François Durpaire, historien et Maître de conférences en sciences de l’éducation, vient de publier « Nos ancêtres ne sont pas Gaulois ! Une contre-Histoire de France » qui prend le parti d’offrir un récit alternatif du roman national français. Il y développe une nouvelle approche de l’enseignement de l’Histoire, articulé autour de l’idée de savoir-relation.
Dans votre ouvrage, « Nos ancêtres ne sont pas Gaulois, Contre-Histoire de France », vous nous proposez une histoire heureuse de la France ? Pourquoi ce qualificatif ?
D’abord, on serait tenté de se dire qu’il n’y a pas d’Histoire heureuse ou malheureuse, mais une Histoire objective qui dit la vérité du passé. Au contraire, il m’apparaît préférable d’assumer le projet de celui qui écrit, qui combine les faits entre eux pour en proposer un récit. C’est le fait d’offrir l’illusion de la neutralité qui tromperait le lecteur. Souvenez-vous du grand médiéviste Georges Duby qui utilisait la première personne du singulier pour décrire la bataille de Bouvines. Toute Histoire de France est une Histoire subjective de la France.
Ensuite il ne s’agit pas d’humeur mais bien de projet rationnel. L’Histoire que j’ai tâché d’écrire s’inscrit dans l’opposition au récit défaitiste et décliniste de la France. Je pense au Destin français, l’ouvrage d’Eric Zemmour publié à la même période que le nôtre. Deux choses font de nos Histoires des récits diamétralement opposés. Pour lui, la France est d’abord la fille de la violence, de la guerre civile, de la barricade. S’il ne faut pas nier le tragique et la division, au coeur de notre Histoire commune, pour moi, la France est fille de la tolérance. Il faut lire la transcendance au sein de ses conflits. Il y a certes les guerres de religions, mais aussi ce qui en découle : l’édit de Nantes qui impose la tolérance. Une ingéniérie du vivre-ensemble – même si le mot est anachronique – qui découlera sur les Lumières, l’énoncé des droits de l’homme, la laïcité.
Ce qui m’apparaît marquant, c’est que nous sommes entrés dans une “post-Histoire” de France, où être français aura de moins en moins un caractère d’évidence au sein d’un monde qui laisse à l’individu des choix d’identités multiples. La question de “qui sommes-nous comme groupe”, de “qui sommes-nous comme individu” se pose précisément au moment où il n’y a plus d’évidence. Je suis né ici. Mais mes parents sont nés ailleurs, et mon destin professionnel et personnel peut me conduire dans une troisième direction.
Quelles conséquences au présent de cette Histoire heureuse ?
Et bien précisément cette lecture optimiste a des conséquences politiques. Plutôt que de voir dans cette Histoire l’explication des menaces qui pèseraient sur notre identité, l’insistance sur l’universel, la décolonisation, l’immigration étant à la racine d’une invasion contemporaine venue du Sud – un “Grand Remplacement” menaçant les peuples occidentaux, j’y vois les deux atouts français. D’abord, un territoire-monde, via l’Histoire outre-mer, qui nous fait voisin du Brésil, de l’Australie, du Canada, et ancre notre pays au sein de bassins géostratégiques différenciés. Ensuite, une langue-monde, qui, par nos relations à l’Afrique, acquiert de plus en plus de poids démographique. Là où les éditorialistes ethno-nationalistes voient un continent chargé de menace, je rappelle que la première ville francophone du monde s’appelle Kinshasa, capitale d’un Congo de 80 millions d’habitants.
Vous proposez de réconcilier nos héritages pour construire un récit commun de notre pays. Comment enseigner l’histoire au XXIe siècle ?
Précisément en “enseignant”, en renforçant la formation à l’éducation de nos futurs professeurs et pas seulement l’acquisition disciplinaire. Le professeur d’Histoire, en collaboration avec ses collègues d’autres disciplines, a la mission essentielle d’enseigner à l’esprit critique, au sein d’un monde de flux d’informations où distinguer le vrai du faux est une complexité. Le XXIe siècle ouvre l’ère du savoir-relation. La relation des savoirs exige un savoir de la relation, et l’enseignement d’un savoir-être en relation.
En quoi cette Histoire heureuse de la France est-elle facteur de vivre-ensemble ?
Pour nous rassembler, notre histoire doit nous ressembler. Pour être partagée, elle doit inclure l’ensemble de nos héritages.
La nécessité du récit est encore plus forte à l’heure du numérique, quand la connaissance si étendue, est aussi parcellaire et éclatée. Quand chacun peut se façonner sa propre histoire. C’est le rôle du livre d’histoire et sa supériorité sur les écrans : quand les données ne sont pas hiérarchisées, il propose une cohérence et donne un sens. Quand l’ordinateur permet un accès total, mais livré par miettes, il offre une succession logique de faits et d’événements. A travers la reliure.
On ne pourrait pas vous objecter le caractère peu pertinent du projet d’Histoire de France en ce siècle ? Pourquoi un récit ? Et pourquoi précisément se limiter à l’objet France ?
Etre français, même si on ne saurait n’être que français à l’exclusion de toute autre définition de soi-même, a toujours un sens. Même des enfants qui doutent de leur identité de français réalisent cela quand ils sont à l’étranger. Ils ont une langue, une culture, et donc une histoire, multiple, qui les singularise. Et en faisant partager l’intelligence temporelle de notre communauté, l’historien ancre notre compréhension de cette appartenance parmi les nouvelles générations. Fernand Braudel aimait le rappeler : « Dans des classes jeunes, je ne demande pas que les gens connaissent par cœur les dates, les noms, mais j’aime le récit. Je trouve qu’on ne doit pas compliquer les choses, on ne doit pas parler de choses abstraites. J’aime les bons récits, je crois que l’histoire traditionnelle, avec les aperçus, les ouvertures d’aujourd’hui, doit faire l’essentiel. J’ai peur que l’histoire nouvelle, dont je suis responsable, ait été placée dans les petites classes. » Loin d’être une anti-histoire, notre contre-histoire offre un récit de substitution à l’aune du XXIe siècle. Si nous ne faisions pas cet effort d’Histoire commune, nous laissons la place aux récits communautaires : histoire de la France noire, de la France arabo-musulmane, de la France juive, de la France des femmes, de la France des ouvriers… A chaque communauté, sa propre histoire.
Notre avenir est celui de sociétés en relation. C’est pour en prendre conscience que nous devons enseigner une histoire qui ne soit pas celle de la racine unique mais du rappel des généalogies communes. Une histoire-relation qui apprenne à nos enfants qu’ils descendent tous d’une même humanité, qu’ils sont une même humanité.
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
Directrice du laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise