Fin 2018, Marc-André Éthier, David Lefrançois, Alexandre Joly-Lavoie ont dirigé la publication d’un ouvrage collectif de 532 pages aux Presses de l’Université de Laval avec l’ambition de nous permettre de penser et enseigner l’histoire en lien avec le cinéma, les romans, les jeux vidéos, les musées et le monde numérique. Son titre fait objet déjà de manifeste : « Mondes Profanes. Enseignement, fiction et histoire. Devant ce vaste programme, notre chronique s’attache plus particulièrement à la partie consacrée aux jeux vidéo historiques (JVH).
Présentation de l’ouvrage et de la démarche
Cependant, avant de nous attacher plus particulièrement aux chapitres consacrés aux jeux, arrêtons-nous à la présentation de l’ouvrage et à l’avant-propos des trois éditeurs.
Dans la présentation de leur ouvrage, ces auteurs partent du constat que les bandes dessinées, chansons, films, jeux vidéos, musées, reconstitutions, romans, séries télévisées et voyages occupent de plus en plus de place dans la vie des élèves.
Ils se posent ensuite la question centrale suivante : « comment exploiter en classe ces biens, loisirs et services culturels d’histoire pour que les élèves posent de mieux en mieux certains actes mentaux que les historiennes et historiens doivent effectuer lorsqu’elles et ils adoptent leur pratique ? »
Pour répondre à cette question, les auteures et auteurs s’intéresseront tout au long de l’ouvrage à des œuvres (cinématographique, audiovisuelle, photographique, radiophonique ou télévisuelle) qui ne sont pas créées pour l’école et qui ne sont pas associées à l’histoire savante, mais qui peuvent néanmoins servir aux enseignantes et enseignants pour faire apprendre l’histoire aux élèves.
Dans leur avant-propos, Marc-André Éthier, David Lefrançois, Alexandre Joly-Lavoie souligne en premier lieu que « la recherche en histoire et en didactique tend à montrer que les discours profanes, comme le cinéma, affectent de façon durable la conscience collective, celle des élèves en particulier » (p. 1). Pour les enseignants se pose alors la question de la position à adopter envers ce phénomène dit des usages publics de l’histoire. Même si l’histoire profane est régulièrement dénigrée, on constate que « les discours profanes, savants et scolaires entretiennent des rapports étroits, fructueux et légitimes » (p.2).
En réalisant cet ouvrage, les auteur.e.s réuni.e.s poursuivent l’objectif de diffuser les résultats de la réflexion et de la recherche étrangère et québécoise dans différents champs disciplinaires (didactique de l’histoire, études vidéoludiques, etc.). L’ouvrage est d’autant plus intéressant à cet égard que ces auteur.e.s québécois.e.s se situent toujours entre deux mondes : le monde anglo-saxon et le monde francophone.
L’ouvrage est organisé autour d’une section générale théorique et quatre autres sections : art de la scène (télévision, théâtre, cinéma); jeux vidéos; littérature (roman, Bande dessinée, chanson et poésie); patrimoine (histoire matérielle et immatérielle: artéfact, lieu, musée et reconstitution).
Une autre force générale de cet ouvrage est d’offrir pour chaque partie, une introduction générale sur le thème en le reliant à l’ensemble, des recensions des écrits savants sur le thème se concluant sur des questions d’approfondissement et une courte bibliographie commentée et des études de cas de récits pratiques ou de propositions d’activité d’enseignement. L’ensemble est, à chaque fois, stimulant.
Histoire et jeux vidéos : introduction théorique
La section 3 de l’ouvrage est consacrée à l’histoire et les jeux vidéos. Dominic Arsenault et Jonathan Lessard (pp. 151-160) sont en charge de l’introduction fondée sur des éléments théoriques liés aux questions de narrativité. À cet égard, la réceptivité par la communauté historienne des jeux vidéos historiques (JHV) n’est guère différente de celle des historiens du 19e siècle à l’arrivée des romans historiques de Walter Scott ou au début du 20e siècle par le cinéma.
La spécificité des JHV réside dans le fait que les contenus historiques présents dans le jeu ne prennent sens que par la perspective de l’action du joueur ou de la joueuse (p. 151). L’action prévue à la primauté. L’histoire est ainsi « instrumentalisée au service de l’action ou de la jouabilité, et non l’inverse » (p. 151). Dominic Arsenault et Jonathan Lessard notent cependant que le Mode découverte d’Assassin’s Creed Origin rompt cependant cette primauté en « offrant une expérience où l’action est instrumentalisée au service des contenus historiques, le tout accompagné d’un péritexte (selon Genette ]1979]) » (p. 151).
Les auteurs dressent ensuite une analogie entre les couples histoire/fiction et réalité/réalité virtuelle. Ils se basent sur un ouvrage de Ryan (2001), devenu un classique des études du jeu vidéo, pensant le récit comme une forme de réalité virtuelle. En effet, le récit permet de nous immerger dans une réalité autre (Ryan, 2001, p. 89-99). C’est aussi à ce titre que les objets culturels les plus populaires jouent un rôle significatif dans la construction d’une conscience historique (Wineburg et coll., 2007). Non seulement par le contenu, mais également par le dispositif lui-même mis en oeuvre (Seixas, 1994).
Reprenant le chapitre de Simon Dor (Chap. 7 Les jeux de stratégie à thématique historique), Arsenault et Lessard soulignent également que c’est la simulation qui distingue également le jeu vidéo des autres médias et, « pour savoir ce que le jeu vidéo peut apporter, il faut comprendre la logique de simulation » (p. 158).
De son côté, Murray (1997, p. 71) identifiait quatre propriétés des environnements numériques :
ils sont procéduraux et participatoires (fondés sur des règles de manipulation et des algorithmes);
ils sont spatiaux et encyclopédiques.
Finalement, le jeu vidéo d’histoire « peut ainsi contribuer de manière significative à l’expérience, et donc à la connaissance, et même à l’enseignement de l’histoire, autant par la simulation que par la représentation… en théorie du moins » (p. 158).
Par contre, les jeux vidéos commerciaux posent un certain nombre de questions et de problèmes, dont celui de tendre à « renforcer plutôt qu’à contester, les valeurs et stéréotypes socioculturels dominants » (p. 159)
Construction de mondes virtuels, jeux de stratégie et jeux d’action/aventure
Après cette introduction théorique, trois grands types de jeu vidéo d’histoire sont présentés.
Concernant les jeux de stratégie et de simulation, Vincent Boutonnet (pp. 161-177) s’intéresse plus particulièrement à la construction de mondes virtuels et aux questions de résolution de problèmes et de compréhension de concepts historiques complexe. Il s’attache plus particulièrement à deux jeux vidéos : Civilization et Minecraft. À propos de Minecraft, il met en avant les possibilités qu’offre ce jeu en matière de collaboration, de construction de monde virtuel et des capacités de créations de monde. Ces questions sont renforcées par l’étude de cas proposée par Marijo Edmond, Sébastien Trempe et Alexandre Lanoix (pp. 178-187) de l’utilisation de Minecraft par une trentaine de classes du primaire lors du concours nommé Mission 375, organisé dans le cadre du 375e anniversaire de la création de Montréal.
Concernant les jeux de stratégie à thématique historique, Simon Dor (pp. 189-210) nous présente plus spécifiquement les séries Crusader Kings et Europa Universalis. Pour Dor, il s’agit de considérer l’expérience vécue dans le jeu sous un angle critique, une distance critique nécessaire pour disposer d’une réflexion informée sur le média vidéoludique comme sur l’époque représentée (p. 205). Il met plus particulièrement les principes du jeu de Crusader Kings qui, plutôt que de proposer aux joueurs et joueuses une incarnation d’une nation au complet, se ranger derrière le féodalisme et les relations dynastiques de l’époque des croisades. Les règles du jeu ne permettent ainsi pas au joueur ou à la joueuse de faire ce que bon lui semble, car l’armée se constitue à partir des vassaux plus et ceux-ci sont plus ou moins fiable (p. 200). Comme il l’indique, « la question avec Crusader Kings II n’est pas tant de savoir qui on incarne que ce qu’on incarne » (p. 201). Il se crée ainsi une tension pour le joueur entre ce qui est son propre intérêt dans le contexte de l’époque du jeu et les propres intérêts contemporains dans lequel le joueur ou la joueuse. Au final, comprendre le discours historique en jeux vidéo implique de comprendre l’expérience de ce média. Dor va même plus loin en précisant que « les problèmes épistémiques qu’on attribue au jeu vidéo devraient être attribuables à toute forme d’histoire, qu’elle soit vidéoludique ou écrite. La prédominance de la lisibilité par rapport à l’histoire dans un jeu vidéo est l’équivalent de la prédominance de la lisibilité sur l’histoire dans un livre » (p. 207). L’étude de cas d’Alexandre Joly-Lavoie (pp. 211-218) permet une mise en pratique des concepts présentés par Dor avec des élèves du premier cycle secondaire. En jouant à Crusader Kings, les élèves se familiarisent avec les notions de féodalités et du pouvoir de la chrétienté et travaillent les quatre concepts centraux suivants : croisade, féodalité, pouvoir et chrétienté. Le lecteur peut relever qu’il s’agit pour trois d’entre eux de concepts fondamentaux à la compréhension de la société féodale. Dans ce dispositif, les élèves jouent effectivement à Crusader Kings. Concrètement, Alexandre Joly-Lavoie organisera des séances de jeu par tranches de vingt minutes.
Jeu d’action/aventure, Assassin’s Creed est au coeur du dernier chapitre (pp.219-237) consacré aux jeux vidéo d’histoire sous les angles de l’action, du game design, de l’agentivité et du gameplay (jouabilité). Concernant le game play, Julien Bazile note qu’Assassin’s Creed « n’est signifiant qu’en relation avec les éléments du jeu à caractère historique, et ces derniers prennent en retour leur sens en relation à leur inscription dans le gameplay » (p. 222). Il y voit donc une influence réciproque. Néanmoins les éléments référentiels (historiques) sont l’équivalent d’un paratexte et sont donc secondaires par rapport au gameplay, lequel s’inscrit dans un genre vidéoludique défini soit le genre action/aventure pour Assassin’s Creed. Il entrevoit alors les procédés game design comme pouvant participer à une « poétique de l’histoire », telle que présentée par Antoine Prost (1996, p. 261)
Julien Bazile analyse les jeux vidéos comme objet éducatif sous trois angles : comme instrument de motivation; comme instrument d’illustration et comme production (inter)culturelle soit Assassin’s Creed comme le produit d’une industrie occidentale qui pose, par exemple, un regard sur un Orient fantasmé.
Si l’intérêt du jeu vidéo comme motivation est faible, l’utilisation en classe du jeu vidéo comme instrument d’illustration ne trouve son sens que dans la mesure où l’enseignant ne se contente pas de relever ou faire relever aux élèves les dissonances du jeu avec l’état de la science historique, mais de réfléchir aux raisons de l’écart. En effet,
« Examiner les raisons qui président aux choix de game design doit permettre de savoir s’il s’agit d’une tendance dans l’actualité de la discipline, d’un problème de disponibilité des sources ou d’une limitation technologique » (p. 230).
Les jeux vidéo d’histoire : pour quels apprentissages ?
Dans ces différents chapitres, l’utilisation des jeux vidéo en classe est analysée dans leur apport dans les compétences développées par les élèves. Une partie des compétences relevées ne ressortent pas forcément au développement de compétence à proprement parler historique. Boutonnet met ainsi en avant la capacité des élèves à résoudre des problèmes et un plus grand engagement des élèves en recourant à Minecraft, mais sans préciser si ces problèmes résolus sont de nature à proprement parler historique ou de problèmes liés à la réalisation du projet. Les élèves ont certes besoin d’utiliser l’histoire pour créer des maquettes historiques ou de s’imprégner de l’architecture d’une époque. Pour autant, cela ne signifie pas une question et une résolution de problème de nature historique.
Par contre, dans un article consacré à Civilization, Pagnotti & Russel (2012) indiquent à propos d’élèves du secondaire que ce jeu permettrait de mieux problématiser certains concepts historiques simulés par le jeu. De même, les élèves obtiendraient de meilleurs résultats aux tests de connaissance.
Pagnotti & Russel relèvent cependant que le plaisir de jouer l’emporte sur la capacité des élèves à critiques avec sévérité la rigueur historique du jeu.
Pour leur part, Marijo Edmond, Sébastien Trempe et Alexandre Lanoix soulignent que trop de projets technologiques motivants pour les élèves se montrent inefficaces pour développer des compétences et des connaissances disciplinaires attendues par le plan d’études (p. 183). Ils pointent l’univers trop distrayant ne permettant pas de travailler le concept choisi (habitation).
Finalement, c’est l’étude de cas d’Alexandre Joly-Lavoie et sa mise en pratique des concepts présentés par Dor avec des élèves du premier cycle secondaire qui se révèlent comme la plus intéressante sous l’angle d’apprentissages historiques attendu des plans d’étude. Non seulement, le choix du jeu se base sur des concepts fondamentaux concernant la période historique étudiée et des plans d’étude, mais c’est également la mécanique du jeu et ses règles qui permettent une mise en tension entre la logique féodale et l’univers contemporains des élèves. Le dispositif intègre donc tout à la fois les logiques vidéoludiques à l’oeuvre dans le jeu vidéo d’histoire et une compréhension historique du système féodal. Pour y parvenir, les élèves doivent effectivement jouer à Crusader Kings.
L’ouvrage : Éthier, M.-A., Lefrançois, D., Joly-Lavoie, A. (2018). Mondes profanes. Enseignement, fiction et histoire. Laval: PUL, 532 p. Lien :
https://www.pulaval.com/produit/mondes-profanes-enseignement-fiction-et-histoire
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Bibliographie :
Murray, J. H. (1997). Hamlet on the Holodeck: The Future of Narrative in Cyberspace. Cambridge : MIT Press.
Metzger, S. A. & Paxton, R. J. (2016). Gaming history : A framework for what video games teach about the past. Theory and Research in Social Education, 444(4), 532-564.
Pagnotti, J. & Russel, W. B. (2012). Using Civilization IV to engage students in world history content. The Social Studies, 103(1), 39-48.
Prost, A. (1996). Douze leçons sur l’histoire. Paris: Seuil.
Ryan, M.-L. (2001). Narrative as Virtual Reality: Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media. Baltimore : John Hopkins University Press.
Seixas, P. (1994). Confronting the moral frames of popular film: Young people respond to historical revisionism. American Journal of Education, 102(3), 262-285.
Wineburg, S. et coll. (2007). Common belief and the cultural curriculum: An intergenerational study of historical consciousness. American Educational Research Journal, 44(1), 40-76
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
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