Le 27 novembre 2018 dernier, à l’Université de Genève, l’Équipe de didactique de l’histoire et de la citoyenneté consacrait sa journée d’étude à un bilan critique, 10 ans après sa publication, de l’ouvrage de Jean-Pierre Astolfi «La Saveur des savoirs». Il s’agissait, sous la forme d’un bilan critique, d’en dégager son actualité et sa pertinence pour la didactique de l’histoire. Les interventions de Bénédicte Girault (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines/ École supérieure du professorat et de l’éducation de Versailles) et Sabrina Moisan (Université de Sherbrooke) ont aussi été l’occasion d’un dialogue didactique entre les conceptions française et nord-américaine. Ces interventions apportent un éclairage complémentaire et salutaire à la réforme en consultation des programmes d’histoire au Lycée, dans lesquels les démarches intellectuelles propres à notre discipline sont absentes.
Il y a 10 ans, Jean-Pierre Astolfi (1943-2009) publiait La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, un ouvrage de référence pour les didactiques disciplinaires. Il proposait une synthèse des connaissances en la matière et revendiquait l’importance d’une centration sur les savoirs. À travers les modes de pensée et les regards spécifiques sur le monde de chaque discipline scolaire, son projet consistait à favoriser un apprentissage par les élèves de savoirs savoureux, mais aussi rigoureux, et en fin de compte émancipateurs.
Dix ans après, la journée de l’Université de Genève interrogeait les différents intervenants en leur demandant dans quelle mesure la didactique de l’histoire s’était emparée des propositions de cet ouvrage pour dépasser la fausse alternative entre les enjeux relatifs aux contenus de l’histoire à enseigner et ceux qui concernent les modalités de leur appropriation possible par les élèves.
Dans son intervention « La place des gestes de l’historien dans la saveur des savoirs », Bénédicte Girault (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines/ École supérieure du professorat et de l’éducation de Versailles) a replacé l’évolution des questions didactiques en histoire et en France entre 2008 et 2018. Elle est repartie du constat posé en en 2008 par Nicole Lautier et Nicole Allieu-Mary dans la Revue française de pédagogie, constat posé d’entrée de cause et plutôt sombre au sujet de la didactique de l’histoire :
« La didactique de l’histoire n’a jamais été un domaine scientifique très structuré en France. Elle s’est constituée et continue de produire des travaux de recherche dans l’indifférence, si ce n’est le mépris des historiens » (1).
Depuis 2008, la situation n’a pas évolué significativement malgré les travaux significatifs de Didier Cariou en 2003 sur l’écriture de l’histoire ou de Sylvain Doussot en 2009 sur la problématisation (2).
Concernant l’année 2008, celle-ci est également marquée par une réforme des programmes d’histoire (« expliquer en histoire-géographie ») et de la formation (masterisation). Par ailleurs, les premières menaces de disparitions concernant l’INRP se font jour et aboutiront à sa disparition en 2010.
Bénédicte Girault note cependant que quelques historiens français, principalement en histoire médiévale, proposent d’éclairer, de développer la méthode historique utilisée dans leurs travaux. Il en est ainsi de Jacques Dalarun avec la publication en 2007 de Vers une résolution de la question franciscaine. La Légende ombrienne de Thomas de Celano (Paris: Fayard) dans lequel il propose trois scénarios d’analyse du sens de ce texte, de Didier Lett (https://www.cairn.info/publications-de-Lett-Didier–1431.htm) en 2008 avec Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale (Paris: PUF) dans lequel il propose une leçon de méthode «montrant concrètement et rigoureusement l’utilisation bénéfique que l’historien peut faire des grilles de lecture fournies par la sociologie et l’anthropologie» (3) ou de Joseph Morsel, en 2009, avec La noblesse contre la ville ? : comment faire l’histoire des rapports entre nobles et citadins (en Franconie, vers 1500) ? (mémoire inédit d’habilitation) qui présente son corpus sous l’angle de sa constitution, de sa transmission et de son usage et offre ainsi une leçon de méthode historique (4).
Bénédicte Girault signale également les travaux de Patrick Boucheron et plus particulièrement Léonard et Machiavel (2008) et Le Monde au XVe siècle (dir, 2009) et ceux d’Etienne Anheim (http://crh.ehess.fr/index.php?5156) : « La lumière des étoiles lointaines. Réflexivité et science de l’homme au XXIe siècle », Quel avenir pour les sciences humaines et sociales au XXIe siècle ? Congrès des Maisons des Sciences de l’Homme, Caen, 6-7 décembre 2012, Réseau des MSH, 2015, p. 75-82.
D’une manière générale, ces travaux font entrer l’histoire scientifique dans l’ère de la réflexivité, appellent à un changement de posture et refusent un discours unifié et surplombant de la part de l’historien.
Cependant, on assiste depuis 2015 en France à une offensive de l’histoire identitaire portée par des personnes telles que Jean Sévillia, Dimitri Casalli ou Michel De Jaeghere auquel s’oppose un auteur comme Etienne Anheim :
« En greffant leur vision idéologique sur un imaginaire hérité de l’histoire populaire d’André Castelot et d’Alain Decaux, ces ouvrages participent d’une révolution culturelle dans laquelle « l’histoire », c’est-à-dire une vision manichéenne du passé, tient une place essentielle. Cette histoire, ce n’est pas la nôtre ; elle en est même le contraire.
Pour le chercheur comme pour l’élève, l’histoire doit être un problème intellectuel stimulant, non une solution rassurante pour distinguer le bien du mal. Raoul Girardet, Pierre Chaunu ou Philippe Ariès, de vrais hommes de droite et de vrais historiens, l’avaient compris, aussi bien que Jean-Pierre Vernant, Jacques Le Goff ou Marc Bloch » (5).
Depuis, Patrick Boucheron a été l’initiateur de deux initiatives intéressantes. Avec son ouvrage collectif « Une histoire mondiale de la France », Boucheron propose un récit polyphonique, met en scène le travail de l’historien et offre à son lecteur un répertoire lui permettant d’étudier les gestes de l’historien. Certains de ces textes sont même accessibles pour les élèves. Dans « Quand l’histoire fait dates » (2018), Boucheron nous propose d’observer les variations des périodisations.
En dernier lieu, Bénédicte Girault nous propose d’observer un très intéressant travail de la bande-dessinée Philippe Auguste (Scénario : Mathieu Gabella. Dessin : Michael Malatini ) et de la présentation du récit de la bataille de Bouvines (1214) par le clerc Guillaume Le Breton. Cette BD prend appui sur les travaux de Dominique Barthélémy et offre en image une critique de la source de ce récit par l’entremise de Philippe Auguste lui-même. Il est à noter que le conseiller historique de cette BD n’est autre qu’Etienne Anheim lequel est associé à Valérie Theis.
Bénédicte Girault a terminé son intervention avec quelques lignes de fuite en rapport avec «La Saveur des savoirs»
– existe-t-il un autre récit, intégrant une polyphonie, qui pourrait s’opposer au récit de l’histoire identitaire (univoque) ?
– la prise de risque, par rapport à cette histoire identitaire, représentée par la « Saveur des savoirs ».
Pour sa part avec son intervention Conceptions de la pensée historienne dans l’espace nord-américain, Sabrina Moisan a apporté un éclairage nord-américain sur la didactique et l’enseignement de l’histoire. D’entrée, Sabrina Moisan indique que, dans l’espace nord-américain, on ne trouve pas de référence à Jean-Pierre Astolfi. Dans les trois espaces que sont les États-Unis, le Canada et le Québec et concernant la pensée historienne, l’influence est celle du modèle britannique (School History Project). Dans leurs travaux, les auteurs britanniques s’attachent à comprendre la nature de la discipline historique (Historical Understanding). L’accent est porté sur le travail sur les sources historiques pour appuyer ses affirmations. Le mode d’explication en histoire est fondé sur l’analyse causale.
Dans sa présentation, Sabrina Moison s’est premièrement centrée sur les principales réflexions concernant le concept de pensée historienne.
En premier lieu, la pensée historienne est une pensée « contre-nature », c’est-à-dire quelle va à l’encontre du sens commun qui voit l’histoire comme une vérité objective et qui est perçue comme telle dans le grand public. Cette pensée du sens commun s’oppose à l’histoire considérée comme une construction sociale, une interprétation. Cette pensée historienne doit donc être enseignée formellement en classe.
En second lieu, la pensée historienne est une pensée subjective. Dans les années 1960, David Carr, philosophe de l’histoire, est à l’origine du concept d’agentivité qui prend en considération l’individu comme un être historique, développant un rapport personnel au passé alors que l’historien construit un rapport thématique par rapport à ce même passé. Pour sa part, dans son ouvrage The Past is a Foreign Country, David Lowenthal, développe les concepts d’altérité et d’empathie historique.
En troisième lieu, la pensée historienne est une pensée investigatrice. On retrouve ici le paradigme de l’histoire-problème de Marc Bloch, d’Henri-Irénée Marrou et de l’École des Annales au Québec. Il s’agit ici d’un passage du rapport empirique au rapport scientifique du monde.
Après avoir posé ces éléments, Sabrina Moisan s’est attachée à décrire les trois configurations de la pensée historienne dans l’espace nord-américain.
Aux États-Unis, Samuel Wineburg a modelé une pensée historienne en classe basée sur une littérature historienne. Dans ce cadre-là, l’influence de la psychologie et du cognitivisme (Historical cognition) est patente. Il s’agit pour l’élève de lire les sources comme un historien. Un fort accent est mis sur la lecture et l’écriture.
Pour mener l’enquête à partir de sources historiques, il s’agit pour les élèves de mener l’enquête pour répondre à des questions telles que « Pourquoi le boycottage d’un autobus de Montgomery a été un (tel) succès en 1955 ? (Rosa Parks)».
Pour le Canada anglophone, Peter Seixas, doctorat de S. Wineburg, a développé le modèle de la pensée/conscience historienne. On y retrouve une centration sur les documents historiques et le cognitivisme. Il s’y ajoute une forte influence des études britanniques. Il a développé un modèle des 6 concepts de la pensée historienne (The Historical Thinking Project) :
1. Historical Significance (établir la pertinence historique)
2. Evidence (utiliser des sources primaires)
3.Continuity and Change (définir la continuité et le changement)
4. Cause and Consequence (analyser les causes et les conséquences)
5. Historical Perspectives (adopter une perspective historique)
6.The Ethical Dimension (comprendre la dimension éthique des interprétations historiques)
Dans les différents modèles de la pensée historique, il faut noter que P. Seixas est le seul à introduire la dimension éthique. Elle fait d’ailleurs débat. Si le modèle de Seixas est repris par l’ensemble des gouvernements provinciaux du Canada anglophone, il faut souligner que ce dernier concept est généralement évacué des programmes.
Concernant le Québec, Robert Martineau a développé un modèle de la pensée historienne conçue comme un raisonnement scientifique. Il cherche à mettre en place une démarche scientifique en classe d’histoire. Son modèle de la pensée historienne repose sur trois éléments principaux. La pensée historienne est un langage non familier qui nécessite une méthode spécifique basée sur une approche hypothético-déductive rigoureuse et une attitude critique et différenciée sur les objets d’étude. À méthode s’éloigne du modèle anglo-saxon. La méthode d’investigation proposée et à mener en classe se rapproche de la démarche d’enquête proposée actuellement en Suisse romande et comprend 4 étapes :
1. Problématiser l’objet d’étude
2. Rechercher des informations dans des sources primaires et secondaires
3. Analyser/interpréter (critique interne, critique externe, corroboration)
4. Synthétiser ses résultats ou produire un récit.
Pour terminer son intervention, Sabrina Moisan note que ces différentes démarches se focalisent sur les savoirs disciplinaires, mettent très fortement sur des éléments de méthodes, éclaircissent le processus de construction des savoirs historiques et développent une multiperspectivité.
Par contre, l’usage des documents historiques n’est pas problématisé et non argumenté. On assiste à une application très mécanique de la méthode qui débouche sur des savoirs peu savoureux. La prédominance du cognitivisme amène à évacuer la dimension sociale de l’histoire.
Les contenus historiques (savoirs historiques) sont peu interrogés par ces modèles. L’interaction entre mémoire et histoire apparaît peu exploitée. Les enjeux actuels sont peu explorés (les Premières nations, le post colonialisme, les rapports de pouvoir, …); il en est de même concernant le travail sur les narrations et les usages de l’histoire. À travers ces différents éléments critiques, un travail de conceptualisation reste largement à faire.
En reprenant la proposition des nouveaux programmes du lycée en consultation, le lecteur du Café pédagogique attentif (6) constatera que les choix du ministère de l’Éducation nationale reposent sur la vision de la France identitaire des Jean Sévillia, Dimitri Casalli ou Michel De Jaeghere à l’opposé des travaux académiques de ces dernières décennies et des démarches, recherches et réflexions en didactique de l’histoire en France comme à l’étranger. À ce dernier titre, la réforme annoncée de la formation inquiète dans son potentiel de «liquidation» de toute recherche sérieuse en didactique. Ce retour à l’obscurantisme ne manque pas d’inquiéter dans le paysage mondial actuel.
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Notes :
(1) Nicole Lautier et Nicole Allieu-Mary, « La didactique de l’histoire », Revue française de pédagogie En ligne, 162 | janvier-mars 2008, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 02 décembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/rfp/926 ; DOI : 10.4000/rfp.926
(2) Cariou, D. (2003). Le raisonnement par analogie: un outil au service de la construction du savoir en histoire par les élèves. Lille, France: A.N.R.T. (http://www.sudoc.fr/078838428)
Doussot, S. (2011). Didactique de l’histoire. Outils et pratiques de l’enquête historienne en classe. Presses Universitaires de Rennes. http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=2609
(3) Blaise Dufal, « Didier Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique En ligne, 107 | 2009, mis en ligne le 10 septembre 2009, consulté le 03 décembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/1367
(4) Recension : https://www.lhistoire.fr/vers-une-résolution-de-la-question-franciscaine-la-légende-ombrienne-de-thomas-de-celano
(5) Anheim, E. (206). Face à l’histoire identitaire, Le Monde, 28 septembre. Article consulté le 2 décembre 2018.
(6) Les différents articles du Café pédagogique consacrés à cette réforme des programmes d’histoire-géographie du Lycée :
F Ternisien : Des programmes qui sentent la naphtaline
L’analyse de T Poirot
Sur les programmes d’EMC
L’analyse d’aggiornamento
Des programmes d’histoire-géo sans vision ?
Sur le site du Café
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