Une croyance assez répandue laisse entendre que grâce au numérique on va transformer la pédagogie. Mais pourquoi vouloir transformer la pédagogie ? On peut raisonnablement penser que cela doit permettre d’améliorer les apprentissages des élèves. Les moyens numériques ont-ils des vertus que les pédagogues n’ont pas pu ou pas su développer au cours des trois cents dernières années ? Après quarante années de progressive généralisation (encore à finaliser) des moyens numériques dans l’espace scolaire, il faut reconnaître que la pédagogie n’a guère changé. Si, comme le déclarait Françoise Cros lors d’EIDOS 2018, il n’y a plus rien à inventer en pédagogie, on se demande bien pourquoi penser que le numérique pourrait le faire est si souvent convoqué.
Nouvelles technologies, archaïsmes pédagogiques…
Il faut commencer par rappeler ce que Jacques Perriault avait écrit dans son livre, « La logique de l’usage, essai sur les machines à communiquer » (Flammarion 1989) sur le lien entre technologie de l’information et de la communication et enseignement. Gisèle Bezon résume ainsi la pensée de Jacques Perriault en écrivant : « Toute nouvelle technologie fait naître des discours et des applications pédagogiques. Ensuite, il faut que l’enseignant apprenne à maîtriser les dispositifs de présentation des connaissances pour les utiliser sans dommage et que l’élève maîtrise le fonctionnement de l’outil pour se concentrer sur l’apprentissage. Enfin, contrairement aux entreprises, l’école introduit des techniques sans pour autant renouveler son dispositif d’enseignement, faisant naître ainsi les résistances en son sein. » (Gisèle Bezon, « Jacques Perriault, Éducation et nouvelles technologies. Théories et pratiques », Questions de communication). Geneviève Jacquinot a écrit, quant à elle quelques années auparavant dans son livre « L’école devant les écrans » : « les nouvelles technologies servent avant tout à réactualiser les modèles pédagogiques les plus archaïques. » (ESF, 1985).
Nous avons été nombreux à nous interroger sur ces propos de deux chercheurs qui pourtant n’étaient pas des technophobes, mais des observateurs attentifs du monde de l’enseignement et de celui des technologies de l’information et de la communication. Trente-cinq années ont passé depuis et l’on peut toujours lire et entendre ces propos qui annoncent des lendemains pédagogiques qui chantent. Il faut en premier lieu examiner la question posée par Françoise Cros à propos de la pédagogie. Tout aurait été inventé !!! il n’y aurait plus qu’à actualiser, à moderniser. Certes on s’aperçoit que derrière toute supposée invention pédagogique, on trouve un passé qui a permis de la construire, sans que leurs auteurs en soient conscients. Et après tout peu importe, car ce qui compte derrière ces questions c’est surtout la volonté de penser l’enseignement, penser l’apprentissage et de chercher des voies pour les rendre plus pertinents, plus adaptés, même s’ils ne sont pas toujours véritablement « rentables », « efficaces », à « forte plus-value ». Car c’est aussi le fantasme de tous les sceptiques et les critiques de tenter de rabaisser une présumée invention à l’autel de sa non efficacité, dont souvent on n’a même pas défini le sens. Mais c’est par ailleurs le fantasme et parfois l’enthousiasme de tous les innovateurs d’espérer du positif, voir de l’efficace même quand on ne peut pas le prouver, si tant est que cela ait un intérêt.
Pratiques scolaires, pratiques sociales
Un scepticisme sur la pédagogie est de bon aloi dans certains milieux. Il se transforme parfois en attaque radicale et même agressive pensant ainsi faire le pendant aux enthousiastes. Il est vrai que les discours relais des pratiques innovantes doivent être interrogés. Car ce sont eux qui font les raccourcis que l’on dénonce et qui de temps à autres les imposent à ces innovateurs un peu naïfs pour certains d’entre eux. Mais cette naïveté vient surtout de la volonté qu’ils ont eue de tenter quelque chose dans leur classe, avec leurs élèves. Jamy Gourmaud, journaliste et animateur de télévision a fait il y a quelques temps une très belle analyse de cette pédagogie mise en scène bien différente à assumer que celle de la salle de classe. Ce faisant il propose aussi aux enseignants de prendre leur courage à deux mains et de chercher, un peu à son image, comment transmettre mieux. Car la pédagogie c’est bien l’art de la transmission, du passage.
Pourquoi, alors le numérique fait-il si souvent chemin commun avec la pédagogie ? Parce qu’ils réveillent en nous un fantasme d’enfant auto-apprenant ? Parce qu’il amène les adultes à se sentir dépassés par les jeunes ? Ou simplement parce qu’une nouvelle technique convoque systématiquement le renouveau pédagogique ? Tout cela en même temps probablement. Depuis près de quarante années que l’informatique puis le numérique sont entrés dans les salles de classe, jamais il n’y a eu autant d’écart entre les pratiques sociales et les pratiques scolaires. Et cela est normal, tant les concepteurs de ces produits ont abordé la question du côté du quotidien, du commode et du facile. Tandis que l’école qui se revendique le lieu de la distance, du difficile, du compliqué ne peut se fondre dans ce modèle. Mais du même coup l’ambition pédagogique est en train de retomber. Nous avions parlé il y a quelques temps du retour d’une ère glaciaire dans le domaine du numérique éducatif. Eh bien il semble que nous sommes en train d’y arriver. Le formalisme scolaire l’emportant sur l’informel social des pratiques du numérique, l’école installe ses quartiers d’hiver et dans son quant à soi. D’une part un frein sur le numérique, d’autre part un frein sur le pédagogique. Tout concoure donc à un scepticisme ou plutôt un pessimisme sur les axes engagés en ce moment.
Et pourtant la transmission, l’une des plus importantes caractéristiques de l’humain, incarnée au moins en partie dans la salle de classe est au centre de l’avenir de nos sociétés. Si pédagogie et numérique sont mises de côté, c’est peut-être que l’école s’est installée dans une distance, une défiance vis à vis de la « culture populaire ». Nous reprenons ici à notre compte les interrogations multiples de Michel de Certeau rassemblées dans son ouvrage « la culture au pluriel » (Seuil 1993). Qu’en est-il de la capacité d’une institution qui s’est construite pour le peuple et qui aujourd’hui en rejette une des pratiques culturelles les plus visibles et les plus importantes : l’utilisation des moyens numérique ?
Bruno Devauchelle