Il faut sauver Boule de suif ! Telle est la mission lancée par Françoise Cahen à ses 2ndes du lycée Maximilien Perret d’Alfortville. Les élèves se sont immiscé.es dans une fameuse nouvelle de Maupassant pour proposer des dénouements alternatifs, rétablir un peu de justice, publier un livre numérique enrichi de leurs variations et de musiques. Il faut sauver ce qu’il y a à sauver dans les futurs programmes de français au lycée ? Le travail mené éclaire une belle modalité de « l’écrit d’appropriation » que le projet préconise de faire pratiquer en classe « le plus régulièrement possible » pour « faciliter la compréhension approfondie » des œuvres : il viendra nourrir le « carnet personnel de lectures et de formation culturelle » qui sera le support de l’entretien à l’oral du bac de français. Et si, pour s’alléger de la « pesanteur prescriptive » de ces instructions, on y pratiquait à notre tour « l’écriture interventionniste » ?…
Dans quel cadre avez-vous mené ce travail de lecture créative ?
C’est un travail mené en classe de seconde, dans le cadre de l’objet d’étude portant sur le naturalisme. Les élèves avaient à lire quelques nouvelles naturalistes des soirées de Médan, dont Boule de Suif. Notre séquence de trois semaines s’inscrivait dans notre problématique annuelle qui porte sur les apparences trompeuses. La question que posait notre travail d’ensemble était « Les écrivains naturalistes parviennent-ils à décrire la réalité au-delà de ses apparences ? »
« Il faut sauver Boule de suif », demande le titre de votre ouvrage collectif : quelles ont été précisément consignes et dispositif pour amener les élèves à proposer leurs revisites de la nouvelle ?
Je leur ai d’abord expliqué leur mission : « sauver Boule de Suif », et comme le personnage est spécialement touchant et victime d’injustice, l’enjeu de leur travail leur est apparu naturellement intéressant, c’est une accroche efficace. Je leur ai aussi décrit le dispositif d’ensemble du projet : parvenir à écrire collectivement un livre interactif. Les élèves ont été aussi sensibles à cet aspect du projet : leur travail serait destiné à être publié en ligne, donc lu par d’autres.
D’abord les élèves ont eu à repérer dans la nouvelle des moments particuliers où le destin de Boule de Suif aurait pu basculer. Cela revient à détecter des nœuds du récit ou des détails fragiles qui constituent donc autant de points de bascules virtuels. Une élève, par exemple, a trouvé ce moment, qui passe un peu inaperçu, pendant lequel Boule de Suif quitte l’auberge pour se rendre à un baptême. Je n’y avais pas pensé moi-même… D’autres élèves ont estimé que c’est au moment où Cornudet veut entrer dans sa chambre que les choses auraient pu tourner d’une autre façon. Nous avons fait une liste de ces moments, puis nous les avons fait tirer au sort afin qu’ils soient répartis dans la classe. Ensuite, en salle informatique, nous avons commencé l’écriture des dénouements alternatifs.
Quelles ont été les modalités de travail pour l’écriture elle-même de ces nouvelles séquences narratives ?
Les élèves ont écrit en duo, lors d’une première séance en classe d’une heure sur Framapad, un outil d’écriture collaboratif qui permettait aux élèves de continuer le travail à domicile ensemble tout en étant séparés. Ils m’ont envoyé de chez eux, une fois leur premier jet fini, le lien avec leur Framapad en le partageant sur un Padlet de classe préparatoire. J’ai donc pu commenter leur travail à distance, en surlignant sur le Framapad les fautes ou les points qui me semblaient incohérents, problématiques.
En quoi a consisté la deuxième séance de travail ?
Lors de la deuxième séance en classe, les élèves ont corrigé, amélioré leurs écrits. Les plus avancés ont eu le temps de préparer des projets de couverture du livre ou de travailler sur les musiques accompagnant la nouvelle. Le travail est ainsi différencié : je laisse sur le padlet de classe les consignes supplémentaires pour les élèves qui sont en avance. D’autres élèves sont plus lents et ont besoin de tout le temps pour améliorer leur écrit, avec mon aide.
Quel regard portez-vous sur les propositions des élèves ?
Je suis spécialement contente de leur investissement : certain.es ont produit des textes assez longs et ont travaillé le style avec soin. Par exemple, le dialogue imaginé par les élèves entre le Comte et Boule de Suif me semble soulever des questions cruciales concernant la question du consentement : même une femme comme elle a le droit de refuser une relation, et c’est ce qu’elle ose faire valoir ici face au Comte, au lieu de se laisser impressionner par son statut comme dans la nouvelle de Maupassant.
Le choix du crime de Cornudet ou bien du lieutenant prussien fait de Boule de Suif une héroïne audacieuse, violente, avec des solutions plus radicales et la nouvelle se transforme en récit d’aventures à sensation.
J’ai vraiment aimé aussi l’idée de l’échappée qui fait suite à l’escapade de Boule de Suif dans un baptême, car on sent bien, dans le récit initial, à ce moment, une faille discrète, une anfractuosité de la nouvelle, où le personnage pourrait disparaître.
La lecture des propositions des élèves fait aussi ressentir ce qu’est un récit, en le désacralisant : ce n’est au fond qu’une série de choix effectués par l’auteur et chacun d’entre eux pose question. Boule de Suif qui est un personnage fort, est pourtant restée captive du dispositif mis en scène par Maupassant : quels ont été ses freins ? La libération du personnage à différents moment de l’histoire par les élèves permet d’interroger la succession de ses empêchements. En soi c’est aussi un projet féministe !
Un livre numérique recueille et valorise ces productions : comment techniquement l’avez-vous réalisé ?
J’utilise depuis quelques années un site gratuit qui me donne satisfaction pour produire des livres numériques sous format epub, facilement consultables par les élèves sur leurs smartphones : c’est Scriba epub, qui a une interface en italien. On peut même y accéder de façon collaborative, ajouter des hyperliens, des musiques… J’ai donc décidé de rendre la nouvelle de Maupassant « cliquable » pour qu’à chaque fois que les élèves proposent une alternative à l’histoire, le texte renvoie aux créations des élèves, par une mise en couleur des phrases charnières. Nous avons copié-collé le texte de Maupassant dans l’interface, puis celui des élèves (déjà rédigé dans Framapad) et il suffisait de créer des liens entre les pages correspondantes pour que les bons éléments soient reliés entre eux.
Chaque chapitre propose un accompagnement musical : comment ont été choisis ces morceaux ? quel vous semble l’intérêt d’augmenter aussi la nouvelle sur le plan sonore ?
J’ai recours à des sites de musiques d’ambiance libres de droit, comme « Au bout du fil ».. Les élèves qui avaient terminé leur récit en avance ont pu choisir d’assortir les passages de la nouvelle de Maupassant à des musiques. C’est intéressant pour les lycéen.nes car on travaille ainsi avec eux les registres. On peut imaginer ce type d’activité pour de nombreux textes, des poésies, etc… On crée ainsi pour le lecteur une atmosphère de lecture : c’est un peu comme une musique de film au cinéma : on sait qu’elle contribue à conditionner nos réactions.
Les projets de programmes de français au lycée suppriment « l’écriture d’invention » à l’écrit du baccalauréat, mais préconisent la pratique par les élèves de « l’écrit d’appropriation » : comment votre travail éclaire-t-il cette proposition ?
Ce travail me semble complètement aller dans le sens des écrits d’appropriation qui sont évoqués dans les projets de programmes, dans la perspective très stimulante des carnets de lecteurs construits par les élèves au cours de leur scolarité, et qu’ils pourront présenter à l’oral du bac. En effet, l’invention de dénouements alternatifs exige des élèves une forme d’immersion dans le texte de l’auteur, parce qu’il faut en ressentir les rouages afin de le modifier finement.
Il est impératif que nous nous emparions de cette piste formidable offerte par les nouveaux programmes : l’écrit d’appropriation est un levier fortement stimulant pour les élèves parce que le plaisir de lire est ainsi accompagné et renforcé par celui d’inventer. Le carnet individuel de lecteur est la seule trace visible dans ces programmes des réflexions didactiques menées depuis maintenant assez longtemps par les universitaires, les inspecteurs et les enseignants sur la question fondamentale du sujet-lecteur : il nous permettra d’alléger la pesanteur prescriptive assez forte qu’on ressent par ailleurs à la lecture de ce projet de programme. J’envisage ensuite le fait que mes élèves de seconde pourront intégrer à leur carnet de lecteur individuel -que je leur ferai créer sous une forme numérique- ce travail collectif pour éventuellement expliquer leur participation à ce projet l’année prochaine, lors du bac français.
Votre travail montre bien comment pourrait se déployer en classe la « critique interventionniste » chère à Pierre Bayard : qu’est-ce qui fait selon vous le sel de cette démarche ? voyez-vous d’autres façons de la mettre en œuvre avec les élèves ?
Je dois cette idée à Miguel Degoulet qui avait déjà sauvé Boule de Suif avec ses élèves sous forme « papier ». Pour les professeurs moins à l’aise avec les outils numériques, on peut imaginer des formes d’écriture plus classiques avec les mêmes consignes, mais seulement un papier et un crayon : on perd certes la dimension collaborative et interactive, mais on est bien dans la démarche d’écriture interventionniste.
Si j’ai voulu concrétiser ce projet, c’est aussi grâce à Sophie Rabau, dont j’ai dévoré le très bel essai Carmen pour changer : cette professeure de littérature comparée utilise l’écriture interventionniste à l’université pour faire réfléchir ses étudiants et démonter tous les rouages du récit, à travers l’étude mais aussi l’invention de variations. Elle montre que ce type d’exercice peut être un outil d’analyse puissant des œuvres, en passant par leur appropriation. J’ai trouvé son travail sur Carmen de Mérimée aussi érudit que convaincant, et cela m’a donné envie de commencer l’année par ce type d’initiative.
Faire écrire à nos élèves des variations sur une œuvre, c’est leur donner l’occasion d’une relation intime avec celle-ci, puisqu’ils en deviennent les nouveaux auteurs. On peut bien sûr sauver de nombreux héros de la littérature : les missions littéraires de ce type à donner à nos élèves sont nombreuses et sur ce point la littérature est assez inépuisable. Sauvons Gervaise, sauvons Madame Bovary, sauvons Julien Sorel !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le livre numérique autour de Boule de suif
Les projets de programmes de français au lycée
F. Cahen dans Le Café : lectures créatives autour de Bel-Ami
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Site de musiques d’ambiance libres de droit