Lors des premières rencontres du numérique organisées récemment par la Mission Laïque Française (14 – 16 novembre 2018, Saragosse), des tables rondes ont été organisées avec d’une part des parents et d’autre part des élèves. Ces échanges, dont chacun des participants a reconnu l’intérêt autant que la rareté, ont mis en évidence une réelle lucidité des élèves. C’est d’ailleurs ce qui surprend le plus, quand on les entend énoncer leur regard sur la relation des adultes avec le numérique. Des élèves de collège et lycée nous ont dit : maintenant nous devons construire une nouvelle liberté car nos parents eux, sont dépassés, prisonniers… alors que « nos grands-parents, eux étaient libres ». L’étonnante lucidité d’une grande partie de la jeunesse à propos de cette généralisation se retrouve dans plusieurs enquêtes même si celle-ci s’augmente de leur usage très fréquent voire permanent de ces machines. Ce qui est intéressant c’est d’essayer de comprendre comment les jeunes, les élèves construisent leur compréhension de l’univers qui les entoure. Une forme d’apprentissage par immersion, par expérience, bien loin du modèle scolaire, est la forme principale. C’est ce qui déroute nombre d’adultes, parents en particulier, qui s’interrogent aussi sur l’effet de ces technologies sur leurs enfants. Il est possible que cela explique la baisse (peu significative toutefois) du taux d’équipement chez les 12-17 ans dans la dernière enquête CREDOC/ARCEP publiée cette semaine : on est passé de 85% à 83 %. Par contre l’équipement des 18-24 ans est passé de 95% à 98%. Outre l’action de limitation imposée par certains parents, il y a aussi une question de nécessité sociale plus grande chez les jeunes qui entrent dans la vie active ou dans l’enseignement supérieur. Plus généralement on peut faire l’hypothèse que, indépendamment de l’école et de ses discours, la jeunesse a compris qu’il fallait qu’elle se prenne en main pour mieux maîtriser le monde qui l’entoure. Est-ce un indicateur d’une baisse d’efficacité éducative du monde adulte ? Les interrogations actuelles sur la parentalité pourraient le confirmer.
De leur côté les parents sont confrontés à une autre difficulté qui s’est exprimée, lors de ces rencontres par cette formule qui est autant humoristique que porteuse de sens. Des parents d’élèves nous ont dit : « Les poires ne poussent pas dans les supermarchés ». Beaucoup d’enfant n’ont pas la possibilité de développer leur connaissance de certains milieux du fait de leur vie quotidienne. Nombre de jeunes collégiens de grande banlieue ne fréquentent pas les centre villes. Nombre de jeunes des villes ignorent tout du monde rural. Les médias de flux (télévision, radio, journaux) sont aujourd’hui largement complétés par les médias interactifs et en particulier les réseaux sociaux numériques (textes, images et vidéos). En suggérant que les poires ne poussent pas dans les supermarchés, les parents mettent le doigt sur le risque de l’illusion du réel au travers des écrans. Mais les écrans ne sont pas toujours ceux qu’on pense et l’exemple de ces poires l’illustre parfaitement. Nombre de situations de vie quotidienne font percevoir la réalité à partir du mode de présence, de présentation et parfois de représentation de celle-ci. Ainsi le processus qui amène cette réalité devant nous (ici la filière de la distribution) montre bien la multiplicité des moyens qui cachent l’origine de ce qui m’est présenté, le champ, les arbres, les fruits….
Si nous rapprochons cet exemple du problème de l’accès à l’information nous avons le même phénomène. Les scientifiques parlent de désintermédiation et de réintermédiation. Pour le dire autrement, chacun de nous peut se trouver dans des situations de présence physique – assister à la scène – mais aussi de présence représentée (par forcément virtuelle) – assister à une présentation médiatisée de la scène. Le problème posé par les parents, c’est la capacité de chacun de nous à faire le lien entre ces deux formes d’appréhension du réel. Si je vois des poires sur un arbre et qu’ensuite je les vois sur les étals des marchés et supermarchés, comment vais-je pouvoir faire le lien ? C’est un des secrets du processus éducatif de permettre à un enfant de faire ce lien. Mais est-ce possible ? Les conditions sociales vécues par certains foyers montrent clairement que non. Du coup l’école peut-elle être en mesure de pallier à ce déficit ? En tout cas elle tente parfois de le faire, mais n’en a pas forcément les moyens. Plus encore certaines fois, les supports utilisés pour l’enseignement rendent encore plus difficile pour l’enfant la perception de la réalité. C’est le cas en particulier lorsqu’un objet inconnu apparaît pour la première fois devant l’élève sur les pages de son livre scolaire. Un enfant ne savait pas réaliser une activité de mise en ordre d’images car il n’avait jamais vécu la situation proposée, dans le cas présente prendre un billet de train, le valider et prendre le train. Les exemples sont plus nombreux qu’on ne le pense, d’enfants rentrant à la maison et demandant des explications à leurs parents sur ce que l’école leur a fait découvrir. Mais les parents ne sont pas tous en mesure d’y répondre. Imaginons alors la même scène à partir des écrans, des médias, vus à domicile et hors de la présence d’adulte. On peut comprendre la difficulté éducative supplémentaire.
L’école a gardé, jusqu’à présent, la maîtrise de la plus grande partie des contenus qu’elle propose aux enfants. Le contrôle est un écho aux connaissances des enseignants eux-mêmes sur ces mêmes sujets. Ces connaissances sont aussi l’écho des programmes imposés par la puissance publique. Avec le numérique, les choses sont différentes et l’enseignement de l’informatique n’y changera pas grand-chose. La question de la construction de la compréhension du monde numérique qui nous entoure échappe de plus en plus au monde scolaire. Ce monde tente de se rattraper, mais on sent bien que c’est fragile, car c’est inconfortable et déstabilisant de faire face à des connaissances et des vecteurs de circulation de ces connaissances que l’on ne maîtrise pas, et parfois comprend pas. La tentation de l’enseignant est alors de restreindre l’espace de travail à ce qu’il maîtrise en ignorant et refusant même parfois ce qui est extérieur. Dès lors les poires sont dans les livres scolaires !!! L’arrivée en masse de l’EMI pourrait poser un autre problème : remplacer l’incompréhension par la distance critique. Pour le dire autrement, il faudra veiller à ce que la non maîtrise par les adultes ne soit l’occasion pour eux de se mettre à distance de ces nouveaux espaces numériques en disant : je préfère mon esprit critique, de toutes manières, je n’y comprends pas grand-chose. L’exemple de l’utilisation des moteurs de recherche et autre suites logicielles et services en ligne plus ou moins complexes ou encore de l’utilisation du smartphone révèle rapidement que nombre de personnes déclarent ne pas comprendre, trouver cela compliqué et parfois renoncer (enquête Credoc/Arcep déjà évoquée).
L’hypothèse la plus sympathique serait que nos jeunes, dits natifs du numérique, devenant adultes, parents et éducateurs, seraient devenus bien mieux en mesure de faire un usage conscient de ces moyens, du fait de leur longue expérience et de leurs modes d’apprendre adaptés à ces moyens. Cela pourrait effectivement être le cas à écouter ceux qui nous ont expliqué les différences générationnelles face au numérique. Malheureusement ces jeunes n’étaient pas représentatifs. Ceux qui lisent des livres et en parlent sont-ils porteurs d’une parole identique à ceux qui ne savent pas lire ? Il nous faut être lucides : les jeunes culturellement « favorisés » (terme qui mériterait un travail approfondi) sont effectivement en train de comprendre le monde numérique et ils sauront assez rapidement comment s’y situer, dotés des instruments techno-cognitif adaptés. Mais les autres ? Ne sont-ils pas appelés à être « soumis » ? L’illectronisme d’aujourd’hui n’est-il pas l’illettrisme de 1791 ? Non diront certains, ils ont tous des smartphones, mais les anciens n’avaient pas de livre. Oui diront d’autres en analysant les subtilités des technologies et en particulier celles qui sont invisibles pour l’utilisateur lambda. Que pourra l’école, face à cela ? Pas grand-chose semble-t-il tant qu’elle ne saura pas faire son aggiornamento en matière de contenus d’enseignement, de programmes. Malheureusement, les réformes actuelles ne semblent pas aller dans ce sens…
Bruno Devauchelle