Le discours sur l’enseignement de l’informatique a-t-il changé en 40 ans ? Alors que les initiatives se multiplient pour développer l’enseignement de la programmation (le code) et l’algorithmique dans le parcours scolaire des élèves, il est intéressant de remettre en perspective cette approche. Et d’observer comment se construit l’équilibre entre compétences d’usages, techniques et culturelles. Sur ce point le discours du ministre à Ludovia est inquiétant.
Dès le début des années 1980, la question est posée de manière explicite dans plusieurs documents comme le compte rendu du colloque national « informatique et enseignement » de novembre 1983, publié par le CNDP ou le rapport Nivat-Berry de 1983 (intitulé « Mission informatique fondamentale et programmation »). Près de vingt années plus tard, alors que le B2i est créé, Michel Alberganti, journaliste au journal Le Monde publie un ouvrage intitulé : « A l’école des robots ? L’informatique, l’école et vos enfants » (Calmann Lévy 2000). Puis encore quelques années plus tard, Emmanuel Davidenkoff (journaliste maintenant dans le même journal) publie « Le tsunami numérique » (Stock 2014). Enfin plus récemment, ce même journaliste accompagne le dernier livre de François Taddei « Apprendre au XIXè siècle » (Calmann Lévy, 2018).
Lisons d’abord ces quelques passages qui peuvent nous aider à comprendre cette continuité dans les analyses. On peut s’apercevoir qu’on tient en 1983 des propos dont certains auraient encore toute leur place aujourd’hui, non par leur pertinence mais par leur récurrence. Nous pensions innovation, changement, rupture et autres transformations et nous avons continuité, répétition etc. Bien sûr ce sont des passages, et chacun des auteurs mériterait qu’on approfondisse. A commencer par ce colloque de novembre 1983 dans les actes duquel on peut retrouver nombre de questions et de débats qui auraient encore leur place en ce moment, même si les technologies ont quelque peu évolué. Non pas qu’en 1983 ils étaient visionnaires, mais plutôt que les bégaiements de l’histoire doivent nous inciter à la modestie, à la vigilance et surtout nous rappeler à nos devoirs de vigilance rhétorique…
Ces quelques passages sont illustratifs, bien sûr. Mais les lire apporte matière à penser, à discuter…
– François Taddei (en 2018) écrit : « … je vais consacrer mon énergie à la façon dont on peut favoriser la coopération entre humains. Sans me douter, en cette aube millénaire, que l’accélération exponentielle de la révolution numérique va profondément et rapidement bouleverser les données du problème. On n’apprendra pas au XXIè siècle comme au cours des siècles précédents. » (in introduction p.6) […] « La nouveauté du XXiè siècle tient à ce que le numérique permet d’aller encore beaucoup plus loin et de créer des « intelligences artificielles » qui vont elles-mêmes être capable de produire de nouvelles connaissances. » (ibid.)
– Emmanuel Davidenkoff (en 2013) écrit : « L’écosystème qui a converti en quelques décennies des milliards d’êtres humains au smartphone et à Internet a mis toute sa puissance de travail et d’innovation au service d’un objectif : réinventer l’éducation. » […] « Que vous soyez étudiant, parent, salarié ou enseignant, ce tsunami vous atteindra. Ceux qui l’auront anticipé et en auront compris les dynamiques en tireront profit, les autres en pâtiront, rudement. »
– Michel Alberganti (en 2000) écrit à propos des projets en cours qu’il découvre dans un voyage aux USA : « Il (le livre) se focalise sur l’un des projets les plus ambitieux des chercheurs en intelligence artificielle : la création de professeurs en silicium, d’enseignants artificiels. […] Là, les scientifiques réinventent la pédagogie et tentent de créer des enseignants parfaits, entièrement dévoués à leurs élèves et libérés des contraintes pesantes d’administrations sclérosées » (p.10)
– Le rapport Nivat Berry (en avril 1983) explique : Il ne saurait être question de transformer au titre de l’informatisation de la société tout le monde en informaticiens. L’informatique grand public, presse-bouton, les robots domestiques et les jeux n’exigent aucune connaissance que la lecture d’un mode d’emploi. On doit la distinguer totalement de l’utilisation professionnelle de l’informatique. Et, il faut donner une formation suffisante, 4 ou 5 fois plus longue qu’elle n’est généralement aux utilisateurs même passifs des systèmes de gestion, de comptabilité, de traitement de texte ou de conduite d’une machine quelconque. Il y a certainement une importante recherche pédagogique à développer, surtout pour enseigner l’informatique « bas niveau ».
– François Mitterand (en 1983) à la clôture du colloque Informatique et Enseignement déclare : « Oui, tout commence à l’école. Et si l’informatique vient d’y faire son entrée, elle ne doit pas se trouver à côté de la lecture, de l’écriture et du calcul, un domaine supplémentaire d’enseignement. Elle transforme, la manière même d’acquérir ces moyens de la connaissance. Et tout au long de la formation initiale jusqu’à l’université, elle doit garder cette dimension. Bien utilisée, elle permettra de maîtriser, comme jamais auparavant – vous entendez, jamais auparavant – l’apprentissage de chaque savoir particulier. L’équipement des écoles et des établissements, le programme de formation des maîtres, le développement des actions de sensibilisation et de formation continue, l’intérêt constaté chez les jeunes – comme chez les moins jeunes – autant de faits qui nous font croire que le pari peut être gagné. »
– Alain Savary déclare (en 1983) : « Il n’y a pas pour nous dans l’enseignement d’opposition entre préparation professionnelle et culture. […] La dimension informatique de la culture de base sera donc introduite au bénéfice de tous et cela dès l’école primaire » (p.8)
Notre constat est clair : entre culture et informatique il y a une tension qui touche le système scolaire dès le début des années 1980 (et même 1970). Cette tension est réactivée à intervalles réguliers selon d’une part les ministres, d’autre part les accélérations technologiques et leur médiatisation.
C’est en fait dès le début de l’informatique une question centrale : allons-nous laisser sur le côté une partie de la population face à ces technologies. Un récent reportage du journal télévisé de 20h sur TF1 le 13 septembre évoque la question de l’illectronisme. Il y a deux ans un colloque de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme s’interrogeait aussi sur l’effet de la généralisation du numérique sur les publics les moins « lettrés ». Les réponses sont bien sûr multiples et en particulier dans le monde scolaire, au moment du lancement de PIX d’une part, et en envisageant d’organiser une spécialité science du numérique ou de l’informatique dans les lycées d’autre part.
La scolarisation de l’informatique peut-elle résoudre la question de la culture liée à l’informatisation de la société ? Un enseignement « culturel » du numérique est-il à même de répondre aux besoins de la société en particulier dans le domaine de la maîtrise de l’informatique et de ses emplois ? Même si cette opposition est réductrice, le débat est souvent celui-là. On l’a compris au moment de la création du B2i qui voulait répondre à la dimension culturelle, tout en gardant une fenêtre et sur la technique et sur la question de la citoyenneté.
Les tenants d’un enseignement de l’informatique ont vivement réagi et mobilisé aussi bien des scientifiques que des industriels pour tenter d’influer dans le sens d’un retour de l’informatique comme contenu disciplinaire. Sans cesser leur lobbying les mêmes ont progressivement profité de la vague numérique pour faire avancer leur projet. Celui-ci se trouve aujourd’hui conforté par la « résurrection » d’une spécialité dans le domaine, à l’instar de celle qui avait été créée en 1969 (Bac H) qui sera ensuite éliminé pour le bac STT en 1994, mais avec une autre approche cette fois. Mais déjà la rénovation du Bac H en 1981 annonçait cette transformation progressive des contenus. Il semble étonnant qu’on ait oublié cette époque pourtant documentée par le ministère lui-même.
L’arrivée du PIX, en bordure du système scolaire, face à l’arrivée de cette spécialité en lycée, appuyée par l’introduction du code dès l’école primaire, marque-t-il le retour de cette opposition ? Pas complètement, car il faut y ajouter l’EMI qui vient s’intercaler entre les deux, comme élément culturel incontournable.
Entre des compétences d’usage, des compétences techniques et des compétences culturelles, on peut penser qu’un équilibre est en train de s’établir. Encore faut-il qu’un discours cohérent appuyé sur des actions réelles soit déployé.
Le discours du ministre à Ludovia est inquiétant car il suggère des pistes multiples mais ne structure pas. Il ne s’agit pas d’opposer à des approches du problème du numérique dans l’enseignement. Il s’agit de permettre à la population de ne pas être prise en otage. Les trois piliers sont importants, ils ne doivent pas être confondus. Mais si la dimension technique l’emporte sur les deux autres, alors il est probable que nous reproduirons avec ces nouveaux moyens d’information et de communication ce que l’on a fait jadis avec le livre et l’écrit, ancêtres de ces moyens. Les fractures scolaires et inégalités dans les parcours mises en évidence par PISA et PIRLS pourraient être laissées en l’état, garantissant à ceux qui maîtrisent les technologies de l’information et de la communication les meilleures places dans la société.
Ce n’est pas la technique en elle-même mais ce qui en est fait qui renforce les inégalités sociales et dans l’accès aux savoirs. L’exemple de l’insistance actuelle sur la question de la lecture et de l’écriture devrait nous alerter aussi sur ce nouvel espace informationnel et communicationnel qu’il ne faudrait pas négliger.
Bruno Devauchelle