Un jeune professeur de lettres racontant son expérience dans un collège « difficile » : voilà qui est devenu un genre éditorial en soi. En général s’y exprime, sur le mode de l’amertume, la confrontation entre un idéal (la « Transmission », la « Littérature ») et la réalité (des élèves et de la société). Et s’y joue, dans un registre volontiers polémique ou satirique, le choc de la rencontre entre les cultures, les classes, les origines. De sa vie d’enseignant de collège, Alexis Potschke vient de tirer un récit qui, par bonheur, fait exception : « Rappeler les enfants ». Et si ce livre était à mettre entre toutes les mains pour enfin changer les regards ?
Le titre souligne d’emblée l’enjeu : « rappeler » comme pour signifier une exigence de vitalité et de mémoire, pour éclairer l’effort de proximité et de fidélité ; « les enfants » autant que les élèves, des voix, des histoires, des personnalités en devenir, des relations au monde en train de se construire, tout ce qui affleure dans le vif de la classe. Tout au long du récit, avec une écriture dont la simplicité et la précision font la tendre justesse, l’auteur tisse des moments de classe et de vie ordinaires, insolites, émouvants, amusants, signifiants : portraits d’élèves mystérieux et attachants, lendemain d’attentats, leçon sur les COD, remise des bulletins, décrochages, sorties scolaires, cours que des questions inattendues viennent interrompre, subvertir et fouiller, lectures polyphoniques de Prévert, club théâtre, ramadan, débat sur le comique de Molière ou sur les rimes féminines, discussions entre enseignant.es …
A titre d’exemple, et peut-être de leçon, voici quelques mots adressés par l’enseignant à ses élèves qui viennent par surprise de lui fêter son anniversaire et lui réclament un discours…
« Quand je suis avec vous, que l’on discute, que l’on répète et que j’essaie de vous apprendre des choses, que j’ai le bonheur de vous voir apprendre, que je vous vois grandir aussi, j’ai l’impression, moi, d’apprendre aussi, d’apprendre de vous. Vous, vous qui êtes là et qui m’écoutez, vous êtes mon antidote au temps qui passe, parce que le temps a du sens, maintenant, et je crois que c’est ce qu’il lui manquait. C’est pour ça qu’il me faisait peur.
Alors je n’attends plus les cadeaux, et ça ne reviendra pas, je n’attends plus rien, mais je n’en ai plus peur, de mon anniversaire, parce que je n’ai plus peur de vieillir.
Vous savez, depuis que je suis professeur ; depuis que je côtoie mes élèves – et mes élèves, ce ne sont pas que mes cent vingt élèves, ce n’est pas que ceux que j’ai ou que j’ai eus, ce sont tous les élèves de ce collège – depuis que je côtoie mes élèves, que je vous côtoie, vous, eh bien, voilà : j’ai arrêté de vieillir. Je ne vieillis plus, et c’est grâce à vous.
Et vous savez quoi ? Il faut que je vous le dise … depuis que je vous connais, vous, mes élèves, je crois même que j’ai recommencé à grandir.
« Monsieur, a dit Charlotte, monsieur, je crois qu’Elsa pleure. » »
Défi pour l’enseignant : échapper tout à la fois au laxisme et à l’autoritarisme. Défi pour l’écrivain : éviter tout à la fois la mièvrerie et l’acrimonie. Double défi magnifiquement relevé par Alexis Potschke qui nous enseigne combien l’aventure de la bienveillance, pour le pédagogue comme pour le styliste, c’est une école du regard. Sans doute parce que, comme le soulignait Annie Ernaux, « voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence » (« Regarde les lumières, mon amour »). Assurément merci à Alexis Potschke de dépasser les stéréotypes, de bousculer les représentations, de nous « apprendre à aimer et à voir. »
Jean-Michel Le Baut
Alexis Potschke, « Rappeler les enfants », Editions du Seuil, ISBN 2021420086, EAN 9782021420081
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