Pourquoi est-il urgent que le monde enseignant s’empare de la question de l’information ? Parce que les jeunes qu’ils ont en charge d’instruire et d’éduquer ont besoin de « nouveaux médiateurs ». Et ce ne sont pas seulement ceux dont ce devrait être prioritairement la charge – les professeurs documentalistes – mais bien l’ensemble des enseignants qui ont le devoir de s’interroger sur leur rapport à l’information et donc au savoir et à la connaissance. L’expérience montre, malheureusement, que si l’on cantonne un objet d’apprentissage à un groupe spécifique d’enseignants, les autres membres de l’équipe s’en éloignent voire y deviennent indifférents : c’est l’un des effets très négatif de la conception du métier d’enseignant par rapport aux contenus disciplinaires. Au-delà de la question habituelle de l’EMI et de la littératie, il s’agit ici de questionner un point souvent négligé et qui est important, celui qui concerne les « inter-médiaires » : ce sont bien sûr les personnes, professionnelles ou non, ce sont aussi les actions de médiations menées par ces personnes.
Le chemin de l’information
L’information est d’abord fabriquée. Nous la définissons ici comme « un fait transformé en signe (signal) puis diffusé ». Elle peut l’être par des humains mais elle peut aussi désormais l’être par des machines. Ensuite l’information circule dans des systèmes en réseaux, numériques ou non. De plus l’information est transformée là encore par des humains ou par des machines. Enfin cette information est reçue, perçue au travers de supports divers et variés dont la forme (le dispositif et l’artefact diraient les spécialistes) est aussi importante que le fond dans de nombreux cas. La difficulté principale est bien sûr celle de la fiabilité de l’information qui après ces médiations humaines ou techniques est mise en question.
On peut commencer par réduire cette question en proposant à chacun de s’interroger sur le chemin qui est parcouru entre le fait initial et l’information perçue. La cartographie de la circulation de l’information est une activité qui serait particulièrement intéressante pour permettre à des élèves, des étudiants de comprendre la manière dont l’information se transforme et circule avant d’arriver au contact du « récepteur ». Il peut aussi être intéressant et peut-être nécessaire d’amener le récepteur à s’interroger sur sa situation face à l’information, autrement dit son « contexte de réception ». Ainsi dans la chaîne qui va du fait à sa perception il est possible de mettre à jour les intermédiaires, leurs actions, leurs intentions. Mais cette possibilité s’amoindrit au fil du temps et des technologies comme on peut le comprendre à la lecture des articles de presse récents sur ce nouveau phénomène appelé « deepfake » qui vient à la suite de nombreuses mises en question d’informations dont les transformations sont devenues de plus en plus sophistiquées et parfois indétectables.
Médiation humaine
Nous avons souvent, enfants, joué à faire passer dans un groupe une information de bouche à oreille pour mesurer le taux de déformation entre l’information initiale et celle perçue par le ou la dernière participant(e). Quasi systématiquement la transformation était importante et pouvait aller jusqu’à altérer le sens global du message. Imaginons maintenant ce qui se passe lorsque je lis un journal papier, lorsque je vais sur le fil d’info d’un site de média en ligne, si je regarde une chaîne d’information en continue, lorsque je me connecte au réseau social numérique préféré et lit le fil d’actualité qui m’est imposé etc. Dans tous les cas, nous avons des médiations multiples qui ont opéré et qui m’amènent à percevoir un produit fini dont le chemin peut avoir été très compliqué en rapport au fait qu’il rapporte.
Dans la salle de classe, compte tenu des programmes officiels et des supports utilisés par les enseignants, quelle est la relation de l’enfant à l’information ? Dans la plupart des cas, celle fournie par l’enseignant s’impose. Mais elle s’impose accompagnée de la médiation humaine qu’apporte justement l’enseignant pour « situer le document ». Cette situation du document s’accompagne alors du processus de contextualisation didactique, c’est à dire que l’enseignant amène à l’élève un ensemble d’éléments complémentaires pour lui permettre de « profiter de l’information » et surtout de la transformer en connaissance. Les neurosciences nous indiquent à ce propos que la perception d’une information se traduit par des mécanismes complexes (dont l’analogie) qui vont permettre au sujet d’insérer l’information au sein de son propre système de connaissances.
Un processus de médiations multiples
Interroger l’ensemble des médiations qui interviennent dans la chaine de circulation de l’information est un travail très difficile et rarement à la portée de chacun. La première médiation est celle de la donnée initiale (on peut parler aussi de fait, de situation) : est-elle pré-existante ? est-elle provoquée ? est-elle construite ? Quand la donnée, ou encore le fait, est traduit en signal, en signe, il a subi une première médiation, celle de l’opérateur qui effectue ce premier pas. La simple analyse de ce moment clé est déjà fort instructive. C’est la question du témoignage posée par ailleurs : comment est construite l’information au départ ? S’ensuit une plus ou moins longue chaîne qui va faire subir des transformations au signal initial. Ainsi la rédaction en chef d’un média va-t-elle pouvoir imposer des modifications au premier jet de l’information en la hiérarchisant, et la réécrivant parfois en lien avec une ligne éditoriale (des choix humains). C’est alors que s’impose la technique de diffusion qui peut imposer des formatages adaptés : raccourcir, transformer un titre, ajouter ou pas une image etc… C’est en bout de chaîne que se pose la question du récepteur : à partir de quels moyens va-t-il accéder à l’information ? Les transformations récentes sont liées principalement à la mise en réseau autorisant chacun de nous à être diffuseur d’information. Les réseaux sociaux numériques sont la traduction concrète, massive et aisée de ce potentiel : nous ne sommes plus uniquement des récepteurs et chacun de nous peut accéder à une diffusion qui peut être massive (cf le phénomène des youtubeurs).
Les récents mouvements sociaux et politiques, du printemps arabe aux gilets jaunes, illustrent les dernières évolutions. Mais désormais il faut aborder cela en analysant la complémentarité des médiations : chaque chemin de l’information est à articuler avec les autres : je regarde le fil d’info en même temps sur le réseau social numérique et sur la chaine d’info en continu par exemple. Multiplication des chemins et donc multiplication des médiations. L’information perçue n’est pas un produit fini, c’est la fin d’un processus de médiations multiples. C’est à partir de là que l’on peut interroger le travail à faire en éducation : enrichir le produit avec le processus. Cela permet de faire apparaître les différentes médiations en action.
Et l’éducateur ?
C’est à partir de là que l’on va pouvoir poser l’autre question centrale dans la salle de classe : quelle forme de médiation peut exercer l’enseignant ? La mise en cause de l’autorité des médiateurs et des médiations est aisément observable au travers des théories du complot, mais plus couramment dans les échanges verbaux du quotidien. Il devient indispensable que la communauté enseignante s’empare plus largement de la relation médiation autorité. L’information n’est pas uniquement un objet d’observation et d’analyse critique. Elle est désormais dans le quotidien de chacun « un compagnon de connaissances », vraies ou fausses, connaissances et parfois croyances.
Le développement de technologies qui agissent invisiblement sur l’information (robot d’écriture par exemple) rendent de plus difficiles la perception et l’analyse de ces médiations. La complexification des circulations de l’information (l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours…) est à la source de nouvelles difficultés dans la transmission des savoirs. On peut certes se contenter d’étudier l’objet fini, l’information perçue, au risque de créer de nouvelles fractures dans la société… entre ceux qui se contentent de l’information reçue et ceux qui ont la possibilité d’en interroger le processus de construction/diffusion. Mais on ne peut se revendiquer éducateur si l’on n’accepte pas de prendre en compte ces transformations pour permettre aux jeunes de ne pas s’aliéner, se soumettre au diktat du seul message reçu.
Bruno Devauchelle