» Pour la première fois de l’année, je leur distribue un plan de travail non-complété, en leur disant que c’est à eux de le faire… De se projeter dans ce qu’ils ont à faire ». La suite de ce journal d’un enseignant en pleine recherche…
Jeudi : je froisse le temps comme un brouillon
Contrecoup de la veille : je voudrais que tout se passe de même. Je voudrais pouvoir refaire de ma classe un espace ouvert à la polyrythmie. Alors je laisse de côté tous nos repères temporels : les sabliers, le minuteur, l’emploi du temps… La journée est placée sous le signe du temps que l’on prolonge et du retard assumé.
Et ça ne fonctionne pas si mal, une matinée durant. Je prends le temps et ils me suivent. Ils sont avec moi et c’est plaisant. Mais c’est déjà une lézarde.
Le jeu est inégal. De nous tous, habitants de la classe, je suis le seul qui puisse décréter qu’on va froisser le temps. Je suis un chef d’orchestre, qui impose à ses musiciens de ne plus voir leur partition pour ne suivre que ses indications. Je tombe dans une forme de charisme.
Les sabliers, le bruitomètre, le minuteur, l’emploi du temps, les métiers, les fiches d’inscription… Tous ces outils dont, comme hier, je voudrais pouvoir me passer. Tous ces outils sont des fragments de loi convertis en objets. Ils servent, c’est certain, à réguler l’activité des élèves. Mais ils créent aussi la possibilité d’une distance entre la loi commune et la voix du maître. Elle doit, elle aussi, se soumettre aux sabliers qui sonnent, à l’emploi des métiers, à toutes nos inscriptions… C’est au travers de tels outils, manipulables, institués, que s’éprouve un passage de relais.
En me passant de certains d’eux, je redonne, certes, de la place à une vie plus simple, moins rigoureuse. Mais je restaure aussi une vieille vérité scolaire : la domination du maître sur les élèves.
Ça a des conséquences. D’abord je parle beaucoup. Lorsqu’on sort du cadre que chacun maîtrise, il faut expliquer. Beaucoup. Tout, presque tout, est fait grâce à cette forme, étroitement contrôlée par le maître, qu’on nomme « oral collectif » ou « cours dialogué ». Et ça fonctionne. Et c’est pas triste.
Ils entrent avec enthousiasme dans la découverte de la multiplication par deux. Je n’en suis pas très étonné : la multiplication a tout de la puissance mystérieuse…
Je suis nettement plus surpris de les voir me suivre avec le même degré d’enthousiasme dans le repérage de noms et verbes.
Ce n’est pas triste donc. Même si ce n’est pas sans effets :
Premier constat : à force de prendre du retard, le temps de maths est bien trop court. Je tombe dans un cours magistral, logique donc facile à suivre, mais ne laissant aucun temps pour leur propre gymnastique mentale. Ne leur donnant aucune chance de refaire par eux-mêmes le parcours. Dans un instant de vertige, je me rappelle ces démonstrations de théorème au lycée, que nous faisions semblant d’écouter… La récréation vient à point pour balayer les traces de cette folie.
Deuxième constat : en fin de matinée, ils se lancent dans l’écriture, sans hésiter et sans consignes. J’ai oublié de leur donner. Mais je nous ai déjà tellement saoulés de directives à écouter que je les laisse dans leur roue libre.
Et puis survient l’après-midi.
Je suis dans le même état d’esprit. Mais ça devient un chouïa plus difficile. Un gros chouïa tout de même.
I., malade depuis deux jours, est de retour parmi nous. Façon de parler. Il ne fait rien, s’agite et tousse beaucoup.
Il y a G. et Y. aussi. Ils sont revenus tendus, nerveux à s’en manger le pull.
Je finis par tout arrêter pour prendre le temps de recaler les règles ; ces règles que, depuis le matin, j’ai moi-même égratignées. Ça ne résout rien mais ça paye. Ça redonne un espace connu à leur difficulté à être avec nous, ici et maintenant. Ça temporise.
Et l’après-midi s’achève dans une ambiance bizarre, alimentée par l’envie continuée d’en être d’une partie des élèves et par le besoin viscéral de fuir d’une autre poignée.
Vendredi : tout grince et craquelle
C’est relou. Les rouages sont les mêmes mais tout grince et craquelle.
Tous les élèves sont présents. Les deux enfants qui étaient malades sont revenus, fatigués, décalés, le dernier jour de la semaine. A contre-temps complet. Tous les élèves sont là. Mais leur attention se disperse comme des moutons qui fuient. Le temps d’en rattraper un, trois autres se sont barrés. Alors je m’arrête. Je recadre. Je reprends. Je répète. Encore et encore. Et je commence à m’agacer.
Ils sont égaux à eux-mêmes, pourtant. Ils ne font rien d’extraordinaire. Mais ça grince de partout. La machine est rouillée et ma patience dépassée. J’entre dans cet état de raideur relationnelle, entre colère feinte et sincère, où je commence à aboyer. Le genre d’état qui fait tache d’huile. Ils ne se supportent plus non plus. Les petits gestes deviennent des drames et, bientôt, ils s’accusent de « copier ».
Alors ça, ça m’énerve : « Mais enfin ! Quand bien même ce serait vrai, qu’est-ce que ça peut te faire ? C’est pas une éval, que je sache ! Si ça se trouve, s’il te copie, c’est que t’as eu une bonne idée ! Ou alors c’est qu’aujourd’hui, il a pas envie de réfléchir mais ça, c’est son problème, pas le tien ! » Oui, moi aussi, je me suis connu plus malin.
Ce jour aurait été moins raide, j’y aurais vu une occasion de débat philo autour de la notion de travail : ça veut dire quoi, travailler pour toi ? Et travailler avec d’autres ? Et puis, ça sert à quoi de travailler, au fond ? Mais on n’est pas toujours malin. Et la journée se passe, en toute inefficacité.
En fin d’après-midi, les esprits renâclent tellement au changement d’activité que nous ne ferons pas de musique. Je leur ai fait préparer leurs sacs avant. Et le temps et la faculté d’attention qu’il nous reste se perd dans une dissipation d’énergie peu créatrice.
Pourtant, même au milieu de cette journée de merde, des bouts d’idées jaillissent. Il y aura eu ce moment de vraie discussion où ils se sont appropriés le tableau pour s’interroger mutuellement sur des techniques de dessin. Et il y aura eu, en expression corporelle, ces moments imprévus de danse en groupe.
Deux magnifiques pieds de nez à l’ambiance de la journée…
Jean Teissier
A suivre…
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