L’écrit d’appropriation est une recommandation des nouveaux programmes de français au lycée. Comment la mettre en œuvre en classe ? Comment faire aussi de cet écrit d’appropriation d’une œuvre littéraire un travail de réappropriation d’internet ? Des lycéenn.nes de l’Iroise à Brest ont tenté de reconstituer l’identité d’un personnage de Sylvie Germain en créant les traces qu’il aurait pu laisser en ligne sur les réseaux sociaux, moteurs de recherche, sites de vente, répondeurs, plateformes de streaming… Partagé sur leur blog i-voix, le travail créatif renforce le plaisir de la lecture et l’intelligence de l’œuvre. La pratique réflexive permet même aux élèves de construire une distance critique par rapport à leurs propres usages numériques. Jusqu’à réaliser le vœu de Louise Merzeau : apprendre à « anticiper le devenir trace de sa présence en ligne » ? Ce travail présenté au récent forum Eidos 64 ouvre d’intéressantes perspectives pédagogiques à la veille du Safer internet day 2019. Et si on complétait le RGPD par une véritable pédagogie des données ?
Un personnage amnésique
« Magnus ? Qui est Magnus ? » s’interroge souvent le héros éponyme d’un roman de Sylvie Germain étudié dans cette classe de première. Il s’agit de l’histoire d’un personnage qui a perdu la mémoire des premières années de sa vie et qui découvre peu à peu des bribes de son identité perdue : une belle aventure, intime et spirituelle, en résonance avec les traumatismes de l’Histoire, de la 2nde guerre mondiale en particulier. « L’immémorial est parsemé de traces, infimes et ténues », écrit la romancière à l’ouverture de l’œuvre. Le projet de la classe se veut en cohérence avec cette question de l’identité, centrale dans le roman, comme avec le moment de sa réception par les élèves, alors même que se déploie en Europe le Règlement sur la Protection Générale des Données (RGPD)…
Un web hypermnésique
Une première séance vient précisément problématiser le travail qui va être mené. Les élèves sont invités à parcourir en binômes un diaporama interactif en ligne et à répondre par écrit à un questionnaire d’appropriation. Les documents à parcourir sont variés : le site « I know where your cat lives », le fameux « portrait de Marc L », l’infographie « Une journée de traces numériques dans la vie d’un citoyen ordinaire », un article de presse sur le scandale « Cambridge analytica », des documents en ligne sur la question de l’identité numérique, des liens vers les sites de la CNIL et du RGPD. Le questionnaire invite à proposer des définitions et à répondre à quelques questions simples.
Les traces numériques, font ainsi émerger les élèves, désignent les informations que les dispositifs numériques enregistrent sur notre activité et notre identité. Adresse IP conservée par le fournisseur d’accès internet, cookies envoyés par les serveurs, historique de navigation, moteurs de recherche, réseaux sociaux, sites de commerce en ligne, téléphones mobiles, cartes à puce, titres de transport … recueillent ainsi des données sur nos parcours, nos connexions, nos requêtes, nos goûts, nos achats, nos relations sociales, nos coordonnées … Regroupées et traitées, ces données peuvent servir à nous profiler et nous cibler à des fins commerciales (marketing), politiques (propagande), policières (enquêtes), professionnelles (recrutement) …
Des élèves lecteurs-créateurs
La mission peut alors être lancée : et si nous confrontions à l’hypermnésie du web notre héros en partie amnésique ? et si nous aidions le personnage Magnus à reconstituer son identité, pour le moins numérique, à partir de son activité internet, de ses connexions et de ses messages ? Et si on traçait numériquement le héros Magnus pour mieux le connaitre ?
Les propositions de traces du héros à reconstituer sont collectivement rassemblées : publications sur Snapchat, Instagram, Twitter, Facebook …, échanges SMS avec différents personnages, messages audio enregistrés qu’il aurait pu laisser sur des répondeurs, gifs animés envoyés sur WhatsApp, recherches effectuées sur Google ou d’autres moteurs de recherches, achats culturels (livres, disques, DVD sur Amazon, Fnac, Dialogues …) effectués par le personnage, petites annonces en ligne (sites de rencontres, vente ou achat d’objets, location de maison ou d’appartements), morceaux de musique écoutés par le personnage sur un site ou une appli de streaming musical comme Deezer, Spotify ou iTunes, vidéos regardées sur YouTube (clips musicaux, extraits ou bandes-annonces de films, émissions TV, vidéos de Youtubers), captures vidéos sur smartphones partagées via MMS, sur une chaîne YouTube, dans une story Instagram … D’autres idées émergeront chez les élèves durant la phase de travail pour enrichir ces premières propositions.
Les élèves publient leurs productions sur le blog de la classe. Ils ont pour consigne de géolocaliser chaque trace du héros et de la situer avec précision dans le roman. Les créations se trouvent ainsi valorisées. Chacun enrichit son regard sur l’œuvre par le regard des autres élèves. Chacun approfondit sa connaissance du roman au-delà de ses productions personnelles et des quelques extraits parallèlement étudiés en classe. Le travail fournit des exemples originaux d’écrits d’appropriation tels que les recommandent les futurs programmes de français au lycée. Dans ces pratiques transformatives que goutent particulièrement nos élèves, dans ce passage du livre papier à la textualité numérique, ce qui est à l’œuvre, c’est une pédagogie de la littérature par immersion. L’identification du lecteur au héros est ici valorisée : loin d’être paresseuse, elle est active et créative, elle est garante du plaisir de la lecture, elle est promesse de sens. « L’empathie fictionnelle » (Véronique Larrivé, Du bon usage du bovarysme dans la classe de français), cela se travaille !
Des élèves chercheurs-penseurs
Au terme de ce travail créatif de lecture-écriture-publication, les lycéen.nes ont mené une séance de réflexion. Les productions ont été rassemblées sur une carte numérique uMap pour mieux géolocaliser les traces et rendre plus lisible le parcours du personnage. Un nouveau diaporama interactif en ligne est aussi proposé, sur lequel les élèves travaillent en binômes.
Que nous enseignent les traces numériques de Magnus sur le personnage lui-même, son parcours, son identité, sa quête ? Le diaporama rassemble certaines productions d’élèves, sélectionnées et organisées de façon à ce que les élèves éclairent les lignes de force de la quête du héros : ils établissent le schéma actantiel pour mettre à jour les différents éléments qui entrent en jeu. Puis ils en dressent collectivement le bilan. Magnus, expliquent-ils, n’a pas retrouvé complètement ses origines, mais au terme de son parcours initiatique, il est délivré des tourments qui hantaient sa « crypte » intérieure, il est apaisé et réconcilié parce qu’il n’a plus besoin de rechercher ses origines, il comprend que l’identité ne peut se construire qu’en se défaisant. Le roman de Sylvie Germain enseigne l’allègement : il faut se souvenir pour se délester des souvenirs qui pèsent, l’identité n’est pas à chercher dans une vaine recherche du passé, irrattrapable, plutôt dans un projet, qui ouvre la possibilité d’un devenir.
Que nous enseignent les traces numériques de Magnus sur la mémoire du web en général ? Peut-on se libérer des data centers comme Magnus se délivre de sa crypte intérieure ? Dans le diaporama-support ont été inclus des documents complémentaires : textes, interview vidéo, conférence vidéo de Louise Merzeau, universitaire spécialiste des questions de mémoire numérique, de traçabilité et d’éditorialisation. Et les élèves tirent tout à la fois de leur expérience personnelle, de leur expérimentation créative du roman et des propos de l’universitaire un certain nombre d’idées fortes. Morceaux choisis… « Contrairement à Magnus, qui a perdu la mémoire, notre société a perdu l’oubli, retenant tout de chacun, ses erreurs comme ses détails, et désacralisant la mémoire elle-même » (Brieuc et Enora). « Selon Louise Merzeau, « la réappropriation va consister à transformer cette logique du stockage en écriture mémorielle ». Ainsi, les fragments de souvenirs éparpillés qui reviennent fugacement à Magnus permettent de reconstruire sa mémoire dans un ordre logique et chronologique » (Lisa et Mona). « Les traces que nous laissons peuvent très facilement être retrouvées par autrui, ce qui nous en dépossède et, comme le souligne Louise Merzeau, le danger est qu’elles peuvent êtres alors réutilisées et décontextualisées. C’est la raison pour laquelle c’est à nous de nous les réapproprier, en mettant en place une mémoire numérique sur laquelle nous avons le contrôle. Il ne faut pas tomber dans les extrêmes et vouloir tout supprimer, mais inscrire nos traces dans le temps pour qu’elles se transforment non plus en « traces déposées » mais en « traces récoltées » (Adèle et Suzon).
On perçoit combien le travail mené construit de la vigilance. Il aide les élèves à prendre conscience des traces qu’ils déposent en ligne, à saisir la nécessité de faire attention à ce qu’on y laisse et qu’on y dit de soi. On perçoit aussi combien le travail construit de l’intelligence. La voie proposée tout à la fois par le roman et Louise Merzeau et les élèves, ce n’est pas le refus des traces, qui, sur le plan psychologique, signifie censure, refoulement, amnésie, et qui, sur le plan numérique implique censure, filtrage, déconnexion. Le chemin proposé, c’est celui des traces réfléchies, assumées, construites, détournées, déjouées, éditorialisées, celles qui sont susceptibles de faire de la mémoire non un poids mais un projet.
Vers des réconciliations ?
Tout à la fois s’approprier une œuvre et se réapproprier le web ? Et si on tentait des réconciliations, là même où on tend à ériger des oppositions ?
Réconcilier d’abord les pratiques créatives et la démarche réflexive : l’appropriation créative des œuvres reste encore trop peu usitée en français, elle est encore plus légitime et féconde quand elle débouche comme ici sur des analyses par les élèves de leurs propres productions.
Réconcilier aussi la culture du livre et la culture numérique : le numérique peut nous aider à mieux appréhender la littérature ; la littérature peut nous aider à mieux comprendre le numérique, en particulier quand on envisage celui-ci en terme de culture plus que d’outil, quand on l’appréhende comme une nouvelle aventure de l’écriture et de l’identité.
Réconcilier encore les pratiques scolaires et extrascolaires : intégrer à sa pédagogie les pratiques numériques informelles des élèves (ici smartphones, SMS, réseaux sociaux …), c’est relier l’Ecole à leur « vraie vie », c’est prendre les élèves en considération, c’est leur apprendre des usages plus divers, plus inventifs, plus libres, des outils qui les assignent parfois à résidence.
Réconcilier enfin la loi et la pédagogie ? Dans les établissements scolaires se déploie actuellement le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) qui veut accroître la protection des personnes et la responsabilisation des acteurs. Le travail des lycéen.nes i-voix montre combien il est aussi possible et nécessaire de favoriser des démarches d’apprentissage actif sur la question des traces et de l’identité numériques. D’un côté la verticalité des injonctions institutionnelles, avec leur possible pouvoir d’« empêchement » ? De l’autre les saveurs de la pédagogie de projet, avec leur pouvoir certain d’« empowerment » ? Et si on enseignait vraiment à chaque élève cette compétence essentielle : « anticiper le devenir trace de sa présence en ligne » (Louise Merzeau) ? Et si l’Ecole apprenait à forger librement et lucidement son chemin sur internet, à en devenir pleinement citoyen, éclairé et critique ?
Jean-Michel Le Baut
Documents-supports de la présentation à Eidos 64
Vers une identité positive à l’ère du numérique (RECIT)