesque du réalisateur français tant il refuse le lyrisme par une forme épurée, une mise en scène au scalpel de l’intime et une figuration de l’immense solitude des protagonistes. Face à des aînés implacables qui mettent en doute la sincérité de l’engagement de leurs enfants (comme la mère de la future mariée le déclare froidement), la jeune génération, dans la société japonaise d’aujourd’hui, construit seule de nouveaux repères à rebours des modèles dominants et prend le risque d’aimer sans filet, comme les héros intransigeants de « Passion » s’y emploient obstinément.
Samra Bonvoisin
« Passion », film de Ryusuke Hamaguchi-sortie le 15 mai 2019
Sélections officielles : Festivals de San Sebastiàn et de Tokyo