Du vol des accents circonflexes au niveau qui ne cesse de baisser, les rumeurs, les fake news ont largement envahi l’univers de l’école. Même quand elles sont folles comme l’enseignement de l’arabe obligatoire ou l’apprentissage de la masturbation en maternelle. Comment peuvent naître et se développer de telles fake news ? Quelles conséquences pour l’École ? Pierre Merle élève le niveau en analysant plusieurs polémiques scolaires. Pour lui, il est urgent d’assurer une éducation aux médias mais aussi de bénéficier d’une évaluation indépendante de l’école. Car derrière ces fake news se distinguent des campagnes politiques et l’assujettissement de l’École au politique.
Vous publiez un livre qui est un livre sur l’École mais aussi un livre finalement politique. Qu’est-ce qui vous a pris ?
Parmi mes derniers ouvrages, La ségrégation scolaire (2012), Réformer le collège (2016 avec F. Dubet) et Les pratiques d’évaluation scolaires (2018) ont eu pour objet l’analyse des politiques éducatives. Au sens large du terme, ces livres étaient déjà « politiques ».
Toutefois, cet ouvrage sur les Polémiques et fake news scolaires est davantage politique. La raison essentielle tient aux luttes idéologiques de plus en plus acérées dont l’école française est l’objet. À titre d’exemple, en 2008, les IUFM ont été profondément transformés, avec la quasi suppression de la formation des professeurs stagiaires et la profonde crise de recrutement provoquée par cette réforme. Si la création des ESPE par Peillon en 2014 est revenue sur celle de Xavier Darcos, l’actuelle loi Blanquer, guidée par la recherche d’économies avec le remplacement des ESPE par des INSP (Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat), remet en cause le fragile équilibre actuel. Sur les 12 dernières années, les alternances politiques sont marquées par une idéologisation des politiques éducatives.
De même, alors que l’école française se caractérise par une forte inégalité de la réussite des élèves selon leur origine sociale, et une proportion importante d’élèves sans qualification, la loi Blanquer prévoit l’installation dans toutes les classes des drapeaux français et européen et les paroles de la Marseillaise. Qu’attendre d’une telle mesure ? Plus d’égalité des chances ? Une réduction de l’illettrisme ? Le symbole politique prime sur les mesures éducatives.
En sous-estimant tout ce qu’elle apporte aux individus et à la Nation, l’école est de plus en plus réduite à des coûts qu’il faudrait réduire. La création des EPSF (Etablissements Publics des Savoirs Fondamentaux) est également guidée par un objectif d’économies budgétaires. Toutefois, ce principe d’économie ne s’applique pas lorsque le ministre décide la création des EPLEI (Etablissements Publics Locaux d’Enseignement International) qui seront, de fait, réservés aux enfants des catégories aisées. La promotion d’une élite, tout comme celle du latin et du grec, sont des options qui semblent plus importantes que la lutte contre les inégalités de réussite.
L’accroissement de la lutte idéologique sur les questions scolaires est parallèle au développement considérable des fake news et polémiques scolaires. Étudier ces fake news et les médias qui les véhiculent, notamment le Figaro, Le Point, Valeurs Actuelles, L’Opinion, Marianne, etc. permet d’analyser la construction politique des « questions scolaires ». Je n’ai pas le sentiment d’être plus « engagé » politiquement mais, plutôt, de constater une politisation croissante des questions scolaires à laquelle un sociologue de l’école ne peut guère échapper.
Vous reprenez des exemples de polémiques récentes sur l’École. Par exemple la question des notes comme outil d’évaluation. Noter n’est pas une pratique naturelle de l’École ? Ce n’est pas la méthode la plus efficace pour faire progresser les élèves ?
Mon précédent ouvrage était centré sur la question des pratiques d’évaluation des compétences des élèves. L’histoire des pratiques de notation est édifiante. Par exemple, au niveau de l’école élémentaire, les notes ne sont introduites que progressivement, à la fin du XIXe siècle, après la création du Certificat d’études primaires. Ces notes disparaissent au début du XXIe siècle. Pour l’école primaire, le recours aux notes est limité à une période à peine supérieure au siècle. Noter n’est nullement une pratique « naturelle ».
Au collège, les « classes sans note » se sont développées assez rapidement. Les premières évaluations réalisées sur des échantillons importants d’élèves scolarisés dans les classes sans note montrent des progrès supérieurs à ceux observés dans les classes avec notes. Ainsi, pour l’enseignement des mathématiques, le non recours aux notes favorise davantage les progressions des élèves quel que soit leur niveau scolaire. En maths, l’absence de notes permet de surcroît une progression plus rapide des élèves faibles.
Plus globalement, de nombreuses études ont montré les effets contre-productifs des notes, surtout des notes basses, sur les progressions des élèves. La remarquable analyse de Camille Terrier a montré que les professeurs de mathématiques qui sur-notaient les filles par rapport aux garçons (les compétences des élèves des deux genres étant mesurées par des tests anonymes de compétences) permettaient de meilleurs progrès scolaires de ces dernières. Ce n’est évidemment pas la bonne note qui fait progresser mais la limitation des notes faibles. Elles provoquent du découragement et de la « résignation apprise », sources de réduction des « ressources attentionnelles » des élèves.
Ces résultats scientifiques stimulants sur les effets positifs de pratiques d’évaluation ne reposant pas sur les notes ne semblent pas intéresser le ministre, sans doute parce que la note fait partie de l’univers de la tradition scolaire auquel le ministre reste fidèle.
Un autre exemple c’est le niveau. On est habitué à l’idée de la baisse du niveau des élèves. Ce n’est pas vrai ?
Sur le niveau scolaire des élèves, la littérature scientifique est considérable. Ce sont les classements des collégiens français aux études Pisa qui focalisent continuellement l’attention. La majorité des médias en tirent des conclusions le plus souvent erronées. Par exemple, le fait que les collégiens français soient moins bien placés ne signifie pas forcément une baisse de leur niveau scolaire mais peut tout aussi bien signifier une augmentation du niveau des élèves des autres pays de l’OCDE. La confusion entre classement et niveau scolaire est fréquente.
Il faut aussi avoir à l’esprit que, avec Pisa, les collégiens français sont évalués sur des compétences qui ne sont pas forcément enseignées en collège. Si les programmes français, souvent académiques, sont éloignés des compétences évaluées dans le cadre de Pisa, l’évaluation est évidemment faussée. Par ailleurs, les moins bons classements Pisa des collégiens français sont généralement limités et le plus souvent non significatifs. Dans certains domaines, par exemple la culture scientifique, le niveau moyen des collégiens est stable. Ce résultat n’est guère repris. Ce sont les résultats jugés « mauvais » qui sont le plus souvent repris et commentés par la presse.
Autant les médias sont prolixes sur les comparaisons internationales, autant ils sont silencieux sur les recherches nationales alors qu’elles sont beaucoup plus précises. Si celles-ci montrent une baisse des compétences en orthographe des écoliers et collégiens, le niveau de compréhension de l’écrit est légèrement en hausse. Le niveau est stable en mathématiques. À part la baisse des compétences orthographiques répétée à satiété, ces évaluations sont peu commentées probablement parce qu’elles vont à l’encontre de la représentation, dominante depuis près de deux siècles, de la « baisse du niveau ».
Quand il s’agit du niveau scolaire des élèves, les phénomènes les plus marquants sont oubliés : les écarts de compétences entre le niveau des élèves faibles et forts augmentent ; l’écart moyen des compétences des élèves scolarisés dans les établissements publics et privés s’accentue au bénéfice du privé ; les écarts de compétences entre garçons et filles augmentent en mathématiques. Les écarts de compétence augmentent aussi selon le type d’établissement, réseau d’éducation prioritaire versus collège hors éducation prioritaire. Les études montrent principalement, non une baisse du niveau, mais une disparité croissante des compétences des élèves.
Ces résultats, évidemment essentiels pour construire une politique éducative, sont délaissés au profit du catastrophisme habituel à certains médias spécialisés dans les clichés stéréotypés relatifs à « l’effondrement du niveau », « la médiocrité des élèves français », les effets dévastateurs du « pédagogisme », du « nivellement par le bas » et de « l’égalitarisme »… Les recherches sur les niveaux scolaires repris par la presse ne sont que des prétextes à des discours conservateurs sur les vertus mythifiées de l’école de Jules Ferry.
Dans ces exemples peut-on parler de fake news ? Ne s’agit-il pas simplement de campagnes politiques ? La rumeur n’a-t-elle pas toujours été utilisée en politique ?
Les fake news ont une définition floue. De façon large, elles renvoient aux informations erronées, partielles et partiales dont la finalité est de manipuler et désinformer. Affirmer, comme le fait Luc Ferry, que « Ce n’est pas une bonne idée de supprimer les notes (…) c’est absolument indispensable d’avoir des points de repère (…). Casser le thermomètre ne sert absolument à rien. » constitue un ensemble d’affirmations fausses à des degrés divers. D’une part, la suppression des notes est plutôt favorable aux progressions scolaires. Supprimer celles-ci est donc plutôt une bonne idée ! D’autre part, si des points de repère sont indispensables, ils peuvent être constitués par des appréciations littérales sensiblement plus utiles aux élèves que les notes. Enfin, les notes mesurent de façon peu fiable les compétences scolaires des élèves et ne sont en rien comparables à la température mesurée par le thermomètre. En quelques phrases, Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation, se trompe et trompe ses lecteurs.
Les fake news peuvent effectivement participer aux campagnes politiques. Mais, au sens strict, une campagne politique renvoie à un engagement explicite pour un parti et les idées qu’il défend. Or, les fake news scolaires se présentent, non comme des choix politiques, mais comme des informations sur « l’intérêt du redoublement », pourtant peu défendable scientifiquement ; la nécessité des notes, non utiles aux apprentissages ; et la « baisse du niveau », non vérifiée dans une majorité d’études. Parce qu’elles cachent leur affiliation politique, les fake news transforment des partis pris idéologiques en pseudo-faits. En ce sens, ce sont des tromperies intellectuelles et des escroqueries politiques.
Certes, la rumeur a toujours été utilisée en politique. Mais les réseaux sociaux multiplient leurs influences et leurs effets politiques. L’exemple des ABCD de l’égalité est édifiant. Une enseignante, Farida Belghoul, à partir de dénonciations incessantes des ABCD de l’égalité largement diffusées sur le Web, mettait en garde les parents contre des « cours d’éducation sexuelle avec démonstration dès la maternelle ». Bien que cette présentation soit fallacieuse, l’appel de Farida Belghoul à une « journée de retrait » des enfants de l’école maternelle, largement relayé par les réseaux sociaux et des SMS, a provoqué, dans de nombreux établissements de Gennevilliers, d’Asnières, Nanterre et Colombes, un fort taux d’absentéisme et débouché sur le retrait de la politique des ABCE de l’égalité. La puissance politique des fake news est ainsi bien supérieure à celle de la rumeur. Elles sont susceptibles de manipuler l’opinion, d’influencer sensiblement le jeu démocratique, voire de fausser celui-ci.
Comment sont fabriquées ces fake news et polémiques ?
Il existe plusieurs modes de fabrication des fake news qui se combinent entre eux. Un ou plusieurs producteurs, susceptibles de poursuivre des finalités politiques précises, sont souvent à l’origine des fake news. Publiée dans Le Point, la tribune de Jean-Paul Savalli « Feu sur l’orthographe », est tout à fait exemplaire. Extrait : « La réforme de l’orthographe imposée par notre ministre de l’Éducation nationale prévoit de simplifier la langue française afin que les plus mauvais en orthographe n’aient plus de complexes… En obligeant les plus doués à rejoindre le niveau des plus nuls ».
Jean-Paul Savalli sait évidemment que la réforme n’a pas pour objet que « les plus doués rejoignent le niveau des plus nuls ». Il sait aussi que cette réforme date de 1990 et a été validée à la fois par Conseil supérieur de la langue française et l’Académie française. L’information présentée est à la fois partielle et partiale et poursuit un objectif politique : discréditer la ministre de l’Éducation nationale de l’époque. Cette critique sera largement reprise par les réseaux sociaux et par d’autres journalistes. Ceux-ci sont des relais de cette fake news qui se propagent d’autant plus facilement que la « bonne orthographe » fait partie d’une certaine tradition culturelle de l’école. Elle est socialement distinctive.
Les fake news n’ont pas toutes la même influence ni le même succès. L’analyse historique de Marc Bloch est éclairante : « L’erreur ne se propage, ne s’amplifie, ne vit enfin qu’à une condition : trouver dans la société où elle se répand un bouillon de culture favorable ». Ce « bouillon de culture favorable » résulte de la façon dont les opinions sont progressivement façonnées par les institutions, notamment l’école et les médias qui, progressivement et insidieusement, construisent les catégories du bien et du mal, du nécessaire et de l’inutile, du souhaitable et de l’impossible. Ces socialisations amènent le citoyen à adhérer facilement à la nécessité du redoublement, à l’utilité incontournable des notes et à la baisse indiscutable du niveau scolaire des élèves pour autant que des fake news accréditent continuellement ces représentations faussées de l’école.
L’école peut-elle échapper à la communication politique ?
Il est difficile d’échapper à la communication politique sur l’école. Celle-ci est toutefois limitée si la presse assure convenablement son rôle de contre-pouvoir. La diffusion considérable des fake news scolaires montre que certains médias, loin d’assurer convenablement leur rôle – publier des informations vérifiées -, diffusent des informations contestables, voire erronées. Assurer la diversité des médias et l’indépendance financière de ceux-ci est une façon de limiter l’emprise de la communication politique sur l’école.
Une autre façon d’échapper à celle-ci résulte de l’existence d’une évaluation scientifique indépendante des politiques éducatives. Je consacre un chapitre de mon ouvrage à cette question, en détaillant les obstacles organisationnels, politiques, scientifiques et médiatiques à une évaluation indépendante des politiques éducatives. Actuellement, une grande part des évaluations de l’école sont réalisées par le ministère qui décide de mener telle ou telle étude, de publier ou non les rapports de l’inspection générale et les Notes d’information de la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance). La mainmise du ministère sur l’information éducative est considérable.
Dans ce panorama peu satisfaisant, le CNESCO (Conseil national d’évaluation du système scolaire) assure pleinement son rôle en diffusant de façon large des informations et évaluations scientifiques sur l’école (dans mon ouvrage, je présente un bilan du travail considérable réalisé par le CNESCO depuis sa création). La suppression du CNESCO par l’actuelle loi Blanquer et son remplacement par un CEE (Conseil d’Évaluation de L’École), dans lequel la très grande majorité des membres (10 sur 14) sont nommés par le ministre, montre un renforcement du contrôle de l’évaluation et la politisation des questions scolaires. Une évaluation indépendante des politiques éducatives n’a jamais été réalisée par une institution dont la nomination dépend directement du ministère. L’actuel ministre, expert en communication politique, a tout simplement décidé de supprimer les oppositions possibles.
La réponse est-elle vraiment dans le développement de la connaissance ?
Il existe un certain nombre d’études qui montrent que les diplômés du supérieur ne sont pas moins crédules que les autres diplômés ou les non-diplômés. En ce sens, il est illusoire de penser qu’il suffirait de favoriser l’allongement de la scolarisation pour réduire l’influence considérable des fake news.
La question est moins celle du développement de la connaissance, notamment la connaissance scolaire centrée sur la maîtrise des programmes, qu’une éducation au bon usage des réseaux sociaux. Compte tenu de leur usage particulièrement soutenu – ceux-ci constituent parfois la seule source d’information dès le collège -, il est indispensable de développer des compétences spécifiques d’analyses critiques de leurs contenus. Dès le collège, les élèves devraient apprendre à hiérarchiser les sources d’information, apprécier la pertinence d’une statistique, déceler l’existence éventuelle d’arguments d’autorité, repérer les ruptures argumentatives, etc. Il est tout à fait possible d’imaginer des exercices dans lesquels les élèves auraient à détecter des fake news ou à indiquer les problèmes soulevés par telle ou telle information.
Pour limiter l’emprise des fake news, il faut donc mener une réflexion sur les contenus des programmes d’enseignement pour mieux armer les futurs citoyens à débusquer les pratiques ordinaires de manipulation. Suite à la réforme du lycée réalisée par Jean-Michel Blanquer, les nouveaux programmes des lycées ont été sensiblement revus et ont suscité de nombreuses analyses critiques. En histoire, la thématique du roman national est davantage présente. En géographie, les perspectives internationales sont plus restreintes. En sciences économiques et sociales, les approches micro-économiques, mathématisées et abstraites, ont été renforcées au détriment des approches macro-économiques abordant les questions sensibles et polémiques qui intéressent les élèves (chômage, inégalités, pouvoir d’achat…).
La réécriture des programmes de lycée manifeste une conception de la connaissance qui privilégie la mémorisation au détriment de l’analyse critique et de l’enseignement des défis majeurs de notre époque. En ce sens, la réforme des programmes n’est guère susceptible de favoriser l’émergence de citoyens critiques à l’égard des diverses pratiques de plus en plus fréquentes de désinformation. Cette réforme est en cohérence avec la loi Blanquer et la suppression du CNESCO. La désinformation et les fake news, scolaires ou pas, ont sans aucun doute un bel avenir.
Propos recueillis par François Jarraud
Pierre Merle, Polémiques et fake news Scolaires. La production de l’ignorance, Le bord de l’eau éditeur, ISBN 978-2-35687-604-1, 18€