Comment enseigner le français à des adolescents qui ne sont jamais allés à l’Ecole, qui sont éloignés de l’écrit, qui découvrent un nouveau pays et une nouvelle langue ? C’est la mission de Sandrine Baud, professeure de lettres au collège Saint-Pol-Roux à Brest, chargée de l’UPE2A-NSA, c’est-à-dire d’accueillir mineurs isolés venus d’Afrique ou d’Afghanistan, enfants syriens dont les familles ont obtenu le droit d’asile, adolescents roms en situation précaire. Ces parcours lancent des défis pédagogiques que relève au quotidien l’enseignante, les amenant par exemple à échanger avec d’autres collégiens, interagir via les réseaux sociaux, participer à un concours de slam … Le beau témoignage de Sandrine Baud montre combien enseigner constitue une aventure et un décentrement. Il résonne très fort au moment où, suite à un nouveau rapport, le Défenseur des droits appelle à lutter contre les discriminations éducatives que subissent aussi ces enfants et à fortifier la formation des enseignant.es.
L’Education nationale aime les sigles : pouvez-vous expliquer ce que recouvre le sigle UPE2A-NSA ?
« Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants non scolarisés antérieurement. » C’est un peu compliqué, mais je crois que derrière se cache le besoin d’oublier le mot « classe » : ce n’est pas une structure fermée mais un dispositif qui permet d’organiser la scolarité des élèves.
Comment, professeure de lettres, êtes-vous devenue professeure de Français Langue Seconde en UPE2A-NSA ?
J’ai appris mon métier d’enseignante de lettres en Guyane. C’est une région d’une richesse et d’une diversité culturelle inégalées ! Je me souviens d’une classe de 5ème de 24 élèves, à Kourou, dans laquelle j’avais recensé 16 langues familiales : plusieurs langues amérindiennes, et bushinengué, plusieurs créoles (de Guyane, des Antilles, d’Haïti), langues d’Amérique latine (anglais du Guyana, brésilien, péruvien), langues de travailleurs installés pour quelques années (italien, russe) … De facto, beaucoup étaient en situation de FLS : pour eux le français était une langue seconde. J’avais des élèves brillants, mais aussi des élèves en grande difficulté et la façon dont j’avais appris à enseigner ne répondait pas à leurs besoins. Je me suis donc intéressée à la didactique du FLS, qui m’a donné des pistes pour aider et faire progresser mes élèves. Et moi aussi j’ai progressé : les approches ouvertes par la didactique du FLS et la didactique des langues ont considérablement enrichi mes pratiques de professeure de lettres, et m’ont permis de donner du sens à mon travail.
Quelles leçons pédagogiques avez-vous tirées de ce travail avec vos élèves de Guyane ?
Quelques exemples : toujours se poser la question des prérequis que requiert l’activité proposée, et vérifier que les élèves maîtrisent ces prérequis ou leur donner les moyens de les acquérir, s’appuyer sur des supports ou des situations de communication authentiques, développer spécifiquement les compétences de compréhension orale et de production orale, en continu ou en interaction, mettre l’accent sur les régularités de la langue, systématiser en alliant l’oral et l’écrit, penser une organisation de la classe qui favorise la communication et la coopération, penser la place de l’erreur, développer les réflexions interculturelles et interlinguistiques…
Quels sont les parcours des élèves que vous accueillez actuellement dans votre collège du Finistère ?
Parmi les élèves accueillis depuis trois ans se dessinent trois grands profils. La majorité sont des mineurs isolés (qu’on appelle maintenant MNA, mineurs non accompagnés). Ce sont des garçons, parfois très jeunes (11ans !) qui arrivent essentiellement d’Afrique (Mali, Cote d’Ivoire, Guinée, RDC, Burkina-Faso) ou d’Afghanistan. Ils ont souvent vécu un voyage long et traumatique, portent les traces physiques de souffrances passées mais sont aussi en souffrance psychologique. Ils sont loin de leurs familles, éloignés de leur culture, plongés dans un univers qui ne correspond certainement pas à celui qu’ils s’imaginaient (aucun d’entre eux n’a dû rêver le mois de décembre à Brest !), et beaucoup ne sont pas encore dans un présent qui permette la réassurance nécessaire à leur construction dans ce monde nouveau et aux apprentissages : ils attendent une décision du juge confirmant leur minorité et leur prise en charge, restent des mois à l’hôtel, sont dans des démarches administratives compliquées…
Je m’occupe aussi d’enfants syriens dont les familles sont accueillies dans le cadre du droit d’asile. Eux sont en famille, ils viennent d’arriver sur Brest, mais ce sont des familles qui ont quitté la Syrie en 2011 ou 2012, et qui ont passé 6 ou 7 ans en Turquie ou au Liban, où les enfants n’ont pas pu être scolarisés, ou très peu.
Par ailleurs, nous accueillons aussi tous les ans des adolescents roms qui sont francophones et ont quasiment toujours vécu en France, mais dont les familles sont en situation très précaire, éloignées de l’école, et qui commencent leur scolarité à l’âge de 11, 12 voire 13 ans.
Comment s’organise la scolarisation de ces élèves au collège ?
Les élèves sont tous inscrits dans une classe suivant leur âge. Il ne sert à rien de les mettre dans un niveau inférieur : ils ne sont pas plus près scolairement des acquis de 4ème que de 3ème, par exemple, et sont souvent plus mûrs que d’autres adolescents du même âge. Ils suivent un maximum de cours avec leur classe (nous veillons à ce qu’ils suivent toujours l’horaire complet d’une discipline à partir du moment où ils vont dans ce cours), mais la quittent au moins 12 heures par semaine pour suivre avec moi des cours de FLS et de mathématiques.
Nous avons aussi la chance d’avoir au collège des volontaires engagés en service civique qui font aussi de l’accompagnement et les aident à ranger leurs affaires à faire les devoirs et à faire du lien entre les cours de FLS et les autres disciplines.
Ils ne sont pas inscrits au Diplôme National du Brevet ni au Certificat de Formation Générale, mais ils peuvent passer le DELF scolaire (diplôme d’étude en langue française).
Quelles sont les difficultés spécifiques de ces élèves « non scolarisés antérieurement » ?
Elles sont multiples et diverses ! Je dirais que la première est leur situation présente. Tant qu’on n’est pas certain de sa situation, de sa prise en charge, de son logement, il est difficile d’être mobilisé pour les apprentissages. Ensuite ils ne connaissent pas le monde de l’école, ou en ont des représentations parfois très éloignées de ce qu’on peut vivre dans un collège en France. Il faut comprendre que lorsque le professeur s’adresse au groupe, il me parle à moi aussi, mais aussi que le professeur peut attendre des élèves qu’ils fassent des choix eux-mêmes, travaillent en autonomie voire prennent des initiatives… Certains sont très éloignés de l’écrit, voire du geste graphique, qui n’est pas toujours facile à acquérir lorsqu’on ne l’a pas travaillé petit. On ne mesure pas toujours, dans le second degré, tout ce que nos élèves ont acquis à l’école, et qui nous semble aller de soi pour nos élèves : lecture d’un tableau à double entrée, sens d’un cahier, utilisation d’une règle, conventions scolaires, repères dans un manuels, sélection des informations…
Quelles activités pédagogiques mettez-vous en œuvre pour les aider à s’approprier les compétences et les savoirs scolaires ?
Je commence toujours par créer un vécu commun qui nous serve de base sur laquelle appuyer les apprentissages. Mes élèves ont tous des histoires, des cultures, des représentations très différentes. C’est pour cela que nous faisons beaucoup de projets et de sorties. Lors de ces sorties, je prends des photos, qui nous servent en classe pour mettre en mots ce que nous avons vu ou fait. Nous créons ainsi des références communes à partir desquelles nous produisons des phrases, d’abord à l’oral. Nous utilisons ensuite ces phrases pour travailler la lecture, puis l’écriture.
Nous avons beaucoup d’activités ritualisées, comme dans le premier degré, et j’essaye de mettre en place des repères. Je commence souvent par des repères dans l’espace (à partir des pays de chacun, donc de la carte, du chemin, du plan) et dans le temps (rotation de la Terre, saisons, calendrier, frises chronologiques, organisation de l’année, utilisation de l’agenda…).
Certaines activités que vous mettez en place amènent les élèves à entrer en interaction avec le monde extérieur : comment par exemple utilisez-vous les réseaux sociaux ?
Nous avons un compte Twitter sur lequel nous publions nos productions écrites. Il s’agit d’un bon moyen de motiver l’écriture. Les textes sont écrits en autonomie si c’est possible, avec des mots étiquettes voire en dictée à l’adulte si nécessaire, suivant le niveau de l’élève. Ils sont d’abords écrits dans le cahier, puis recopiés au propre, enfin tapé, ce qui permet de fixer les formes écrites. C’est un bon moyen de développer des compétences informatiques de bases (le clavier) et d’EMI (qu’est-ce qu’un réseau social ? qu’est-ce qu’on choisit de publier et de ne pas publier ?). Les élèves ont aussi envie de lire les productions des autres ou les réponses éventuelles, c’est donc un bon moteur pour la lecture. C’est une activité qui nous prend énormément de temps, mais très gratifiante : quel plaisir de voir notre production gratifiée d’un ou plusieurs cœurs ! En début d’année les élèves ont écrit des petites présentations : ils ont été extrêmement touchés de voir leurs tweets aimés, voire de lire des réponses leur souhaitant la bienvenue et bon courage pour leurs études.
Vous avez aussi orchestré des échanges entre vos élèves et des 4èmes du collège Alain de Crozon : comment avez-vous mené ce travail ? quels profits en ont tirés les élèves des deux établissements ?
C’était un superbe projet interculturel ! Dans le cadre du festival Longueur d’Ondes nous avons rencontré deux réalisateurs de RFI, Rafaël Cousseau et Nicole Nazem, qui sont venus faire un atelier au collège. Nous avons enregistré, en binôme, des mini interviews dans lesquels chacun devait s’exprimer sur « quelque chose qui m’étonne en France. » Les questions étaient variées : pourquoi en France les bébés dorment tout seul dans leur chambre ? pourquoi les amoureux ne se marient pas ? pourquoi les enfants ne travaillent pas ?… Nous avons envoyé les enregistrements à une classe de 4ème du collège Alain, à Crozon, dont les élèves se sont trouvés propulsés experts de leur propre culture… Ils ont dû réfléchir à ces états de faits de la société française, faire des recherches et proposer des explications, qu’ils ont à leur tour enregistrées. C’était extrêmement difficile, et ils ont fait un travail formidable. Nous avons reçu et écouté ces réponses, nous en avons débattu entre nous, puis, au mois de juin, nous avons organisé une journée de rencontre au collège de Crozon. Nous avons fait connaissance, par petits groupes, en débattant à nouveau des questions posées et des réponses apportées, puis nous avons pique-niqué, joué au foot sur la plage, visité les ruines du manoir de Saint-Pol-Roux… Une très belle journée de rencontre.
Par-delà les enjeux pédagogiques, le travail que vous menez en UPE2A-NSA a des enjeux humains et citoyens particulièrement forts : comment faites-vous pour les prendre en considération sans vous laisser déborder ?
Les enjeux sont forts, en effet, et les situations des élèves parfois très difficiles. L’investissement professionnel est conséquent, mais aussi l’investissement affectif… Pour ne pas se laisser déborder la seule solution, à mon sens, est de travailler en équipe. La collaboration avec toute l’équipe pédagogique, en particulier avec la professeure -documentaliste, avec mes collègues qui accueillent les élèves en inclusion, avec la CPE, mais aussi l’infirmière, l’assistante sociale, et la direction est essentielle.
De manière générale, qu’avez-vous appris de votre expérience d’enseignante en UPE2A-NSA ?
Je suis en train d’apprendre ! Je me considère comme débutante dans cette nouvelle facette du métier d’enseignante. Ce qui me surprend toujours, c’est la rencontre interculturelle, et de mesurer à quel point tout ce qui nous semble naturel et allant de soi peut sembler étranger à qui n’a pas notre vécu. Cela me force à porter un regard réflexif sur notre langue et sur notre fonctionnement, dans une école où j’avais parfois tendance à reproduire des schémas qu’on m’avait transmis sans forcément m’interroger sur leur sens.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site du collège Saint-Pol-Roux à Brest
Les échanges audio avec les élèves du collège Alain à Crozon
Le compte Twitter de la classe accueil
Le prix de l’émotion au festival Claque Ton Slam
Visite du collège guidée par les élèves via le robot Nao
Le journal de la classe
L’appel du Défenseur des droits